Maurice Ravel
Faites entendre quelques secondes du Boléro de Ravel et plus ou moins tout le monde, de Valparaiso à Shijiazhuang, vous dira que c'est le Boléro, les uns avec l'accent espagnol, les autres avec l'accent chinois. Certains, la minorité sans doute, sauront aussi quel en est le compositeur. Ravel fait partie de cette toute petite catégorie de créateurs humains qui, d'une seule et unique oeuvre, ont acquis la stature d'une icône mondiale. Et pourtant, lui-même n'y voyait qu'un aimable amusement sans grande valeur musicale, destiné à servir d'écrin à son art de l'orchestration, et il en vint presque à regretter que son Boléro fût sa composition la plus connue (même s'il ne se plaignit pas de ses gigantesques retombées en termes de droits d'auteurs), alors qu'elle représente si peu sa véritable musique. Car Ravel est un remarquable coloriste, ainsi qu'en témoigne l'extraordinaire irisation qu'il a su donner à un seul et même thème dix-huit fois répété dans le Boléro, mais également un musicien d'une puissance peu commune, dont beaucoup d'oeuvres - pour orchestre, en particulier - comportent des éléments hypnotiques alternant avec des pulsions quasi-orgiaques d'un raffinement extrême. On pense au ballet Daphnis et Chloé avec son magique lever du jour et sa pornosonore Bacchanale finale, un grand moment d'extase ; on pense aussi à La Valse, où Ravel reprend la construction de la valse viennoise traditionnelle pour en faire une explosion de thèmes et de couleurs, s'achevant ici aussi dans une orgie générale. Ce style d'écriture sera par la suite pillé par Hollywood qui fera ses délices de la puissance évocatrice de l'orchestre ravelien, sans toutefois jamais lui arriver à la cheville en termes de richesse et d'originalité.
Maurice Ravel, né en 1875 au Pays Basque d'une mère basque madrilène, restera toute sa vie attachée aux influences ibériques dans sa musique, bien que cette ascendance ne soit en rien une nécessité, pour preuve les innombrables oeuvres hispanisantes de Debussy, Chabrier, Lalo, Bizet et même de Rimsky-Korsakov. Il mettra à profit ce richissime fonds dans sa magnifique Rhapsodie espagnole, dans la délicieuse farce orchestrale Alborada del grazioso - « L'Aubade du bouffon », initialement écrite pour piano puis orchestrée par le compositeur lui-même -, ainsi naturellement que dans son opéra L'Heure espagnole (qu'il préférait appeler « comédie musicale », en référence au genre états-unien plus léger qu'évoque le terme). Ecrite en 1911, l'oeuvre fut initialement considérée comme « pornographique » par certains chroniqueurs encore un peu prudes ; disons que le sujet est un peu olé-olé. Autre grande influence, ce fut le jazz et le Saint-Louis blues. Lors d'une triomphale tournée aux Etats-Unis en 1928, il fréquenta les clubs de jazz de Harlem et rencontra George Gershwin qu'il admirait grandement ; dans une interview, il déclarera même : « Vous, les Américains, prenez le jazz trop à la légère. Vous semblez y voir une musique de peu de valeur, vulgaire, éphémère. Alors qu'à mes yeux, c'est lui qui donnera naissance à la musique nationale des États-Unis. » Cette incidence du jazz d'alors (qui, certes, n'a pas encore atteint les extrêmes à la Miles Davis ou le free jazz) se retrouve surtout dans son Concerto en sol pour piano, avec son premier mouvement débordant de blue notes typiques et de rythmes chaloupés ; ou encore dans le second mouvement de sa Sonate pour violon et piano dont le titre est tout simplement Blues ; ainsi que dans le Concerto pour la main gauche, lui-même teinté de ces tournures. L'oeuvre fut commandée en 1929 par le pianiste autrichien Paul Wittgenstein qui avait perdu un bras lors de la Première guerre mondiale - il passa aussi commande à Prokofiev, Britten, Hindemith et Richard Strauss. N'allez pas imaginer qu'il serait plus facile de tricher en jouant ce concerto avec les deux mains : l'écriture est si intimement liée à la physionomie de la main gauche seule qu'il n'y aurait guère d'intérêt à le jouer autrement.
Toute sa vie, Ravel resta très attaché au monde de l'enfance. Ainsi dans sa « fantaisie lyrique » L'Enfant et les sortilèges, il met en scène un petit enfant qui refuse l'autorité maternelle et se rebelle : « Je suis libre, méchant et libre », avec force destruction de meubles et tiraillement de la queue du chat. Ravel s'amuse à emprunter à tous les genres musicaux possibles pour caractériser les divers protagonistes : fox-trot, jazz, ragtime, miaulements de chat, valse, chinoiserie, choral sacré. À l'orchestre, il introduit des instruments atypiques comme la râpe à fromage, le fouet, la flûte à coulisse des clowns, la machine à vent ou la crécelle, pour illustrer les onomatopées des divers personnages que sont la théière, l'horloge, l'arbre, le feu, la chouette, la bergère Louis XV, les chiffres etc. Hélas, l'oeuvre n'est pas très souvent jouée car elle exige un orchestre gigantesque, une armée de chanteurs, des décors extravagants, pour une durée de seulement 45 minutes. Qui plus est, le langage très franchouillard du texte de Colette rend la traduction vers d'autres langues assez épineuse. Ce monde de l'enfance se retrouve également dans le ballet Ma mère l'oye d'après Perrault, où Ravel s'amuse à reprendre plusieurs contes dans une illustration musicale d'une finesse de tous les instants. Et pourtant, lui-même n'aura jamais d'enfants, ceci expliquant peut-être cela.
Et la biographie, là-dedans ? Bah, rien que de très « normal ». Enfance tranquillou, études au Conservatoire auprès de Fauré, et avant même le tournant du siècle Ravel était un jeune musicien très renommé. Ses cinq tentatives de décrocher le Prix de Rome furent des échecs - il n'obtint qu'un minable Second prix - qui alimentèrent la chronique, firent tomber quelques têtes trop bien pensantes, et contribuèrent à le placer sur l'avant-scène de la musique moderne de son temps. Après le dernier échec de 1905, Romain Rolland écrira dans une lettre au directeur de l'Académie des beaux-arts : « Je ne suis pas ami de Ravel. Je puis même dire que je n'ai pas de sympathie personnelle pour son art subtil et raffiné. Mais ce que la justice me commande de dire, c'est que Ravel n'est pas seulement un élève qui donne des promesses ; il est dès à présent un des jeunes maîtres les plus en vue de notre école et je ne conçois pas que l'on s'obstine à garder une école de Rome, si c'est pour en fermer les portes aux rares artistes qui ont en eux quelque originalité, à un homme comme Ravel qui s'est désigné aux concerts de la Société nationale par des oeuvres bien autrement importantes que toutes celles qu'on peut exiger à un examen ». Même après l'arrivée en fanfare de Stravinsky avec L'Oiseau de feu en 1911 et Le Sacre du printemps en 1913, évidemment plus avant-gardistes, Ravel resta toujours un compositeur béni des auditeurs, des critiques et des organisateurs. Même lorsque, à partir de la fin de la guerre, son langage se dépouilla dans une certaine mesure - sous l'influence des dernières oeuvres de Debussy, décédé en 1918 -, il gardera toujours cet esprit libre de toute école, dans la lignée de personne hormis de lui-même, pour des oeuvres d'une extraordinaire intensité, d'une exemplaire concentration et d'une splendide économie de moyens. Jusqu'au début des années 30, il ne produit que des chefs-d'oeuvre, certes au compte-gouttes, mais des ouvrages toujours attendus avec avidité par les amateurs de belle musique moderne.
Hélas, en octobre 1932, Ravel fut victime d'un traumatisme crânien lors d'un accident de taxi ; dès lors, il se plaignit de troubles de la motricité, de la parole, de l'écriture, et pendant les cinq années suivantes, son état ne fit que s'aggraver. Le pire est qu'il garda toujours tout son esprit, toute sa créativité intérieure, mais il ne put plus rien composer car le corps ne suivait plus. On tenta une opération du cerveau mais Ravel ne se réveilla que quelques instants de l'anesthésie avant de sombrer dans le coma puis de s'éteindre dix jours plus tard.
Ravel, à la fois classique et ultramoderne, dont la musique ravit autant l'oreille profane que les exigences du plus exigeant des interprètes exigeants, resta sans véritable descendance musicale. Dans son Esquisse autobiographique de 1928, il déclarait n'avoir « jamais éprouvé le besoin de formuler, soit pour autrui soit pour moi-même, les principes de mon esthétique. Si j'étais tenu de le faire, je demanderais la permission de reprendre à mon compte les simples déclarations que Mozart a faites à ce sujet ». Il se bornait à dire que « la musique peut tout entreprendre, tout oser et tout peindre, pourvu qu'elle charme et reste enfin et toujours la musique ». On aimerait que les plus vociférateurs compositeurs d'aujourd'hui allient un petit bout de sa modestie à ne serait-ce qu'une modeste fraction de son génie.
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