Chopin, c'est ce malheureux compositeur qui est la cible depuis 180 ans des attaques d'une armée de pianistes amateurs décidés à massacrer sa musique coûte que coûte. Force est de constater qu'il est également la cible d'un essaim de pianistes
professionnels tout aussi peu enclins à lui rendre justice. Car la grande majorité d'entre eux, y compris les plus «grands» - du moins les mieux marketés - sont incapables de rendre l'infinie finesse, la diaphane bien que tragique tendresse de sa musique, qu'ils préfèrent jouer
alla bazooka pour le plus d'effets de manches. Du vivant de
Chopin déjà, sa propre délicatesse de jeu était légendaire, mais aussi sa délicatesse de santé puisqu'il était connu pour enchaîner bronchites, pneumonies et autres afflictions, au point que sa compagne George Sand l'appelait « mon petit souffreteux », « mon cher malade », ou « mon cher cadavre », tandis que la bonne amie de Liszt estimait qu'il « tousse avec une grâce infinie ».
Chopin lui-même n'était pas dupe de son état et écrivait au sujet de son désastreux séjour à Majorque : « J'ai été malade comme un chien. Trois médecins m'ont examiné. L'un a flairé mes crachats, l'autre a frappé pour savoir d'où je crachais, le troisième m'a palpé en écoutant comment je crachais. Le premier a dit que j'allais crever, le deuxième que j'étais en train de crever, le dernier que j'étais crevé déjà. » Seul Liszt sut faire oeuvre de délicatesse en déclarant, à la mort de Chopin à 39 ans, qu'il avait « passé parmi nous comme un fantôme ».
Dès l'âge de vingt ans, fraîchement débarqué de Pologne avec en poche déjà ses deux concertos pour piano et le premier cahier d'
Etudes,
Chopin se fait très rapidement un grand nom dans la haute société parisienne, non pas tant comme concertiste - en réalité, il ne donnera qu'une toute petite trentaine de concerts durant sa vie - qu'en dispensant des cours fort bien payés aux rejetons de l'aristocratie, et en vendant très cher ses compositions aux éditeurs. Considérant qu'en tout, il n'écrivit qu'environ 18 heures de musique (Bach ou Mozart en totalisent quinze ou vingt fois plus), on ne peut que s'étonner de cet infini chapelet de chefs-d'oeuvre, et ce toujours dans un seul et même langage : celui du piano.
Bien qu'il ait quitté à jamais son pays natal très jeune,
Chopin n'en oubliera jamais les accents populaires et folkloriques, quitte à les «réinventer» en empruntant surtout à leurs rythmes - de la polonaise ou de la mazurka en particulier - bien plus qu'à leur thématique et leur harmonie. En fait de thématique et d'harmonie,
Chopin invente le
blues quelque quatre-vingt ans avant les bluesmen d'Amérique du Nord, avec ses mélismes flous, ses ornementations fuyantes et ses harmonies décalées. En plus de ses pièces musicalement les plus fulgurantes et modernes telles que les
Ballades d'un noir romantisme, les implacables
Scherzos, les éternellement modernes
Mazurkas, les
Etudes terrifiantes et les trois titanesques
Sonates,
Chopin a également écrit de nombreux morceaux plutôt destinés aux aristocratiques salons parisiens auxquels il était constamment invité : les célébrissimes
Valses et les
Nocturnes en font partie. C'est dans l'intimité de ces salons que le jeu pianistique de
Chopin semble avoir suscité admiration et étonnement. Selon Delacroix, le compositeur lui-même estimait « ses improvisations beaucoup plus hardies que ses compositions achevées », et nombreux sont les chroniqueurs qui ont décrit son style (qui ressemble fort à celui des grands pianistes de jazz) : la main gauche, tel le tronc d'un arbre, restait assez rigoureuse rythmiquement - comme dans la
walking bass -, tandis que la main droite, telles les feuilles, bougeait selon le vent, mais toujours dans la frondaison naturelle de son arbre musical, sans aucun excès - cet excès dont les pianistes ont tant abusé dès la fin de l'époque romantique et jusqu'à nos jours. Ajoutez à cela un toucher d'une délicatesse angélique, la capacité de déchaîner pourtant de terribles accents tragiques. Schumann rapporte que
Chopin, après avoir joué, avait pour manie de faire furtivement glisser la main sur le clavier « comme pour effacer le rêve qu'il venait de créer ».
Chopin, par contre, toujours renfermé sur lui-même, n'aimait guère la musique de ses contemporains Schumann ou Liszt, et ne les inscrivit jamais à ses concerts. Mozart et Bach étaient ses deux uniques dieux.
La dépouille de
Chopin repose désormais au Père-Lachaise, mais son coeur a été rapatrié en Pologne où il est conservé dans un flacon en cristal (rempli de cognac bien français, selon la légende), flacon encastré dans un pilier de l'église Sainte-Croix de Varsovie.
MT © Qobuz 01/2013