Giuseppe Verdi
Si l'on veut vraiment pinailler, force est de constater que Giuseppe Verdi a été un compositeur français. En effet, il est né en 1813 dans le département français nommé Taro, et dont la capitale était Parme, et l'Etat civil l'a inscrit sous le nom de « Joseph Fortunin François Verdi » - si le préposé avait été ultra-pinailleur, il aurait même pu être tenté de transformer Verdi en Lesverts. Cela dit, le 11 avril de l'année suivante, le département Taro retombe sous l'autorité du duché de Parme et Plaisance : Verdi n'aura été français que six mois.
Verdi n'appartient pas à la catégorie des jeunes prodiges ; sa jeunesse fut celle d'un étudiant musicien normal, et sa première oeuvre dut attendre les 26 ans du compositeur. Cela dit, cet Oberto de 1839 fut suffisamment bien accueilli pour que l'impresario de la Scala l'engage pour écrire trois nouveaux opéras. Ce fut d'abord Un giorno di regno de 1840, un four total de sorte que l'ouvrage fut illico retiré de l'affiche. Suivit l'immortel Naboconodosor de 1842, rapidement transformé en un plus prononçable Nabucco, qui fut le véritable premier triomphe de Verdi ; le choeur « Va, pensiero » est devenu l'un des plus grands tubes choraux de la planète. Troisième opéra de la série pour la Scala, ce fut I lombardi alla Prima Crociata de 1843, un succès très modéré pour un ouvrage d'un intérêt sans doute tout aussi modéré.
Entre 1843 et 1853, moins de dix ans donc, Verdi vit une intense période de travail, avec rien moins que quinze nouveaux opéras dont certains font dorénavant partie du plus grand répertoire lyrique mondial, parmi lesquels Macbeth, Rigoletto, Il trovatore (en français : Le Trouvère) et La traviatia. Dès 1847, Londres lui réclamait un premier opéra - ce fut I masnadieri - puis Paris avec Jérusalem. Des esprits chagrins affirmeront que Jérusalem n'est que la version française de I lombardi, ce qui est à moitié vrai - donc à moitié faux. Pour la version parisienne, Verdi dut réécrire bon nombre de numéros, naturellement faire traduire le livret en français et l'adapter à la nouvelle langue, transporter certains lieux de l'action afin de satisfaire au cahier des charges de l'Opéra de Paris ainsi qu'aux exigences très traditionalistes des auditeurs.
Les quelques opéras suivants n'appartiennent pas au grand répertoire, et il faut attendre 1851 pour que le compositeur renoue avec non seulement le grand succès, mais également la grande inspiration : ce sera Rigoletto de 1851 d'après Le Roi s'amuse de Victor Hugo. La censure autrichienne - l'Autriche contrôlait alors une bonne partie du nord de l'Italie, où se trouvait la majorité des théâtres accueillant les oeuvres de Verdi - fit mille tracasseries car elle estimait que l'on ne pouvait pas se permettre de décrire un souverain licencieux et immoral : lèse-majesté ! L'on finit par trouver un compromis : le roi de France initialement insulté se trouvait transformé en duc de Mantoue (un duché disparu en 1797) de la lignée des Gonzague (alors éteinte), le bouffon ne s'appelait plus Triboulet mais Rigoletto. La création à Venise fut un véritable triomphe, et après quelques mois tous les théâtres d'Italie l'avaient programmé - parfois sous d'autres noms tels que Viscardello, Lionello ou Clara de Perth pour satisfaire aux coups tordus de la censure. Avant 1855, l'oeuvre était jouée à Constantinople, Alexandrie, Montevideo et La Havane, Londres et New York ! L'air « La donna è mobile » est dorénavant sur toutes les lèvres, une célébrité dont Verdi avait flairé le potentiel puisqu'il avait interdit au ténor de la création de chanter ou même siffler la mélodie en dehors des répétitions.
Rigoletto avait assis définitivement la célébrité du compositeur. Les ouvrages suivants ne seraient plus qu'une série ininterrompue de triomphes, à commencer par Le Trouvère deux ans plus tard, qui connut quelque 230 productions différentes dans les trois ans suivant sa création. Malgré un livret totalement inepte, la musique et les airs surent captiver l'audience et la conscience collective. Après ce succès, Verdi s'embarqua dans son entreprise la plus phénoménale de toutes : la mise en musique d'un best-seller publié cinq ans plus tôt, La Dame aux camélias de Dumas fils, qui deviendrait La traviata. Singulier tour de passe-passe du sort, la création ne fut pas vraiment réussie, de sorte que Verdi écrivit à l'un de ses amis au lendemain de la création : « La traviata hier soir fut un fiasco. Est-ce ma faute ou celle des chanteurs ? L'avenir le dira. » L'avenir a tranché : les chanteurs étaient mauvais. Depuis des décennies, l'oeuvre caracole à la deuxième place des opéras les plus joués au monde, après La flûte enchantée.
Les Vêpres siciliennes, composé deux ans plus tard pour l'Opéra de Paris dans le genre surgonflé alors en vogue - cinq actes, ballet obligatoire d'une demi-heure pendant lequel les aristocrates pouvaient faire leur shopping de ballerines fraîches -, ne fut pas un franc succès et de nos jours encore l'ouvrage n'est pas vraiment des plus joués. Pas plus que Simon Boccanegra, encore deux années plus tard, qui reste l'un des moins souvent produits des bons opéras de Verdi.
Par contre, en 1859 il renoue avec la grande inspiration qui ne le quittera plus. Un bal masqué reste l'un de ses impérissables chefs-d'oeuvre ; le malheureux Verdi eut bien des tracas avec la censure, qui vit d'un oeil noir que l'action mît en scène l'assassinat du roi Gustave III de Suède et les vilains conjurés. Gustave III devient le gouverneur de Boston, le lieu passe de la Suède aux Massachusetts, on recule d'un siècle pour se trouver à la fin du XVIIe, les historiques conjurés comtes Ribbing et Horn deviennent Sam et Tom (un changement d'autant plus crétin que ni Sam ni Tom ne sont jamais nommés dans le livret ! Ils auraient pu s'appeler Laurel et Hardy ou Tom et Jerry, cela n'aurait rien changé)... mais la critique sociale reste la même, naturellement.
Verdi se repose un peu sur ses lauriers avant de composer La forza del destino pour le théâtre de Saint-Pétersbourg en 1862, retourne sur ses lauriers encore cinq ans avant de produire Don Carlos, initialement conçu en français (et en cinq actes) pour l'Opéra de Paris. C'est l'une des oeuvres les plus sombres de Verdi, les plus amples aussi, de sorte que plusieurs versions coexistent, chacune avec ses coupures, ses modifications. De nos jours chaque production fait son propre montage, même s'il existe quelques grandes versions plus ou moins standardisées ; la française, la milanaise, la bolognaise, un véritable menu de restaurant italien.
Retour de quatre ans sur ses lauriers, à la suite de quoi Verdi se laisse convaincre d'écrire un peplum pour l'Opéra du Caire, sur un sujet dûment égyptien : ce sera Aïda, l'ancêtre de toutes les superproductions scéniques au monde, avec ses éléphants (dont certains n'hésitent pas à manifester leur désapprobation de tel ou tel chanteur en se soulageant directement sur scène). Malgré quelques passages très bruyants (et pas toujours d'un goût exquis) qui ont acquis le statut de tube international, la partition regorge d'airs des plus délicats, de moments d'une violence rare, d'harmonies raffinées, de caractères troubles et de personnages torturés. Peut-être est-ce là l'un des plus malmenés de tous les opéras de Verdi.
S'ensuit la plus longue période de repos du compositeur qui estimait à juste titre qu'il serait temps de prendre sa retraite et de la couler sur une imposante masse de lauriers - et de billets de banque. Malgré les insistances de ses éditeurs qui en voulaient toujours plus, Verdi attendit seize ans avant de reprendre la plume pour son ultime chef-d'oeuvre dramatique, Otello. Malgré le dédain mutuel entre Verdi et Wagner, le maître italien ne peut pas n'avoir pas été influencé, d'une manière ou d'une autre, par le langage radicalement non-italien de Wagner. Ainsi, Otello évite le format récitatif-air, pour une architecture continue, imbriquée, sans ces arrêts parfois intempestifs sur les contre-ut (qui ne sont d'ailleurs pas de Verdi mais de la responsabilité - pour ne pas dire de l'irresponsabilité - des ténors qui en donnent et du public qui en redemande) ou les points d'orgue qui hachent le discours. Avec Otello et sa brillantissime orchestration, Verdi annonce l'opéra moderne du XXe siècle, quand bien même on est encore en 1887.
Enfin, c'est l'ultime chef-d'oeuvre de l'ultime maturité du compositeur presque âgé de quatre vingt ans : Falstaff, une extraordinaire comédie d'après Shakespeare, là encore écrite d'un seul tenant, sans airs séparés, sans récitatifs, sans solos même, c'est une véritable pièce de théâtre en musique d'une extraordinaire vitalité, de la plus parfaite transparence d'écriture, et d'une richesse contrapuntique que l'on n'imaginait pas chez Verdi. Curieusement, les «grands» amateurs d'opéra italien traditionnel voient Falstaff d'un oeil un peu voilé ; ne serait-ce pas là une sorte d'opéra allemand chanté en italien ? Lamentable confusion des genres. Falstaff est un opéra universel, tout simplement.
Après cet ultime triomphe planétaire de 1893, le vieux sage se retira complètement dans sa propriété familiale où il vécut jusqu'à sa mort en janvier 1901. C'est Toscanini qui dirigera l'immense ensemble réuni pour célébrer les funérailles nationales du plus grand compositeur d'opéra italien du XIXe siècle.
Ps : Quid de Verdi en dehors du répertoire lyrique ? Presque rien mais chefs-d'oeuvre quand même : un quatuor à cordes (1873), quatre pièces sacrées de la dernière période - très réussies et surtout très aventureuses, et un superbe (et ultracélèbre) Requiem en 1874, dont les accents procèdent sans doute plus du genre lyrique que de la sphère religieuse.
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