Jascha Heifetz
Le violoniste Jascha Heifetz est né à Vilnius en Lithuanie... ou à Vilna dans l'Empire russe, si l'on préfère, puisqu'à cette époque cette contrée n'était pas encore indépendante. La date elle-même de sa naissance reste un peu vague : le 20 janvier 1901 selon le calendrier julien, le 2 février selon le calendrier grégorien, même si quelques commentateurs pensent que l'année a été falsifiée par la mère du petit Jascha lorsqu'elle le présenta comme enfant prodige. Elle aurait raboté un an ou deux, de sorte qu'il est peut-être né en 1899 ou en 1900. Peu importe, car les dates de ses premiers exploits en font de toute façon un enfant prodige, qu'il ait un an de plus ou pas. À l'âge de sept ans (ou huit ou neuf), il donnait le Concerto de Mendelssohn, et en 1910 il était admis au Conservatoire de Saint-Pétersbourg dans la classe du célèbre maître Leopold Auer. À peine sorti de l'institution, il commence à se produire en Russie - un concert de 1911 aurait rassemblé quelque 25.000 spectateurs ! -, en Allemagne où il rencontre Fritz Kreisler (qui comprendra qu'il a affaire à un violoniste génial), en Scandinavie, et en 1914 il est déjà invité par Arthur Nikisch au Philharmonique de Berlin. Le jeune musicien de quatorze (ou quinze ou seize) ans se trouve désormais propulsé sur l'avant-scène internationale.
La Révolution russe de 1917 force sa famille à s'exiler aux Etats-Unis. Dès octobre de la même année, on entend Heifetz à Carnegie Hall, où selon la légende, le violoniste Mischa Elman aurait demandé au pianiste Leopold Godowsky s'il ne trouvait pas qu'il faisait un peu chaud dans la salle, ce à quoi Godowsky aurait répondu : « Pas pour les pianistes ». Se non è vero è ben trovato. Heifetz y a suscité ce soir-là un enthousiasme délirant. Quelques années plus tard, en 1925, il adoptera la nationalité états-unienne.
Suit une carrière internationale brillantissime, au cours de laquelle il se produira avec les plus prestigieux orchestres et chefs, dans les plus grandes salles au monde, jouant tout le grand répertoire hormis, il faut le noter, les concertos de Dvorák, de Schönberg et de Bartók, mais n'hésitant pas à aborder les oeuvres plus rares telles que le concerto de Korngold, de Walton, des pièces de Gershwin, de Godard, de Glazounov... la liste est impressionnante.
La sonorité de Jascha Heifetz a fait l'objet de quelques avis assez contradictoires. On a loué son infaillible maîtrise technique et sa précision chirurgicale, sa rigueur de posture, son vibrato serré, ses tempi allants, son portamento discret mais hautement émouvant, tandis que d'autres l'ont critiqué exactement pour les mêmes raisons. Il est un fait que le jeu de Heifetz est immédiatement reconnaissable pour son irrésistible progression agogique, la transparence de son ton, même s'il est difficile pour les discophiles de se faire une véritable opinion car le violoniste avait l'habitude de jouer très près du microphone. Le résultat sonore ne peut qu'être assez différent de ce que l'on pouvait entendre en concert, sans aucun doute. Heifetz a commencé à enregistrer dès les années 1910 en Russie puis, par la suite, pour les grands labels comme RCA, Decca ou HMV, de sorte que l'on possède des témoignages de son art du début de sa carrière jusqu'à ses dernières apparitions des années 70.
Peu de musique de chambre dans son répertoire : sans doute sa sonorité était-elle trop puissante, sa personnalité trop forte, pour laisser place à d'autres musiciens. Toutefois, il a fait parfois équipe avec Rubinstein, Piatigorsky, Feuermann (lorsqu'ils jouaient à trois, on parlait alors de Million Dollar Trio, les trois solistes étant en effet très aisés tandis que leurs instruments valaient une fortune) ou encore William Primrose. Par contre, il a souvent joué Bach en solo, avec une ardeur inégalée.
Après 1933, Jascha Heifetz n'a jamais remis les pieds en Allemagne, mais tout le reste de la planète a eu droit à ses visites. Il se rend quatre fois en Israël, dont une tournée tristement mémorable en 1953 au cours de laquelle il joue la Sonate de Strauss malgré les menaces dont il est l'objet de la part d'extrémistes, pour lesquels Strauss est un vilain collaborateur (ils ignoraient sans doute que le même Strauss avait pour belle-fille bien-aimée une jeune femme juive, de sorte que ses petits-enfants bien-aimés l'étaient également, selon la loi juive elle-même... passons). Silence de mort après l'exécution de la Sonate... après un récital à Jérusalem, un jeune homme tenta de donner un coup de barre à mine à son violon ; Heifetz tenta de protéger son précieux instrument, ce fut sa main qui prit le coup. Un dernier concert glacial, et Heifetz quittait le pays, la main ecchymosée, pour n'y retourner que dix-sept ans plus tard.
En 1972, après une opération mi-réussie (donc mi-ratée) à l'épaule droite, celle qui tient l'archet, Jascha Heifetz se retire de la scène publique et discographique, préférant réserver ses forces pour l'enseignement. Parmi ses élèves les plus brillants, Pierre Amoyal. Le vieux lion s'éteint en décembre 1987 à Los Angeles, âgé de quatre-vingt-six (quatre-vingt-sept ou quatre-vingt-huit ans), n'ayant gardé par devers lui que l'un de ses trois violons : le Guarneri del Gesù ex-David de 1742, maintenant la propriété du Musée de la Légion d'honneur de San Francisco à qui Heifetz l'a légué, sous condition qu'il ne soit qu'exceptionnellement prêté lors d'occasions tout aussi exceptionnelles.
En plus de ses activités purement musicales, Heifetz a également participé à une superproduction hollywoodienne de 1939, Mélodie de la jeunesse, dans laquelle il jouait le rôle de... Jasha Heifetz, qui toucha l'incroyable fortune de 120.000 $ pour sa prestation (une voiture quelconque coûtait alors 700$, une superbe Cadillac moins de 4000$ avec une brouette d'options, un salaire annuel moyen atteignait les 2000$, une maison du même niveau ne dépassait guère les 5 ou 6000$). Si la trame du film égrène les bons sentiments de rigueur lorsqu'il est question de jeunes délinquants à cette époque - avec rédemption par la musique, alléluia -, les violonistes peuvent découvrir un grand nombre de prises de vues très rapprochées de la technique de Heifetz. Plusieurs extraits se trouvent sur des sites tels que YouTube. Une autre facette du violoniste moins connue sans doute.
© Qobuz 01/2013
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