Enrique Granados
Les seules Danses espagnoles de 1890 ont permis à Enrique Granados d'accéder au sommet de la gloire anthume et posthume, témoignage évident de leur immense qualité musicale et évocatrice, mais c'est réduire le compositeur à une portion bien petite de son oeuvre que de se limiter à ces douze miniatures pour piano. À la différence de son compatriote et quasi-contemporain Albéniz, Granados a, dès ses premiers ouvrages, adopté le ton à l'espagnole, là où Albéniz a commencé dans les pièces « de salon » pour piano avant sa rencontre avec Felipe Pedrell, qui lui a fait découvrir les richesses insondables du fonds populaire ibérique et mauresque. À l'inverse, seules quelques pièces de musique de chambre de Granados - le Trio ou le Quintette, tous deux de 1895, la Sonate pour violon et piano - semblent se mouvoir dans la tendance fin-de-siècle post-fauréo-francko-saint-saënsesque, parfois pré-debussyste, sans trop d'effleurements hispanisants.
Après une enfance sans histoire aux Canaries où son père fut nommé Gouverneur militaire peu après sa naissance en 1867, le jeune homme et sa famille s'installent à Barcelone en 1874. Ses progrès de jeune pianiste sont tels que l'on pense rapidement à l'orienter dans la voie musicale. Le célèbre pédagogue et pianiste Juan Pujol, fondateur de ce que l'on appelle « l'école catalane de piano », le remarque et le prend sous son aile pendant quelques temps. En 1883, c'est la rencontre avec Felipe Pedrell. Pendant ce temps, le jeune Granados doit subvenir aux besoins de la famille - dix frères et soeurs plus ou moins à sa charge - et va jusqu'à se produire comme pianiste de café en 1886. Heureusement, on lui propose un poste de professeur de musique qui le dégagera des contingences financières pendant quelques temps. Décidé à poursuivre ses études, Granados tente sa chance à Paris mais la limite d'âge est dépassée pour l'entrée au Conservatoire. Qu'à cela ne tienne, il saura profiter de ses rencontres avec la planète musicale alors rassemblée en France : Fauré, Debussy, Ravel, Dukas, d'Indy, Saint-Saëns, Thibaud, Ysaÿe, qu'il côtoiera de 1887 jusqu'à son retour à Barcelone en 1890.
C'est là qu'il écrit sa première oeuvre réellement célèbre : les Danses espagnoles à partir desquelles il volera de succès en triomphe pendant les quelques années de sa bien trop courte vie. Il se taille bientôt une solide renommée nationale avec sa zarzuela Maria da Carmen, une sorte de Cavaliera rusticana qui finirait bien, même si les nationalistes catalans s'offusquèrent qu'un opéra d'un compositeur catalan, sur un livret catalan, ait le culot de se passer à 500 kilomètres de là, en Murcie, sans utiliser le moindre thème d'obédience catalane. Regrettable esprit de clocher... toujours est-il que l'ouvrage, applaudi à Madrid en 1898 puis méprisé à Barcelone l'année suivante, quitte rapidement l'affiche pour n'y revenir épisodiquement que dans les années 1930, et plus récemment lorsque le manuscrit a enfin été publié dans sa forme originale. Mais la renommée du musicien reste acquise dès avant 1900.
La majeure partie de l'oeuvre de Granados est consacrée au piano, quand bien même il s'essaya à quelques pièces orchestrales dont le poème symphonique Dante - hélas, aucun enregistrement n'est disponible même chez Qobuz, ce qui n'est pas peu dire -, deux douzaines de mélodies, plusieurs pièces lyriques extraordinairement peu représentées autant sur scène qu'en enregistrement. Bref, il reste encore beaucoup de travail avant que de rendre pleinement justice à Granados car en réalité, on le connaît surtout pour les Danses espagnoles et pour l'autre grand pôle de sa création, à savoir ses géniales Goyescas pour piano de 1911, sans doute son oeuvre la plus célèbre. Tellement célèbre qu'elle lui valut d'en mourir ; car devant l'invraisemblable succès de l'ouvrage, Granados décida d'en développer un opéra du même nom, qui aurait dû être créé en 1914 en Espagne. Las, la Première guerre empêcha l'événement, de sorte que Granados accepta une invitation à donner l'opéra Goyescas à New York en 1916. Triomphe, invitation à jouer pour le président Woodrow Wilson, jusqu'ici tout allait bien. Mais Granados accepta également d'enregistrer quelques pièces pour le piano pneumatique Player Piano (enregistrements toujours disponibles de nos jours) juste avant de quitter New York, de sorte qu'il dut modifier sa réservation pour le retour. Tragique tour du sort : il prit un premier bateau qui l'emmena sans encombre en Angleterre, et de là un ferry transmanche, le Sussex, qui fut torpillé le 24 mars 1916. Granados, qui avait initialement réussi à se sauver sur un canot, se jeta à l'eau pour venir au secours de son épouse moins chanceuse... et la suivit sous l'eau. Ils reposent désormais par le fond quelque part entre Folkestone et Dieppe. Le plus sinistre dans l'affaire est que le Sussex, lui, ne coula même pas - en particulier la portion du navire dans laquelle se trouvait sa cabine, qui resta intacte ! -, et que l'on put le remorquer, bien à flot, sans trop d'encombres jusqu'à Boulogne. Dans les bagages de Granados, le manuscrit de Maria da Carmen que l'on retrouva en bon état.
© Qobuz 01/2013
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