Maurizio Pollini
Entrer dans l’univers mental de Maurizio Pollini n’est pas chose aisée, car, avec lui, l’expression naît de l’ascèse, de l’austérité et de la rigueur, mais, ces épreuves une fois franchies, le bonheur est au bout du chemin. Sensibilité, raffinement, couleurs, poésie sont là à vous tendre les bras. Si l’on a souvent parlé de l’aspect marmoréen de ce piano précis, transparent, presque décharné, c’est que le pianiste a horreur de tout ce qui peut paraître extérieur. Son refus du pathos est presque phobique et tout son art consiste à rechercher le point d’équilibre entre un discours rationnel et l’élan émotionnel avec, quelquefois, le risque de paraître froid et distant.
Lorsqu’il remporte en 1960, à l’âge de 18 ans, le Concours Chopin de Varsovie, félicité par Arthur Rubinstein, président du jury qui voit en lui un jeune génie, Pollini hésite entre deux voies également dangereuses : celle de la tentation d’accepter des concerts dans le monde entier et de gâcher un talent encore à consolider ou celle du repli sur soi pour travailler en profondeur et se constituer un répertoire. Plus conforme à sa nature, la deuxième option l’emportera. Ce n’est pas l’oubli qui a suivi sa décision mais une carrière qui dure depuis bientôt soixante ans en le portant sur la crête des pianistes de son temps. De Rubinstein, Maurizio Pollini a appris l’utilisation du troisième doigt comme pivot de toute sa technique, de Benedetti-Michelangeli, il a acquis la parfaite maîtrise du trille, cet ornement dont usent et abusent de nombreux compositeurs, de Beethoven à Ravel en passant par Chopin et Liszt. Avec Luigi Nono, Pollini se forge une conscience politique de gauche qui influencera, qu’il l’admette ou non, ses convictions musicales et un répertoire foncièrement original qui le pousse à faire dialoguer les musiques entre elles, démontrant le continuum reliant Schönberg, Berg, Webern, Boulez, Berio, Stockhausen, Nono et Sciarrino aux classiques.
C’est ce même mécanisme intellectuel qui l’a conduit, dans les années 80, de Chopin vers Debussy, en comprenant tout ce que le second devait au premier en termes de rythme, d’imagination poétique et d’harmonie. Ces deux compositeurs sont devenus pour lui essentiels et ses enregistrements pour DG de véritables références. Son travail opiniâtre le faisant avancer lentement, il s’est passé dix-huit ans entre l’enregistrement des deux livres des Préludes de Debussy (1999 et 2018). Suivant le précepte de Berg voulant qu’il faille interpréter la musique contemporaine comme des classiques et les classiques comme de la musique d’aujourd’hui, Maurizio Pollini nous propose un Debussy d’où les séductions impressionnistes vaporeuses et floues sont absentes. Son Debussy, très proche de la partition, peut être tranchant, velléitaire, rude, extraordinairement « moderne » comme le sont aujourd’hui encore les œuvres de Klee ou de Kandinsky, mais il est aussi d’un rare raffinement et d’une grande sensibilité.
De la vaste et imposante discographie de Maurizio Pollini exclusivement réalisée pour DG, on peut retenir presque tout. Si son enregistrement des Etudes de Chopin est aujourd’hui entré dans la légende, suivons-le aussi dans l’intégrale du corpus pianistique beethovénien qui l’a occupé durant toute sa vie et dont il craignait de ne pas arriver à bout. Ces enregistrements sont l’aboutissement de quarante ans de travail et de réflexion. Une somme qui balaye les griefs de froideur dont on affuble trop souvent le pianiste italien et qui dévoile au contraire la richesse de sa palette sonore et la versatilité de ses états d’âme qui conviennent si bien au compositeur allemand. Dans son album 20th Century, Pollini part de Petrouchka (Stravinsky) pour aboutir à Debussy, en passant par l’Ecole de Vienne, Prokofiev, Nono et une éblouissante 2e Sonate de Boulez, dont il s’est fait le champion, qui devient tout à coup limpide et sensible sous ses doigts. Difficile de faire des choix dans un tel héritage parmi Bach, Mozart, Schubert, Brahms ou Schumann. Tout au plus peut-on regretter, comme il l’avoue lui-même, que le temps lui manque pour jouer les musiques qu’il aime et qu’il n’a jamais abordées, comme celle de Maurice Ravel qui nous laissera toujours sur notre faim… © François Hudry/Qobuz
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