Claude Debussy
Il est bien difficile de parler de Claude Debussy sans tomber dans les habituels poncifs : impressionnisme musical, modernité du Prélude à l'après-midi d'un faune, les petites phrases assassines plus où moins à l'adresse de tous ses contemporains, la gamme par tons, pour ou contre Pelléas, le navrant chauvinisme tardif, l'anti-pro-anti-pro-wagnérisme. Or, Debussy, c'est bien plus que ces quelques réductions a minima de ses oeuvres, ses pensées et ses influences - reçues et données.
Il est à considérer avant tout qu'il fut, dès ses premières armes, à la fois un féroce anticonformiste musical, tout en recherchant la respectabilité sociale. Oui, il a écrit La Demoiselle élue dès 1888, développant déjà son langage insaisissable, ses harmonies intangibles issues de la gamme par tons, ses audacieuses lignes mélodiques totalement en rupture avec ce qui se faisait alors. Et pourtant l'oeuvre est un envoi de la Villa Médicis où Debussy cuvait ce Prix de Rome - le summum de l'académisme ! - qu'il avait si ardemment désiré au point de le tenter trois fois. Certes, il brocarde sarcastiquement les institutions, mais ne refuse quand même pas la Légion d'honneur (comme le fera Ravel, par exemple). En 1882, le jeune homme fit imprimer des cartes de visite avec le nom bien plus ronflant de « A. de Bussy » plutôt que le roturier Debussy. Tous ces contrastes, toutes ces oppositions, marqueront sa vie autant que sa musique.
Ses premières études musicales le mènent dès l'âge de treize ans au Conservatoire de Paris - classes de piano, solfège, théorie - où il est à la fois remarqué pour son talent, son indépendance d'esprit mais aussi son caractère dissipé et son dédain de l'académisme. De la classe d'harmonie et de contrepoint, il écrira en 1902 dans son ouvrage M. Croche et autres écrits : « l'étude de l'harmonie telle qu'on la pratique à l'école est bien la façon la plus solennellement ridicule d'assembler les sons. Elle a, de plus, le grave défaut d'unifier l'écriture à un tel point que tous les musiciens, à quelques exceptions près, harmonisent de la même manière. » Son manque d'orthodoxie énerve, certes, mais son professeur en goûte néanmoins le charme et la rareté ; ce qui n'empêche pas Debussy de faire chou blanc dans la plupart des concours de fin d'année.
Mais l'un de ses professeurs, Antoine-François Marmontel (qui eut comme élèves Bizet et d'Indy), décelant quelque chose de rare chez ce jeune effronté, le recommanda à une riche dame russe venue faire son shopping au Conservatoire de Paris pour un pianiste capable d'accompagner ses soirées musicales. La dame en question n'est pas n'importe qui : il s'agissait de Nadejda von Meck, la fameuse mécène qui avait financièrement soutenu Tchaikovsky pendant de longues années. Elle emmena Achille-Claude Debussy dans ses bagages tout au long de l'été et l'automne 1880, parcourant les villes de cure et de glamour européennes. C'est à ce moment qu'il commence à composer, sans doute des pièces un peu «salon» à l'usage des enfants de madame von Meck - à l'attention de l'une de ses filles, plus précisément, dont il demanda d'ailleurs la main, en vain. Parmi ces pièces, la Danse bohémienne que madame von Meck envoya à Tchaikovsky ; réponse du célèbre maître russe : « C'est une gentille chose, mais tellement courte, avec des thèmes qui n'aboutissent pas et une forme chiffonnée qui manque d'unité ». À la décharge de Tchaikovsky, ajoutons que Debussy détesta cordialement sa musique.
À son retour de chez les Meck, Debussy s'inscrit - enfin - dans la classe de composition, non pas chez Massenet mais chez Guiraud (celui-là même qui termina tant d'inachevés de Bizet), tout en poursuivant de ses assiduités une dame mariée de treize ans son aînée, la première d'une longue lignée de frasques avec des dames en tout genre. Etudes achevées, il tente trois fois le Prix de Rome qu'il remporte en 1884. Mais deux ans passés à Rome ne lui offriront pas grand-chose en termes musicaux, et ses quatre maigres envois seront considérés comme bizarres, incompréhensibles et injouables. Debussy rentre en France, démissionne du Conservatoire et commence la vie de bohème, fréquente l'avant-garde de son temps - Mallarmé en tête -, découvre Wagner à Bayreuth qu'il adorera, détestera et qu'il détestera adorer, découvre aussi en 1889 les sonorités exotiques importées à l'occasion de l'Exposition universelle, en particulier le gamelan indonésien avec ses gammes inhabituelles, ses harmonies instables, ses intervalles insolites.
En 1894, déjà légèrement connu pour quelques pièces dont le Quatuor à cordes et la Suite bergamasque - des oeuvres assez fauréennes -, Debussy fait exploser la musique européenne en plein vol sulpicien avec l'oeuvre fondatrice du XXe siècle : le Prélude à l'après-midi d'un faune, d'après Mallarmé. Tout y est nouveau, des couleurs orchestrales à la liberté rythmique, de l'harmonie subtile et fuyante à l'insaisissable ligne mélodique ; pour une composition de la première maturité, c'est un incroyable chef-d'oeuvre, toujours aussi avant-gardiste même de nos jours. Mais à cette époque, la consécration exige d'écrire un grand opéra ; toutefois, Debussy se refuse à céder aux sirènes du wagnérisme ambiant, ainsi qu'à celles des derniers feux du bel-canto, pas plus qu'à celles du vérisme à l'italienne. Ce sera l'inclassable Pelléas et Mélisande de 1902, un échec cuisant certes (la prosodie mot-à-mot, l'absence totale de ligne mélodique, la progression dramatique inhabituellement lente, sans oublier que le librettiste Maeterlinck, furieux que Debussy ait préféré Mary Garden à sa compagne, la cantatrice Georgette Leblanc, pour créer le rôle de Mélisande, déclara « souhaiter que sa chute soit prompte et retentissante »). Malgré tout, Pelléas réussit à asseoir la renommée internationale de Debussy.
Dans le domaine orchestral, le grand public connaît surtout La Mer, un bijou de couleurs et de mouvements, mais les «spécialistes» se penchent avec prédilection sur ses oeuvres plus abstruses que sont les Images (dont le mouvement Iberia se situe dans la mode hispanisante d'alors), le ballet Jeux, sensé évoquer entre autres le tennis et le golf (!) et le très étonnant Martyre de saint Sébastien, un «mystère» dont la musique défriche des recoins encore inexplorés de la musique moderne à l'ancienne, modale et contrapuntique.
Au piano, Debussy a produit un grand nombre d'oeuvres, une partie pouvant être (sans doute se retournera-t-il dans sa tombe) vaguement rangée dans la catégorie « musique de salon » : le Clair de lune de la Suite bergamasque, les Arabesques ou Pour le piano, des oeuvres d'avant 1900 ; l'autre partie explore de plus en plus des mondes encore inouïs au piano, où les lignes s'effacent, les sonorités se fondent, les harmonies s'évanouissent, les rythmes se compliquent. Ce seront les Estampes, les Images, puis les plus ésotériques Préludes et enfin les énigmatiques Etudes de la fin de sa vie.
Il est également un répertoire dans lequel on oublie que Debussy a brillé toute sa vie : une centaine de mélodies avant Pelléas, même s'il s'est largement éloigné du genre vocal après son opéra - avait-il la sensation d'y avoir dévoilé tout son langage vocal ? Enfin, Debussy avait projeté d'écrire « six sonates pour divers instruments », mais il n'eut le temps d'en écrire que trois avant de s'éteindre en 1918 : une pour violoncelle et piano, une - particulièrement avant-gardiste - pour flûte, alto et harpe, puis une ultime pour violon et piano. Le terme de «sonate» n'est pas à prendre ici selon son acception classique, puisque le compositeur a toujours refusé de se plier aux formes habituelles, prédéfinies, avec exposition, développement, réexposition (un format largement utilisé dans les sonates de la sphère germanique, Haydn, Mozart et Schubert par exemple) : sa musique se déroule selon sa propre vie interne, organique, refusant le principe du développement à la faveur d'une errance soigneusement contrôlée dans les sons et les parfums. Debussy a exercé une influence capitale sur toute une génération de musiciens autour de lui et après lui, à commencer par Ravel, mais aussi Stravinsky, Bartók, Messiaen, Boulez même, tandis que nombre de grands musiciens de jazz peuvent se réclamer de lui sans rougir.
Précisons également que le terme «impressionniste» si souvent utilisé pour décrire la musique de Debussy, n'est pas de lui et qu'il le récusait lui-même.
© Qobuz 01/2013
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