Des White Stripes à son virage en solitaire, Jack White aura sonné le glas d’un rock faisandé. Avec “Seven Nation Army”, le génie aux mille projets prophétise : la relève du rock revient en force. En attendant, retour sur le phénomène White.

Tout commence à Detroit, dans le Michigan. Dans la Motor City qui aime le sans concession – Stooges, MC5 et Alice Cooper y ont grandi –, John Gillis n’est qu’un guitariste de plus. Batteur depuis ses 5 ans, il plaque des accords au sein de The GO et The Upholsterer. Upholsterer, car Jack bosse comme apprenti tapissier. Il offre une seconde vie aux meubles usés sous le regard de Brian Muldoon, ami de la famille. Les deux sont de grands boulimiques de musique. Blues pour le premier, punk pour le second. Ça tombe bien, dans la maison du jeune Jack, la musique débordait : de Nat King Cole à la pop jusqu’au rock heavy des 70′s, sans jamais passer par le punk. De leurs jam-sessions ramassant pêle-mêle blues, garage et punk nerveux naît d’ailleurs Your Furniture Was Always Dead… I Was Afraid to Tell You, un disque tiré à 100 copies qu’ils s’amuseront à glisser comme des œufs de Pâques dans le dos de canapés et que beaucoup, encore aujourd’hui, essaient de retrouver. Déjà se forme le son des White Stripes.

Poursuivre l’histoire du blues et du folk

Fin 90's, la frange rock s'édulcore. Radiohead verse dans l’électronique, les Red Hot Chili Peppers dans le funk. Côté bluesman, c’est le plat complet. Imitations mal dégrossies, jean, t-shirt, Stratocaster, bar miteux, rien d’excitant. Le puriste Jack bout : il faut ressusciter le blues. Le soir, Meg, qui a épousé Jack et lui a offert son nom de famille après une rencontre en banlieue, accepte de l’accompagner à la batterie. Elle n’a jamais touché de baguette, frappe comme une gamine. Mais pour Jack, enfant rime avec vérité et il tient avec elle le rythme, droit et infatigable des White Stripes. C'est décidé, Meg ne prendra jamais le moindre cours. Pour frapper fort, Jack élabore une esthétique, celle que ses yeux noirs avalent tous les jours dans son échoppe antédiluvienne, jaune, noire et blanche. Les White Stripes seront rouge-blanc, comme les vieux bonbons, et noir. Un exhausteur de goût vieux comme le monde, rhabillant un blues profond et métaphorisant sa rigueur : la progression à trois accords et une simplicité certaine. Pour crédibiliser la démarche, Jack mise sur De Stijl, mouvement artistique hollandais au manifeste minimaliste qui leur donnera le visuel comme le nom de leur deuxième album. Au début, c’est loupé. Le milieu ne pige rien, encore moins la pochette inspirée de Gerrit Rietveld qui se mange un flot de railleries. Même Clapton n’y croit pas…

VPRO: Detroit Music Scene Documentary

Willem Tapper

White Stripes et De Stijl tracent pourtant un ADN clair. Du patrimonial St. James Infirmary Blues popularisé par Louis Armstrong à la comptine Apple Blossom inspirée des Beatles, le son des White Stripes se forme : folk des campagnes et blues ressuscitant Son House ou Robert Johnson, voix haute possédée, mélodies limpides, guitares crachotantes et morceaux expédiés sous la barre des 4 minutes. Un génome dont ne se départira finalement jamais Jack, en groupe comme en solitaire. Mais c'est avec White Blood Cells, arrivé en Europe en 2001, comme ses prédécesseurs, que les Stripes décollent. Meg et Jack ont eu cette fois droit au studio. Fini les enregistrements dans leur salon miteux de Detroit. Enregistré sur bandes magnétiques en quatre jours chrono à Memphis, ce rock garage, sale, urgent et puissant avec trois fois rien, hérité du MC5 et de Led Zep, fait un tabac. Le Daily Mirror parle même de “meilleur groupe depuis les Sex Pistols”. Reste à venir Elephant, dont les sept premières notes de Seven Nation Army envahiront les stades et le feront s’écouler à plus de 4 millions d’exemplaires.

Retour à l’artisanal

Devenu le sauveur du rock, après les Cramps, Jack et ses mains d’argent se devoue au blues comme ses six frères, trois sœurs et parents à Jésus. « Ces vingt dernières années ont été remplies de merdes technologiques et numérisées qui ont tué l’âme de la musique. » Ça tombe bien : il n'est pas le seul à le penser. La fatigue déclarée aux avancées du siècle se mue depuis peu en élan amoureux pour les vinyles, l’artisanal et son imprécision presque sacrée. Si, comme beaucoup, Jack glane les instruments d’époque, micros, amplis à lampes, consoles analogiques, il ne s’arrête pas là. En digne artisan, il les enregistre « comme avant ». Le moins connu des albums des Stripes, Get Behind Me Satan, s’offre même les légendaires Ardent Studios de Memphis, où Big Star a cuit ses trois albums aidés par John Fry. À l’ombre de cette renaissance du blues marcheront De Staat, Black Mountain, Mark Lanegan, White Denim et un paquet d’autres. Au zénith desquels irradie désormais le yin des White Stripes : les Black Keys, vite accusés par Jack de plagiat.

Étape finale de son évangélisation, en 2009, Jack ouvre sa propre chocolaterie, Third Man Records. Le poulpe s’arme d’une salle de concert, d’un magasin (jaune et noir) débordant d’anciens vinyles de blues, rééditions introuvables mais aussi de fraîches signatures, Courtney Barnett, Yak ou Margo Price, un studio d’enregistrement, un second studio et un labo photo. Des vinyles en tout genre y sont pressés et des projets aussi fous que poétiques s’y épanouissent. A Letter Home (2014), où Neil Young s’enregistre dans un Voice-O-Graph, une cabine type Photomaton où l’on gravait sa voix dans les années 40. Ou encore la diffusion dans l’espace d’A Glorious Dawn, un remix de John Boswell (Symphony of Science) en hommage à Carl Sagan, cet astronome dont le langage destiné aux extraterrestres est fiché sur deux sondes Pioneer. Third Man, c’est son usine à rêves, une sorte d’usine à films comme aurait pu l’inventer Michel Gondry, qui clipera d’ailleurs Fell in Love With a Girl.

Remettre à neuf

Enfermé dans ce format étriqué avec Meg, dont la timidité maladive fera imploser le duo, White trouve une échappatoire avec les Dead Weather et les Raconteurs. Et retrouve des musiciens aguerris. Si les Raconteurs, montés en 2006 avec Brendan Benson, développent un son classique, moins expérimental, clôturé en deux albums, les Dead Weather, supergroupe formé autour d’Alison Mosshart des Kills, Dean Fertita de QOTSA et Jack Lawrence, verse dans le rock progressif avec un style très puissant flirtant avec la musique électronique voire le rap. Les White Stripes ayant fait le tour et leurs adieux en 2011, White multiplie projets et angles d’ouverture. En plus de sa carrière solo, dont Blunderbuss et Lazaretto n’ont fait qu’asseoir le génie, son statut de sauveur lui permet de tutoyer ses idoles de toujours : Jimmy Page ou les Stones. Et de s’ouvrir un peu plus au cinéma. Après le Coffee and Cigarettes (2003) de Jim Jarmush où il boit et fume aux côtés de Tom Waits et Iggy Pop, la BO de The Great Gasby lui offre Love Is Blindness, et Quantum of Solace son thème Another Way to Die avec Alicia Keys. Après une incursion dans l’électronique avec Daniele Luppi et Danger Mouse sur Rome, White s’intéresse enfin au hip-hop. Rechignant depuis ses années bac à sable à Detroit où il en avalait des pelles, mais forcé d’en constater la domination, il revoit sa copie et mitonne Brain et Royal Mega avec son compatriote Black Milk, première signature hip-hop de Third Man, à défaut de faire dans le gastro avec Jay Z, Andre 3000 ou Kanye West, avec qui les tentatives ont vite avorté. A son grand regret.

C’est finalement à ses premières amours que White revient le plus : la country et le bluegrass, son cousin montagnard. Rappelons que Third Man Records a pignon sur rue dans la capitale de la country : Nashville, Tennessee. L’une de ses plus belles déclarations ? La reprise, lors de la dernière tournée des White Stripes Under the Great Northern Lights, de Jolene créée par la reine du genre Dolly Parton en 1973. Parmi la foule de collaborations ou productions qu’il initie, White retape encore et toujours, inlassablement. D’abord avec l'album Van Lear Rose qu'il offre à une autre reine du genre, Loretta Lynn, pour un retour inespéré. Mais aussi avec le débraillé et sexy The Party Ain’t Over avec la figure féminine du rock’n’roll sauvage des années Elvis : Wanda Jackson, dont les 72 ans l’avaient déposée dans l’oubli.

Après être passé par des enregistrements acoustiques (Acoustic Recordings 1998-2016) en phase avec son (esth)éthique, Jack revient en solo avec son projet le plus excentrique et radical : Boarding House Reach, en 2018. Un pas de côté gigantesque avec lequel Jack fait tapis. Le maître du rock fait son entrée dans le synthétique, verse dans le gospel, les percussions afro-cubaines, use du vocodeur, retravaille les bandes à froid. Le disque est totalement inédit et inattendu, et, fatalement, décrié par une critique en partie déroutée. Dépassé, déphasé, trop décalé… Si, en décembre 2020, le Greatest Hits des White Stripes sert d'interlude et ravive la flamme d'antan, White revient en force en 2022 avec un dyptique voué à célébrer ses deux amours, l'électrique et le blues, avec Fear of the Dawn, bijou d'étrangeté rock bourré de guitares saturées, puis l'acoustique Entering Heaven Alive.

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