En 1987 naissait Nirvana, l’embardée punk la plus inattendue de la fin du XXe siècle. Carrière éclair, tubes éternels, engouement planétaire et épilogue tragique : trente ans après le suicide de Kurt Cobain, retour sur l’histoire d’un phénomène générationnel sans pareil.

Qu’on les vénère ou les abhorre, il y a un avant et un après Nirvana. Avant, le rock alternatif ou indé ou underground (ou etc., les étiquettes sont légion), mis à l’index par les majors, paraissait réservé à une élite, relégué chez les disquaires aux rayons du fond. Voire aux magasins les plus pointus, exclusivement fréquentés par des geeks avertis. Et donc hors de portée du grand public. Car en 1987, ce rock indé est véritablement indé ! Puis ont débarqué Kurt Cobain, Krist Novoselic et Dave Grohl.

Le succès de Nirvana n’était pourtant pas gagné d’avance. Il y a d’abord cette fascination pour le rock’n’roll sous toutes ses formes : pop avec les Beatles, hard avec Led Zeppelin, metal avec Black Sabbath, rock avec les Replacements, punk avec les Stooges, hardcore avec Black Flag, et surtout dans la lignée des Meat Puppets, d’Hüsker Dü et des Pixies, la grande passion revendiquée de Cobain. « Nous étions tellement influencés par eux que c‘en était ridicule. On leur prenait tout. Le dynamisme, les accords, les tics de composition, cette façon de jouer doucement puis très fort. En fait, j’aurais dû monter un groupe de reprises des Pixies, ça m’aurait suffi. » Les trois jeunes chevelus originaires du pluvieux Etat de Washington se cherchent pendant quelques mois sous divers noms (Fecal Matter, Stiff Woodies) avant de devenir Nirvana.

Leur premier album, Bleach, qui paraît en juin 1989 sur le label Sub Pop, est bien reçu par la critique et largement diffusé sur les puissantes radios des campus universitaires. Violent maelstrom de punk rock mâtiné de metal, prose plus torturée et désabusée que révoltée et rythmique cataclysmique, Nirvana tisse la toile inédite reliant les Pixies à Led Zep, Sonic Youth à Sabbath et les Stooges aux Melvins. Comme leurs voisins de Mudhoney, ils déstabilisent l’ouïe à l’aide d’un mur du son guitaristique où la distorsion prend le contrôle total des opérations. Et même si les compositions n’ont pas encore le génie de celles de Nevermind, Bleach offre tout de même About a Girl, Blew et Negative Creep. Assez pour patienter avant l’avènement imminent…

Deux ans plus tard, Nevermind rencontre donc un succès foudroyant assez inattendu et assure au trio une notoriété durable. Publié le 24 septembre 1991, le disque produit par Butch Vig impose le style Nirvana qui dominera la première moitié des années 90 : une voix torturée, des guitares saturées, des paroles désabusées… Le single incisif Smells Like Teen Spirit, diffusé en boucle sur la chaîne MTV, devient l’hymne paradoxal et involontaire de toute une génération. Un disque fédérateur, mais pourtant, en 1991, certains se demandent pourquoi la planète s’empare de cette bombe nucléaire de rock’n’roll, punk dans l’âme, pour la transformer en phénomène. Tout au long de Nevermind, Cobain affûte sa plume et son sens de la mélodie : Smells Like Teen Spirit évidemment, mais aussi le raz-de-marée électrique de Territorial Pissings, le fielleux Come as You Are, le folk troublant de Poly ou le bipolaire Lithium, tout est perfection, destructeur pour le corps, renversant pour l’esprit… L’organe lancinant du chanteur fait corps avec sa prose désespérée et la batterie de Dave Grohl résonne comme autant de directs au plexus.

Ce deuxième album est publié par Geffen. Un changement de label qui inquiétait Kurt Cobain. « Signer sur une major est une décision effrayante… J’ai vu des groupes indés, partis sur des majors, se retrouver dans des situations épouvantables… Nous, notre premier souci était de trouver un excellent avocat qui puisse nous négocier un bon contrat nous permettant de continuer à faire ce qu’on veut. Tout ça peut sonner très business, mais ce sont des choses que vous devez faire si vous vous retrouvez dans une situation où vous avez affaire à des gens dont le seul but est de vendre des disques. Notre avocat a fait un excellent travail. Nous avons une liberté artistique à 100 %. Nous avons le droit de décider de la durée de nos tournées, ainsi que des gens qui tournent avec nous, des interviews que nous donnons, des chansons que nous enregistrons, la façon dont elles sont enregistrées et les gens avec qui nous les enregistrons, ainsi que les pochettes de nos disques. Liberté artistique totale ! »

Attachés à cette idéologie d’indépendance, les membres de Nirvana deviennent les anti-rock stars les plus populaires de leur temps – bien malgré eux. Un triomphe qui place sur le devant de la scène le rock alternatif et plus particulièrement le grunge, mettant en lumière d’autres formations comme Soundgarden, Alice In Chains ou Pearl Jam. Trois albums plus tard, Nirvana connaît toujours la même notoriété, et son inspiration ne tarit pas, comme le montre le live Unplugged in New York, acoustique donc, qui permet de goûter la puissance profonde de leurs compositions en version dénudée. Un comble pour un trio avant tout là pour faire du bruit…

Mais l’épuisement aura raison de Kurt Cobain qui, fatigué par le public et les médias, interrompt la tournée européenne alors en cours. Peu de temps après, il est retrouvé mort à son domicile, une balle dans la tête, le 8 avril 1994, sept mois après la sortie du troisième et ultime album studio, In Utero… Avec la fin tragique, à seulement 27 ans, du Ian Curtis de la génération grunge s’arrête une carrière et commence une légende : la popularité de Nirvana n’a pas décru depuis, les morceaux demeurant des standards du genre. La tragédie a même renforcé le mythe autour de ce groupe adopté par toute une jeunesse. Le Washington Post titrera même : « Kurt Cobain, le suicide parlant à une génération. »

Le chômage est rayonnant, le sida élague à foison et le chanteur de Nirvana, au sommet de sa gloire, se tire une balle. Bref, le ciel est gris anthracite… Aujourd’hui, le rock indé est devenu plus mainstream que jamais. A l’aube des années 90, il ne l’était pas ! Personne ne rêvait de succès, de caser ses ritournelles dans des pubs télé et d’entasser les dollars au nom du rock’n’roll. En un claquement de doigts, Nirvana est passé d’un petit label de potes (Sub Pop) à l'une des plus grosses majors (Geffen), du Fahrenheit d'Issy-les-Moulineaux au Zénith de Paris, et du fanzine de base à la Une du mensuel Rolling Stone ! En 1991, Kurt Cobain manipulait alors avec précaution ses propos sur la fulgurance du succès de son groupe : « Ce n'est pas notre but de continuer à vendre des disques. On veut juste continuer à s’amuser et à s’apprécier les uns les autres. On espère pouvoir encore écrire de la bonne musique avant que ça nous tape sur les nerfs. Si le moindre truc menace cet équilibre, on arrête immédiatement. On peut également arrêter le groupe un certain temps, une option heureusement envisageable… Mais on ne s’attendait à ce que ce succès soit aussi massif et aussi immédiat. Il faudrait vraiment que je sois très prétentieux pour vous dire que je prévoyais ça… Dans le bureau de notre avocat, j’avais vu accroché au mur un disque d'or du groupe de hard rock Poison et je m’étais dit : “Il n'y a absolument, mais alors absolument aucune chance, et aucune raison, qu'un groupe comme le nôtre puisse avoir du succès dans le mainstream.” Aujourd’hui, je ne suis pas effrayé par ce succès. C'est juste que… j'ai peur qu’il puisse faire en sorte que toute cette entreprise ne soit plus drôle. Que ça devienne impersonnel. En ce moment, on prend encore du plaisir. Mais qui sait ? »

L’icône Kurt Cobain n’est plus depuis trente ans maintenant. Serait-il devenu « un vieux songwriter incrusté dans un rocking-chair, guitare acoustique en main », comme il aimait s’imaginer à l’heure de la retraite ? Dans la peau d’un Leadbelly. Ou d’un Johnny Cash, l’auteur de Don’t Take Your Guns to Town. Qui sait… Il y a eu des centaines de nouveaux groupes de rock après Nirvana. Aucun pourtant n’a atteint une telle reconnaissance, un tel statut. Car au milieu des années 90, la sensation de rébellion et toute la mythologie qu’elle véhicule se déportent du rock’n’roll – devenu plus consensuel que jamais – vers d’autres genres musicaux comme le hip-hop ou l’électro. Une (r)évolution que n’aurait jamais imaginée Kurt Cobain

NB: citations Kurt Cobain, interview par Marc Zisman, Guitare & Claviers (novembre 1991).

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