Une décennie après leur dernier album, Stephen et David Dewaele sont de retour avec un disque de Soulwax, fabriqué dans leur nouveau studio Dewee. Après la géniale BO du film Belgica, une nouvelle ère s’ouvre pour les frangins belges qui, après avoir remué la planète avec les mix et remix des 2Many DJ’s, repoussent encore les limites de la créativité.

Dix ans sans sortir d’album. Il y a des carrières qu’on a enterrées pour moins que ça. Mais pas celle des frères Dewaele, connus sous le nom de Soulwax pour les fans de rock (très) progressif et sous l’alias 2ManyDJs pour ceux qui préfèrent les night-clubs suffocants. Leur dernière entrée sur la page Soulwax de Discogs remonte à 2005, avec Nite Versions, un disque de remix de leur “vrai” dernier album, Any Minute Now. Depuis, à part le side project krautrock/space-disco Die Verboten en 2015 (mais l’album s’appelle 2007) pas grand-chose à caler sur la platine du salon. Pour se ravitailler en produits belges, il fallait mettre le nez dehors, et dans le froid, pour assister par exemple à la mythique série de soirées Soulwaxmas, durant lesquelles les deux Belges exténuaient les capitales européennes au moment de Noël, généralement en compagnie de Justice, Boys Noize, Erol Alkan ou Pedro Winter, comme ils l’ont fait de 2009 à 2012 sous la Grande Halle de la Villette.

Soulwaxmas 2012 Paris - Our Movie, Not Your Movie

Soulwax Official

C’est seulement en 2017 que les Flamands ont daigné livrer un nouvel album de Soulwax, From Dewee. Si l’excitation est logiquement retombée, personne n’avait oublié que les Gantois étaient passés maître dans l’art du chemin de traverse. “On a fait des productions pour d’autres groupes, on a produit également des artistes, on fait des remix aussi, beaucoup. Avec tout ça, on a vu que notre succès n’avait pas diminué et ce, même sans faire d’album.” Évidemment, on n’efface pas si vite des mémoires des disques aussi marquants que As Heard on Radio Soulwax Pt. 2 ou Much Against Everyone's Advice, sorti en 1998, qui voyait Soulwax se faire une place dans la cour des groupes à guitares déchaînées.

Deux ans après leur premier album Leave the Story Untold, supervisé par Chris Goss, le producteur de Queens Of The Stone Age, les frangins prenaient leur destinée en main. “On était à la console de mixage, Chris Goss était censé s’occuper du mixage, mais c’est nous qui tenions les boutons, raconte Stephen. On a commencé à s’amuser et c’est là qu’on a réalisé qu’on ne voulait pas devenir un groupe de rock.” Sur Much Against Everyone's Advice, les Soulwax n’avaient plus besoin de personne de l’autre côté de la vitre du studio ; et s’ils partagent encore l’affiche avec Muse et Coldplay, leur route va bientôt dévier.

Entre rock et techno

Durant la tournée, les Dewaele, dont le père fut un des premiers DJ’s néerlandophones de Belgique dans les 60’s, se mettent aux platines de leurs propres aftershows sous le nom The Flying Dewaele Brothers, avant de se rebaptiser The Fucking Dewaele Brothers. La blague se termine quand ils sont bookés pour la première fois dans un festival belge en tant que DJ’s. Déjà tiraillés entre techno et rock, les Dewaele choisissent de ne pas choisir. “A Gand, tout le monde faisait de la techno à cette époque, et on ne parlait que du label R&S. Le début de Soulwax, c'était un peu en réaction à tout ce truc, ne pas être “techno” ou même “musique électronique”, même si l’on adorait ces sons. On était vraiment les seuls à monter un groupe à guitares. On nous demandait toujours : vous êtes dans la techno ou dans un groupe de rock ? Cet album était notre façon de mixer les deux d’une façon qui fonctionnait pour nous”, explique Stephen.

Au fur et à mesure que leur CV de DJ’s s’allonge, les désormais 2ManyDJ’s font des rencontres décisives, comme James Murphy, Nancy Whang et la famille du label new-yorkais DFA, puis Erol Alkan, qui les invite à jouer à sa soirée Trash, au fameux club The End à Londres, où l’on avait plus de chances d’entrer en pyjama qu’en costard. Ils se rendent compte qu’ils ont les mêmes disques que lui, rock et techno mélangés, un Daft Punk derrière un Velvet Underground, ce qui les motive à continuer dans le mash-up. L’expérience atteint son paroxysme en 2002 avec As Heard on Radio Soulwax Pt. 2. Ce disque concept consiste en un enchevêtrement de morceaux et remix, entre Emerson Lake & Palmer, Velvet Underground, Basement Jaxx, Sly Stone, les Stooges, Salt-N-Peppa, un voyage où l’on entend la voix de Peaches dériver sur la guitare synthétique de Waiting for my Man, une cover synthétique de I Wanna Be Your Dog de l’obscur duo Dakar & Grinser ou un titre de Miss Kittin, tout juste auréolée de son statut de star grâce au tube Frank Sinatra, sorti en 2001 avec The Hacker.

Ce mix de pop culture, qui émeut jusqu’à David Bowie, tombe parfaitement dans le Zeitgeist de la musique électronique du début des 00’s, dominé par l’électroclash. Mais avec ses 45 titres, il est presque introuvable en streaming pour d’évidentes raisons de droits d’auteur. Pour la petite histoire, le duo avait à l’origine demandé l’autorisation pour 187 titres (!), une lourde tâche dont s’est acquitté la maison de disques PIAS. “Clearer les droits, ça a été quelque chose de chiant mais c’est la maison de disques qui s’en est occupé, car après tout, c’est elle qui a voulu commercialiser ce disque. Quand on a fait l’album, on ne pensait pas que ce serait un tel succès. On faisait ce genre de chose depuis trois ou quatre ans juste pour nous ou des potes. Jusqu’à ce disque, on n’avait jamais demandé les droits. Là, on était obligés pour ne pas être dans l’illégalité vis-à-vis des artistes utilisés. Par exemple, nous voulions mixer Cannonball des Breeders avec Eye of the Tiger de Survivor mais ils ont refusé car Bush l’avait déjà utilisé pour sa campagne électorale alors qu’ils n’étaient pas d’accord… Donc on s’est repliés sur Maurice Fulton et Skeelo.”

Un club mobile

Devenus les hérauts d’une scène qui n’a plus aucun scrupule à transgresser, à mêler guitares et boîtes à rythme, Stephen et David Dewaele croulent sous les demandes de remix : Metronomy, Arcade Fire, Gossip, Gorillaz, MGMT, Daft Punk et bien d’autres passeront à la moulinette 2ManyDJ’s. En 2004, ils trouvent tout de même le temps de composer un nouvel album de Soulwax, Any Minute Now, avec aux manettes le légendaire producteur anglais Flood (New Order, Soft Cell, U2, Smashing Pumpkins…). La sortie du disque est aussi accompagnée d’une polémique autour du clip du single E Talking, une rêverie chimique tournée dans le labyrinthe du club Fabric à Londres qui sera censurée à la télé. Un an plus tard, l’album de remix Nite Versions comble ceux qui trouvaient qu’Any Minute Now manquait de tubes pour dancefloor. Dans la seconde moitié des années 2000, les 2ManyDJ’s deviennent adulés par tous les kids qui virevoltent autour de la scène “électro turbines” incarnée par Mr Oizo, Justice, Boys Noize et des labels comme Ed Banger ou Kitsuné, et se lancent dans des tournées de shows audiovisuels devant des milliers de personnes.

Puis, lassés par cette machine infernale et le matériel souvent défaillant des grands festivals de plus en plus nombreux, ils décident de revenir à un clubbing artisanal, en lançant, avec James Murphy de LCD Soundsystem, le Despacio, un club itinérant premium inspiré par la philosophie de lieux mythiques comme le Loft ou le Paradise Garage à New York. Supporté par un système audio haut de gamme avec 7 colonnes McIntosh qui envoient 50 000 watts, une table de mix Bozak, des boules à facettes géantes et une cabine qui masque le DJ, le Despacio – où l’on ne mixe que des vinyles – s’est installé successivement au Sónar de Barcelone, au Panorama Festival de New York ou à Coachella en Californie. “On voulait proposer une vraie expérience et raconter l'histoire d'un signal analogique, du début à la fin, expliquent-ils. L'autre idée, c'était de virer le DJ de sa scène habituelle et de le placer discrètement, derrière les amplis. On voulait que les gens se focalisent sur l'équipement. Et puis, c'était aussi retrouver ce truc du DJing originel. C'est un métier que l'on connaît bien et il faut reconnaître que tu ne mixes pas de la même manière avec des vinyles. Quand le son est l'élément frontal, les gens ne réagissent pas tout à fait pareil non plus. Ils dansent. Ils se parlent à eux-mêmes. Normalement, quand on joue, les gens lèvent les bras, nous regardent et sortent leurs smartphones. Et il faut avouer que c'est chiant pour tout le monde, comme dans un concert en fait. Si je joue certains morceaux sur un système digital ou dans un autre endroit, je sais que la réaction sera bof. Alors qu'à Despacio, c'est dingue, les gens perdent totalement la tête.”

DESPACIO - Coachella 2016 Weekend 2

Kent

Un nouveau terrain de jeu

Un retour à l’artisanat qui coïncide avec la construction de leur nouveau studio, dans leur ville de Gand. Enfin, un peu plus qu’un studio : le lieu, où sont installés les bureaux du label, abrite leur collection de 60 000 vinyles, un appartement pour les musiciens de passage, et des instruments un peu partout, tous branchés pour pouvoir jouer de n’importe quel endroit. “On fait tout là-bas, les enregistrements et le reste. On a nos collections de disques, de livres, tous nos instruments de musique. C'est un peu comme l'atelier d'un peintre, un lieu très inspirant. On s'y sent vraiment chez nous.” En somme, une gigantesque chambre d’ados où ils peuvent accomplir tous leurs fantasmes.

C’est d’ailleurs ce qui s’est passé sur la bande-son de l’halluciné Belgica, sorti en 2016 et récompensé au festival de Sundance. Pour ce film contant l’histoire de deux frères qui décident d’ouvrir un bar à concert, le Belgica (inspiré du Charlatan, le bar du père du réalisateur Felix Van Groeningen) et de mettre en lumière la scène belge, ils ont “créé” 15 groupes imaginaires : un groupe de kraut-techno, White Virgins, un autre de hardcore, Burning Phlegm featuring Igor Cavalera de Sepultura, du “psychobilly” avec They Live, ou encore la chanteuse nu soul Charlotte.

Belgica de Félix van Groeningen - Bande-annonce

Pyramide Productions

Et c’est en inventant ces faux groupes que les Soulwax ont eu l’idée directrice de leur nouvel album. “Il y a une scène dans le film où trois batteurs jouent ensemble, raconte Stephen. C’était une façon de tâter le terrain : est-ce que ça pouvait fonctionner ?” Alors, quand leur batteur Steve Slingeneyer décide de quitter la troupe, les frères Dewaele n’ont pas hésité et ont embauché Igor Cavalera, Victoria Smith et Blake Davies pour les trois batteries, qui jouent évidemment des partitions différentes. Le rendu est inégalable en concert, estime David : “Pendant une performance live, l’énergie est au maximum quand il y a un vrai batteur. En en mettant trois, ça donne trois fois plus d’excitation.”

Et en studio, au moment d’enregistrer From Dewee, les Soulwax se sont encore ajouté des contraintes : “On avait de nouveaux tracks mais on ne voulait pas juste faire un nouvel album de Soulwax. Il nous fallait un concept original pour sortir des sentiers battus. On a donc enregistré tous les sept ensemble dans une pièce, en une prise, du début à la fin, même les transitions entre les morceaux”, poursuit Stephen. Le résultat est inclassable – c’était sans doute l’objectif – mais rempli d’énergie, la seule véritable constante de la carrière des Dewaele. “Le fait de ne pas rentrer dans une case, d'être en dehors des différentes scènes, nous cherchons ça depuis le début. À un moment, on nous a étiquetés “électroclash”. Avant c'était “mash-up”. Et on n'en avait pas du tout envie. On a même dit que Soulwax était “indie world”, “punk”, “grunge”. Pourquoi nous limiter alors que nous sommes un peu de tout ça ?” s’étonne David, avant que son binôme ne conclue : “Le truc, c'est que pour nous, il n'y a pas vraiment de différence. C'est juste de la musique, en général plutôt dansante, mais c'est tout.”

(Citations extraites d’interview dans Trax, Dazed et The Guardian)

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