En vingt ans, Kanye West a plusieurs fois changé le cours du rap et influencé comme très peu de ses contemporains la pop de son époque. Il a collaboré avec Paul McCartney, Rick Rubin, Daft Punk ou Rihanna, relancé les carrières de Jay-Z et Common, révélé Kid Cudi ou John Legend et est une influence majeure pour des artistes tels que Childish Gambino, Drake ou The Weeknd. Retour sur la carrière d’un artiste qui reste une énigme.

Kanye West a marqué de son empreinte deux décennies de rap, vendant plus de 135 millions d’albums et empochant une vingtaine de Grammy Awards - un record pour sa génération. Personnage médiatique controversé et ambivalent, capable d’interpeller George W. Bush à la télévision en lui reprochant de faire trop peu de cas des victimes noires de l’ouragan Katrina et de dire quelques années plus tard que “l’esclavage était un choix”, le couple qu’il forme depuis 2012 avec Kim Kardashian est l’un des plus exposés de la planète ; ses frasques à répétition et ses sorties incohérentes, ainsi que le contenu de certaines de ses chansons, ont fini par trouver une explication, quand, fin 2016, pris d’hallucinations et d’accès de paranoïa, il est admis au service psychiatrique d’un hôpital californien qui diagnostique un trouble bipolaire. Près de quinze ans plus tôt, c’est aussi à l’hôpital, après avoir échappé de justesse à la mort dans un accident de la route, avec la mâchoire fermée en attente de chirurgie, qu’il enregistre le titre Through The Wire, son premier single qui signe son entrée dans l’histoire de la musique – tout un symbole.

Ce fils d'un Black Panther et d'une prof d'université, né à Atlanta et élevé à Chicago, est une force de la nature autant qu'une énigme. Ses albums, qui sont des catharsis, des provocations, des revanches, des statements narcissiques et des manifestes esthétiques, ont en commun d'être des disques à tiroirs passionnants qui génèrent un flux ininterrompu de commentaires. À 20 ans, après avoir quitté les bancs de l'université de Chicago et produit quelques titres pour un rappeur local, Kanye West œuvre dans l'ombre du super-producteur D-Dot – alors directeur artistique du label Bad Boy de Puff Daddy – puis est engagé comme producteur maison par Roc-A-Fella Records, label fondé par Damon Dash et Jay-Z. Sa contribution, largement célébrée, au classique du patron The Blueprint (il produit 4 titres dont le premier single Izzo (H.O.V.A.)) assoit sa réputation en tant que beatmaker. Il met son savoir-faire au service de Nas, Scarface ou Cam'Ron, mais Kanye West rêve d'être considéré comme un artiste complet et de signer en tant que rappeur sur un gros label.

Premier disque et premier coup de maître

Refoulé par la major Capitol, il paraphe finalement un contrat avec Roc-A-Fella, qui cède par peur de perdre son producteur vedette mais ne croit guère à la transformation en rap star de ce pur produit de la middle class. “Il était clair que nous ne venions pas du même endroit”, expliquait Jay-Z à un journaliste du Time en 2006. “On a tous grandi dans la rue et tout essayé pour en sortir et puis arrive Kanye, qui, à ma connaissance, n'a jamais eu à faire le moindre trafic. Je ne voyais pas comment ça pouvait marcher.”

Toujours est-il que Kanye, qui ronge son frein et travaille depuis des années sur ce qui deviendra son premier album, The College Dropout, tient enfin sa chance. L'album, qui sort le 10 février 2004, fait l'effet d'une bombe : en marge du gangsta rap dominant, le storytelling de Kanye West qui devise sur la famille, la religion, l'éducation et se construit une persona de self-made-man en qui personne n'a cru, touche des millions d'auditeurs. Sa science du découpage de samples et son goût pour les cordes luxuriantes et les chœurs gospel, son carnet d'adresses déjà bien fourni (Jay-Z, Ludacris, Common et Mos Def sont de la partie) feront le reste.

Premier de ses albums maximalistes, Late Registration, qui sort un peu plus d'un an plus tard, révèle un Kanye West chef d'orchestre qui utilise toutes les ressources mises à sa disposition (et après le succès de The College Dropout, elles sont pour ainsi dire illimitées) pour mettre en musique sa folie des grandeurs. Il embauche Jon Brion – compositeur de bandes originales pour Paul Thomas Anderson ou Michel Gondry et producteur d'albums signés Fiona Apple et Rufus Wainwright – pour diriger et arranger un orchestre à cordes, demande à Jamie Foxx de reprendre Ray Charles (Gold Digger), enregistre les scratches de son DJ A-Trak, commande un beat à Just Blaze (Touch The Sky), sample sans compter (Bill Withers, Gil Scott-Heron, Shirley Bassey, Otis Redding) et fait livrer un clavecin et un célesta au studio. Il invite des rappeurs qui lui sont intrinsèquement supérieurs (Jay-Z, Common, Nas, Cam'Ron) mais sait les soumettre à sa loi, et il rend cool le chanteur de Maroon 5, Adam Levine (Hard Em' Say). Le résultat est un album d'une rare ambition, qui bousculera durablement le paysage et augure de la suite grandiloquente des aventures de Kanye.

Révolution 808

En 2005 et 2006, il joue dans des stades en première partie de U2 ou des Rolling Stones, décortique le songwriting de Bob Dylan ou Johnny Cash, les envolées symphoniques de Coldplay et l'efficacité de la house music européenne : il cherche la formule qui lui permettra de faire son disque de stade à lui. Précédé de Can't Tell Me Nothing, ourdi avec le pionnier de la trap DJ Toomp, et de Stronger qui sample les Daft Punk, Graduation sort à l'automne 2007. De facture plus électronique que Late Registration, ce troisième album n'en est pas moins ambitieux. Le répertoire de samples s'est élargi - le krautrock, la house, le reggae et le soft rock sont préférés à la soul - et Chris Martin de Coldplay y côtoie Mos Def et Lil Wayne. Pour la troisième fois, Kanye empoche le Grammy Award du meilleur album de rap de l'année et le succès commercial est faramineux.

Présenté comme thérapeutique par un Kanye West endeuillé par la mort de sa mère et amoindri par une séparation douloureuse, 808s & Heartbreak est une œuvre proprement révolutionnaire. Enregistré en trois semaines en grande partie dans un studio hawaïen en compagnie du jeune rappeur Kid Cudi et avec comme équipement principal la mythique boîte à rythmes de Roland, TR-808 (restée dans l'histoire grâce au Sexual Healing de Marvin Gaye et au Planet Rock d'Afrika Bambataa avant d'être à l'origine de la techno de Detroit et de la la trap music d'Atlanta) et l'outil de correction vocale Auto-Tune, 808's & Heartbreak est une rupture franche dans la discographie de Kanye West, dont le penchant pour la grandiloquence et le recours aux samples vocaux semblaient indissociables du processus créatif. Conseillé par T-Pain, qui, le premier dans le hip-hop et le R&B moderne, a utilisé l'Auto-Tune autrement que comme un correcteur de justesse, et par Jon Brion qui lui a vanté les mérites de la TR-808, Kanye réussit à faire d'un break up album minimaliste un disque qui rebat les cartes de la pop. Boudé par l'académie des Grammys, 808s & Heartbreak ouvre une brèche dans laquelle se sont engouffrés des artistes aussi différents et essentiels que James Blake, Drake ou Bon Iver.

Après la sortie de cet album cathartique et bel et bien avant-gardiste, Kanye West a brillé par ses frasques et ses excès de mégalomanie (se donnant par exemple en spectacle sur la scène des Video Music Awards au détriment de Taylor Swift), a fait quelques embardées dans le monde de la mode avant de retourner en studio, plus gonflé de narcissisme et d'ambition que jamais. D'abord avec l'opéra-rap My Beautiful Dark Twisted Fantasy, qu'il dirige depuis son studio d'Honolulu, entouré d'une cinquantaine de musiciens de session, de producteurs et d'ingénieurs du son, d'un véritable Who’s Who de la production rap (Q-Tip, DJ Premier, RZA, Madlib, Pete Rock), d'un cortège de pop stars et de pontes du rap (Beyonce, Jay-Z, Rick Ross, Rihanna, Raekwon, Alicia Keys, Elton John, Pusha T). Puis en enregistrant, dans des studios et des palaces à travers le monde, le rutilant Watch The Throne avec Jay-Z.

Symphony of destruction

"Il semble avoir insinué dans une récente interview au New York Times que My Beautiful Dark Twisted Fantasy était sa façon de se racheter”, écrivait Lou Reed dans un article consacré à Kanye West pour le site Talkhouse. “Et avec cet album [Yeezus], c'est plutôt : 'Maintenant que vous m'aimez, je vais faire en sorte que vous me détestiez'.” Venant de celui qui a divisé la critique rock et perturbé la plupart de ses fans avec un album comme Metal Machine Music (1975), ces mots ont un sens particulier. C'est d'ailleurs au cinquième album solo du chanteur du Velvet Underground qu'on a pensé la première fois qu'on a écouté Yeezus, tant il nous semblait mettre à mal, voire carrément anéantir, tout ce que Kanye West avait échafaudé avec application depuis le début de sa carrière. Anxiogène, anarchique, urgent, Yeezus est une entreprise de destruction qui donne le sentiment d'avoir été fomentée dans un hangar (là où My Beautiful Dark Twisted Fantasy et Watch The Throne étaient des disques de cathédrale), par un artiste aux abois, à bout de souffle, qui crie et invective sur fond de musique industrielle et de techno. On sait qu'après plusieurs semaines de studio, avec des contributions de Thomas Bangalter de Daft Punk, de l'Écossais du label Warp Hudson Mohawke et du parrain du rap de Chicago No I.D., Kanye West s'est tourné vers le mythique producteur Rick Rubin pour déconstruire les sessions et remonter l'album dans l'urgence pour aboutir au résultat que l'on connaît. I Am a God, Black Skinhead, New Slaves… Les titres des morceaux sont provocants, les contributions des invités (qu'ils s'appellent Justin Vernon, Frank Ocean ou Daft Punk) sont traitées comme de vulgaires samples, les phrases musicales sont sans cesse interrompues… Cinq ans après 808s & Heartbreak, Yeezus est une nouvelle rupture, un coup de scie dans le piédestal, mais aussi un vrai point d'orgue.

“Je n'arrêtais pas de travailler et je n'en finissais pas de finir cet album. À chaque fois que je sortais du studio, l'album était terminé mais on me donnait une semaine de plus alors je travaillais une semaine de plus”, racontait Kanye West au New York Times après la sortie de Late Registration, dont la sortie fut plusieurs fois repoussée. En 2016, plus personne ne dit à Kanye West quand il doit rendre ses albums et les modalités de distribution de la musique étant ce qu'elles sont, il peut laisser libre cours à sa créativité, à ses rêves de perfection et à son goût du coup de théâtre. C'est ainsi que The Life of Pablo, son septième album, est présenté en avant-première et en grande pompe au Madison Square Garden, à New York (en même temps que sa nouvelle ligne de vêtements) le 11 février 2016 et mis en ligne une première fois trois jours plus tard, a vu sa forme changer et son tracklisting évoluer jusqu'au mois de juin.

Des contributeurs par milliers

The Life of Pablo, dont les prémices remontent à fin 2013, est une nouvelle démonstration de force et l'un de ces grands chantiers de production dont Kanye semble être le seul à pouvoir tirer quelque chose. Des dizaines de contributeurs défilent dans les différents lieux perquisitionnés – à Los Angeles, Mexico, Florence ou sur l'île de Wight : Rick Rubin, le fidèle Mike Dean, le DJ norvégien Cashmere Cat, le batteur Karriem Riggins, la star montante d'Atlanta Metro Boomin… Ils ont tous apporté leur pierre. Madlib, crédité comme producteur du single No More Parties in L.A., avouera quant à lui ne pas avoir été prévenu que ce beat datant de 2010 finirait sur l'album. Drake, Andre 3000 et Pharrell Williams ont manifestement coécrit 30 Hours, qui sample par ailleurs Arthur Russell et Isaac Hayes. Le titre Fade compte, lui, plus de vingt auteurs crédités, dont les légendes de la house Larry Heard et Louie Vega. Chance The Rapper chante sur Ultralight Beam, Rihanna sur Famous, Sia sur Wolves. D'une cohérence moins évidente que My Beautiful Dark Twisted Fantasy, qui semblait tirer le meilleur des quatre premiers albums de Kanye West, The Life of Pablo est davantage un patchwork, une mixtape de luxe sur laquelle fusent mille idées et où cohabitent soul, gospel, musique expérimentale et bass music. On en oublierait presque de dire que Kanye West a enregistré trois titres sibyllins avec Sir Paul McCartney, dont la bizarrerie folk FourFiveSeconds avec Rihanna, et qu'aucun n'a été retenu pour l'album.

Après le mythique Record Plant de Los Angeles, le “rap camp” improvisé dans un studio hawaïen et les suites de l'hôtel Meurice pour Watch the Throne : les sessions du Wyoming. Alors retiré du cirque médiatique, Kanye West prend ses quartiers dans un ranch à la frontière de l'Idaho. Il y enregistrera au moins cinq courts albums qui sortiront entre mai et juin 2018 : Daytona du rappeur Pusha T, ex-membre du duo Clipse lancé par les Neptunes et artiste signé sur son label G.O.O.D. Music, son huitième album solo Ye (sur la pochette duquel il se félicite d'être bipolaire), Kids See Ghosts, du nom du duo qu'il forme avec son protégé de longue date Kid Cudi, Nasir, qu'il produit et réalise pour le MC culte du Queens Nas, et K.T.S.E. avec la chanteuse Teyana Taylor. Dense et chaotique, Ye ne manque ni de temps forts (Ghost Town avec la géniale 070 Shake) ni de bravades qui peuvent paraître déplacées quand elles sont mises en regard avec ses sorties médiatiques les plus problématiques (No Mistakes, Violent Crimes) et pour la première fois, il semble que Kanye West l'artiste n'ait pas réussi à prendre le dessus sur l'homme et ses dévoiements. Le prochain album, annoncé depuis l'été 2018, doit s'appeler Yandhi et on en viendrait presque à espérer qu'il porte bien son nom et qu'il soit, au moins un petit peu, dicté par la sagesse.

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