Commissaire de l’exposition “Electro”, qui se déroule jusqu’au 11 août 2019 à la Philharmonie de Paris, le journaliste Jean-Yves Leloup revient sur les artistes et les disques qui ont influencé et nourri cette fascinante rétrospective d’une musique protéiforme, sélectionnant des musiciens qui ont créé un univers riche autour d’eux pour mieux faire sentir aux visiteurs l'inspiration et les imaginaires de cette culture, et montrer à quel point l’électro s'inscrit dans l'histoire de l'ensemble des musiques.

Kraftwerk - 3-D The Catalogue

C'est le groupe fondateur d'une esthétique électronique moderne et qui a exploré un aspect très mélodieux, parfois chanté de la musique électronique. En ça, ils sont héritiers de l'histoire de la pop music et ils ont été parmi les premiers à explorer cet aspect percussif, rythmique dont les sons puisent leur imaginaire dans celui de la mécanique, de l'industrie, des technologies du quotidien, des choses pas toujours très futuristes. Kraftwerk n’est pas un groupe qui chantait exactement la science-fiction ou les espaces cosmiques, à part le morceau Space Lab. Ils parlaient du téléphone, des premiers réseaux informatiques, du train, de l'autoroute… Au fond, ils parlaient de la modernité, et c'est ce qui était important. C'est le groupe européen, qui, à mon avis, a été le plus influent sur les musiciens noirs américains. On trouve chez eux les prémices de la techno, dans un morceau comme Numbers ou sur The Man Machine en 78 ou Computer World en 81, deux albums qui annoncent le futur de la musique électronique.

Dans l’exposition, on aurait voulu montrer leurs robots ou certains instruments qu'ils ont développés, mais ils n’ont pas voulu. Ralf Hutter, le dernier membre fondateur du groupe, voulait montrer le résultat de son travail, cette œuvre d'art totale (la notion allemande de Gesamtkunstwerk) et aussi la manière dont ils revisitent constamment leur musique. Les vidéos présentées dans l’expo reprennent des extraits du coffret The Catalog, sorti en 2013, des réorchestrations très modernes de leur œuvre, qui sonnent super bien avec un son spatialisé. Les Kraftwerk remettent constamment leur travail sur l'établi, pas pour se moderniser ou être à la mode, mais parce que ça fait partie de leur esthétique et de leur travail quotidien sur la musique. Ça sonne de manière très affûtée. J'étais moins fan de The Mix sorti en 1991, mais The Catalog, ce sont vraiment de très belles versions qu’ils présenteront lors des trois concerts en 3D les 11, 12 et 13 juillet 2019 à la Philharmonie.

Jean-Michel Jarre - Oxygen The Trilogy

Une autre figure tutélaire de la musique électronique, qui incarne une face plus mélodieuse, planante, “entre ciel et terre”, comme il le dit lui-même. Jean-Michel Jarre symbolise la double nature de la musique électronique, une musique à la fois percussive, dansante mais qui a toujours été dans son histoire une musique propice à la rêverie, à l'évasion. C'est avec le disco de Giorgio Moroder que la musique électronique est devenue dansante, mais avant ça, c'était une musique qui explorait des timbres éthérés liés au cosmos, à l'inconnu. Dans le cinéma, elle exprime souvent les abîmes de l'esprit, l’espace, la SF… Jarre incarne bien cette première nature mais aussi le lien avec les avant-gardes, parce que la musique électro est d'abord une musique savante de laboratoire après la Seconde Guerre mondiale. Il commence au sein du GRM de Pierre Schaeffer, avant de s'en évader et d'explorer une phase plus populaire. La carrière de Jarre reflète aussi l'évolution de la technologie des instruments. Il travaille avec des instruments très anciens, qu'il nous a prêtés pour l'exposition, mais aussi des choses très récentes. La plupart des luthiers lui envoient leurs instruments pour des tests et des conseils, il s’investit dans des financements participatifs, c'est quelqu'un qui est toujours très au fait des évolutions technologiques. A ce titre, il apparaît dans la première partie de l'exposition, Man and Woman Machine, au même titre que Kraftwerk. Il a prêté une quinzaine d'instruments, dont certains apparaissent dans son studio imaginaire, qui rassemble les technologies novatrices qu'il a utilisées ces 50 dernières années, de la bande magnétique à son studio en réalité virtuelle, qui est en cours de conception mais qu'il a déjà présenté. On trouve aussi le synthétiseur Moog 55 ou une boîte à rythme LinnDrum dans la frise historique qui accueille les spectateurs à l'entrée. Pour Jean-Michel Jarre, l'important était de montrer les origines savantes de la musique électronique et qu'elle était aussi européenne, et pas seulement inventée à Detroit ou à Chicago, ce qui l'agace un peu. 

Daft Punk - Human After All

Si on les avait mis dans un corner dédié à la French Touch, les Daft Punk n’auraient pas voulu participer. Le fait qu'ils soient intégrés à une scène et une histoire plus globale, c'était important pour ces superstars de l'électronique, qui sont représentées sans casques dans les sculptures de Xavier Veilhan. Comme l'idée était de parler des esthétiques et des cultures des imaginaires, on avait remarqué une petite expo pop-up qu'ils avaient faite à Los Angeles il y a deux ans. Selon eux, ils levaient le voile sur la fabrication de leur univers de fiction avec des éléments de costumes, de décor, des diapos originales, un peu de merchandising. On voulait en reprendre une partie mais ils ont préféré faire quelque chose de spécifique pour l'expo et ils sont partis sur cette idée, une installation de décors qui recrée le morceau Technologic. Pour eux, il s’agit d’une chanson iconique des thèmes de l'exposition, de leur rapport à la machine, à la technologie, avec ce petit robot qui chante a capella les paroles du morceau. Ils recréent un décor qui est comme une extension de ce clip et accompagné par toute une série de diapos analogiques et originales – c'était important pour Thomas Bangalter – qu'on va regarder avec un compte-fils et qui permet une plongée microscopique dans la fabrication de leur univers assez ludique, qui joue avec la culture pop.

Jeff Mills - Blue Potential Live with Montpellier Philharmonic

La scène de Detroit, dont Jeff Mills est un des créateurs avec Juan Atkins, Kevin Saunderson, Derrick May ou Mike Banks, le fondateur du collectif Underground Resistance (dont Mills a accompagné les premiers pas) est évoquée dans la première partie de l'expo, Man and Woman Machine. Detroit est une ville iconique de la techno, qui a une place historique de premier plan dans l'élaboration de cette musique. Elle est aussi importante historiquement que symboliquement. La ville elle-même, avec son urbanisme décharné, incarne dans l'imaginaire contemporain une certaine idée de la crise, et de la manière dont les artistes peuvent s'inspirer d'un environnement déclassé pour inventer une autre musique. C'était important de nous centrer sur Underground Resistance. Je suis allé à Detroit, j'ai rencontré leur porte-parole Cornelius Harris, qui est assez politisé. Je voulais mettre en valeur leur esthétique, qui est beaucoup plus modeste que celle de Kraftwerk ou Daft Punk. Une esthétique très influencée par les comics américains, la science-fiction, qui s'exprime souvent à travers les macarons, certains graphismes, qu'on a rassemblés dans l'exposition. Ils ont un petit musée dédié à la techno à Detroit, on aurait voulu récupérer la fameuse presse à vinyles utilisée par Ron Murphy, une personnalité centrale de Detroit avec son label NSC, qui a servi à fabriquer les disques de Motown, du rock et de la techno de la ville. Mais ils n'ont pas voulu, ils ne voulaient laisser sortir beaucoup d'objets. Mais ce qui m'intéressait avant tout, c'était l'esthétique comics qui est présentée ans l'exposition, avec des séries de portraits réalisés par la photographe allemande Marie Staggat, et un extrait de documentaire avec Jeff Mills avec cet instrument appelé The Visitor, une sorte de boîte à rythme conçue par le designer anglo-japonais Yuri Suzuki qui ressemble à un vaisseau spatial.

Herbie Hancock - Future Shock

Le clip de Rock It n'est finalement pas dans l'expo, parce qu'il a fallu faire des choix, mais je trouve que c'est un morceau emblématique de l'électro-funk, de cette période du début des années 80. Il montre l'influence du jazz, de la musique noire, et le thème du robot dans le clip, avec cet objet inanimé qui prenait vie. Ce titre a été un tube international, avant l'arrivée de la house et de la techno, il incarne un moment important de la musique surtout avec cet album Future Shock, un album influencé par le jazz et le funk mais qui intègre naturellement les synthétiseurs de l'époque, et le scratch aussi avec Grand Mixer DST. C'est un tube qui m'a bercé comme la musique de Kraftwerk, Jarre ou Art Of Noise en ce début des 80’s, qui incarnait pour moi, adolescent, la musique du futur et la modernité de cette époque. Herbie Hancock incarne un chaînon entre la musique noire et électronique qui est évident pour les gens de Detroit ou Chicago, mais qui n'a pas toujours été compris par le public européen, et une grande partie du public et des artistes noirs américains n'ont pas toujours saisi le lien évident entre les rythmes primaires qui accompagnaient parfois les work songs ou le gospel, en tapant des mains ou des pieds, et la techno. A la Philharmonie, on a eu une belle conférence qui, en une trentaine de morceaux, montrait très bien la prééminence de certains rythmes, du gospel à la techno en passant par le jazz et le funk. C’est une évidence mais on l'oublie parfois. Si l’on écoute la musique de gens comme Petit Biscuit ou Thylacine, le lien avec la musique noire américaine n'est pas évident. Et pourtant… L’un des drames de la musique électronique, c'est l'oubli de ses racines noires américaines, qui sont parfois éludées chez certains.

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