Avec les mixtapes “Monster”, “Beast Mode” et “56 Nights”, sorties à quelques semaines d’intervalle entre octobre 2014 et mars 2015, Future a repris le contrôle de sa carrière et offert au rap contemporain l’un de ses tournants. Retour sur l’ascension chaotique du rappeur le plus important et le plus fascinant de son temps.

C’est l’histoire d’un état de grâce et d’une descente aux enfers. Entre octobre 2014 et mars 2015, le rappeur d’Atlanta Future, que l’industrie du disque a un temps voulu cantonner à un rôle de star docile et qu’on a trop vite rangé dans la case du rappeur matérialiste et jouisseur, nous a donné l’occasion rare d’assister en accéléré et en temps réel à la création d’un personnage mythique. Brisé et humilié par une rupture amoureuse qui a fait la une des médias et ravagé par les effets pervers d’un succès et d’une surexposition qui lui échappent, il a joué la carte de la thérapie éclair en s’exposant comme rarement sur une série de trois mixtapes libératrices, nihilistes et géniales.

On a pu dire de Future qu'il était le chaînon manquant entre la trap music de Gucci Mane et le gangsta-funk d'Outkast, les deux institutions de sa ville natale d'Atlanta, devenue au début des années 2000 la nouvelle capitale mondiale du rap et qui ne semble pas décidée à laisser sa place. De fait, avant même qu'il se fasse appeler Future, Nayvadius DeMun Wilburn a fait ses classes au sein de la Dungeon Family de son cousin Rico Wade, le producteur d'Outkast, et comme tout rappeur local ou presque, il a croisé la route de l'inénarrable Gucci Mane (ils sortiront une mixtape en commun en 2011, suivi d'un EP en 2016). Mais c'est sous l'aile d'un certain Rocko, un temps signé sur Def Jam, que Future investit le marché de la mixtape en 2010 – il en sortira huit avant Astronaut Status, prélude prometteur à son premier album studio Pluto, porté par le single conquérant Turn On the Lights et distribué par la major Epic en avril 2012.

Carte de visite de Future pour le grand public, ce drôle de blockbuster où l'on croise Snoop Dogg, Drake ou R. Kelly est certes un disque mal fagoté et qui cherche à tout prix à plaire mais il contient de vraies pépites et se révélera avec le recul comme un jalon essentiel du rap contemporain. En remettant au goût du jour l'Auto-Tune – enterré trois ans plus tôt par Jay-Z sur D.O.A. (Death of Auto-Tune) – qu'il utilise comme personne pour parfaire sa formule, alors inédite, de pop-rap mélodique serti de punchlines absurdes et sombres, Future jette les bases du rap à venir et ouvre une brèche dans laquelle s'engouffreront Young Thug et consorts. L'album divise la critique et le succès commercial est relatif mais les plus avertis croient voir dans Pluto le commencement d'une carrière exceptionnelle.

Honest, la deuxième superproduction de Future, sort au printemps 2014, toujours avec un casting 5 étoiles (Lil Wayne, Pharrell, Kanye West, Andre 3000…) et de grandes ambitions. L'album s'ouvre sur un sample d'Amadou et Mariam, profite des dernières trouvailles du producteur star Mike Will Made It, qui n'a pas peur de faire boguer le logiciel trap (en effaçant les drums par exemple) et du rookie Metro Boomin qui s'y révèle, et renferme quelques vrais hits et morceaux de bravoure. Mais une impression désagréable court sur tout l'album, celle d'être en présence d'un artiste qui fait ce que l'on attend de lui, d'un interprète désincarné qui court derrière le succès en alignant les featurings de luxe et les bangers génériques. D'un rappeur au mieux perdu, au pire malhonnête, ironiquement. On est loin de la folie et de l'imperfection de Pluto qui nous autorisaient à penser qu'il était le digne successeur d'un Lil Wayne.

À l'inverse, sur la mixtape Monster, dont la production exécutive a été confiée au jeune Metro Boomin, adepte d'une trap sourde et caverneuse, Future pousse très loin l'incarnation et le réalisme froid. Culpabilité, dégoût de soi, douleur et luxure sont au programme de cette plongée vertigineuse dans la psyché de l'artiste, dont l'année 2014 aura été tumultueuse : sa relation très médiatisée avec la chanteuse Ciara prend fin trois mois après la naissance de leur fils. Ainsi, le spectre de l'interprète de Goodies hante plusieurs plages de Monster. En quelques mois, le Future bravache qui brandissait sa fiancée comme un trophée de chasse en compagnie de Kanye West sur I Won (“Je veux juste te sortir et t'exhiber”) a bien changé : sur Throw Away, pièce maîtresse de Monster, il commence par s'épancher sur ses excès et son infidélité comme pour mieux les expier et crier désespérément son amour pour la mère de son enfant dans une deuxième partie parcourue d'une grande mélancolie et portée par un falsetto chevrotant.

C'est avec Throw Away que s'opère le basculement, que le personnage de Future gagne en chair, en sang et en larmes. Sa vulnérabilité et sa façon de combattre ou de se laisser dévorer par ses démons vont devenir les moteurs essentiels de sa création. Le cheminement qui mènera Future à produire son chef-d'œuvre DS2, qui sera aussi son premier album numéro un du billboard, est à la fois une traversée du désert et une chevauchée fantastique.

Sur l'essentiel de Monster et plus encore peut-être sur Beast Mode et 56 Nights qui sortent respectivement en janvier et en mars de l'année 2015, Future a beau être dévasté, il n'est rien de moins qu'impérial. En lieu et place d'hymnes hédonistes et grandiloquents, ses blues auto-tunés sont sublimés par une voix éraillée qui donne l'impression d'être en permanence sur le point de lâcher. Et si le malaise d'entendre Future s'enfoncer dans l'autodestruction, d'osciller entre fuite en avant et épisodes dépressifs, est réel, il est bizarrement contrebalancé, chez l'auditeur, par une certaine forme de jubilation à entendre enfin le rappeur artistiquement libéré.

Beast Mode, entièrement produit par le vétéran de la trap Zaytoven, joue particulièrement sur ce paradoxe. Entre les roulements de mécanique (Oooooh), les chroniques de hustler (Aintchu en compagnie de la légende du sud Juvenile), et les coups de cafard (“J'ai pris toute la douleur et je me suis enfui avec”, rappe-t-il en substance sur No Basic), c'est le yo-yo permanent, parfois au sein du même morceau. Et Zaytoven n'a pas son pareil pour jouer sur ces contrastes, dégainer ses petits arpèges de piano caractéristiques quand il le faut ou sortir l'artillerie quand l'heure est au braggadocio. Enregistré en seulement quelques jours pour assouvir la soif de Future, dont les morceaux en cours n'étaient pas accessibles (son DJ Esco est retenu dans une prison de Dubaï), Beast Mode est une livraison spontanée qui atteste que Future est une force de la nature et un homme brisé enfermé dans le corps d'un pur entertainer qui repousse sans cesse les limites de son art.

Sur 56 Nights, la part sombre a pris le dessus. Future fait désormais davantage confiance aux drogues de synthèse qu'à la gent féminine pour apaiser son chagrin et taire ses démons et les sursauts hédonistes se font rares. La production, ici essentiellement signée Southside, membre de la bien nommée 808 Mafia (en hommage à la célèbre boîte à rythmes qui a donné le son de la trap), est à l'avenant. Les chœurs de Diamonds of Africa, les sirènes et interférences de No Compadre, les basses sourdes et les beats souvent squelettiques sur lesquels reposent la plupart des titres concourent à faire de 56 Nights le chapitre le plus grave et désespéré de la trilogie. Mais c'est aussi le plus virtuose, celui où Future maîtrise le plus son sujet, sa persona et sa voix. Never Gon Lose est l'un des titres les plus impressionnants de la discographie de Future. Sur une production d'un minimalisme extrême, il y déroule un flow d'un autre monde – trois minutes ininterrompues d'un rap insaisissable et magnétique, tout en fulgurances et décrochages, qui se terminent par un râle à mi-chemin entre le cri de la victoire et la complainte d'une bête blessée. Tout est là.

Avec cette trilogie de mixtapes stupéfiantes et cathartiques, qu'il faut réécouter aujourd'hui pour en saisir l'importance et en mesurer l'influence, Future prend bel et bien place sur le podium d'Atlanta entre le duo mythique Outkast et le roi de l'underground Gucci Mane. Sa transformation sera achevée avec la sortie de l'album DS2 en juillet 2015, qui le placera une fois pour toutes au sommet de la chaîne alimentaire du rap et dans le cercle très fermé des rappeurs autour desquels une fascination, qui confine au culte, s'est créée.

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