Dès son premier essai, le rappeur de Queensbridge, à New York, a été considéré comme un technicien hors pair, un narrateur percutant, en bref le sauveur du rap US. Mais après ? Comment se dépasser quand votre premier opus est déjà votre œuvre ultime ? Alors qu’il joue à Paris le 7 juin en compagnie du Wu-Tang Clan, retour sur la carrière d’un rappeur devenu une légende à 20 ans.

C’est sous les traits d’un adolescent que Nas se fait remarquer pour la première fois en 1991, sur Live at the Barbeque de Main Source, le groupe de Large Professor, qui deviendra son mentor. Incisive, énergétique et déjà remplie de petites histoires, l’écriture spontanée de Nasir Jones fait mouche. On le retrouve un an plus tard aux côtés de la légende MC Serch du groupe 3rd Bass pour un Back to the Grill aux flammes très hautes. Les rappeurs se succèdent dans un esprit de partage de grandes grillades dans un parc mais Nas est toujours au-dessus et représente déjà le futur. Il a 18 ans mais sa voix enveloppante lui donne l’attitude et le regard d’un adulte qui en a vu beaucoup. Sort alors son premier maxi, Halftime, qui engendre une grosse spéculation dans le milieu rap new-yorkais. Une étoile juvénile est née et tout le monde attend sa transformation en supernova.

La déflagration arrive le 18 avril 1994. Près de vingt-cinq ans après, Illmatic est toujours inégalé, un phare à l’horizon de toutes les carrières et de plusieurs générations touchées par le virus du rap. En neuf morceaux urgents et une introduction mythique, Nas devient l’égérie d’une nouvelle génération urbaine qui met au ban les anciennes idoles comme Rakim, Big Daddy Kane, Slick Rick ou Kool G Rap. Avec ses images fortes, son écriture en puzzle, Nas dépeint un monde violent, celui du Queensbridge où dealers, arnaqueurs et familles modestes se côtoient dans une grande ronde tourbillonnante. Nas a un sens du détail extrême qu’il restitue avec lucidité en quelques syllabes. Ces visions presque astrales le font paraître plus âgé à l’oreille, comme un sage coincé dans un corps adulescent. Illmatic est un succès critique qui dépassera toutes les frontières. Le rap devient le genre musical numéro un aux Etats Unis puis partout dans le monde. Nas en est une des figures de proue avec Notorious B.I.G., 2pac et Jay Z peu après.

Le cap du deuxième album – réunir fans de la première heure et public élargi – est plus compliqué à tenir mais avec It Was Written, Nas danse sur cette fine ligne, entrant dans la peau de son alter ego Escobar pour se donner la consistance que les gens lui imaginent et devenir le véritable gangster de ses histoires. Avec des marqueurs très forts comme If I Ruled The World en duo avec Lauryn Hill, il devient le messie attendu, le chantre de la rue qui mélange saynètes sordides, moments de bravoure et luxe de nouveau riche. Emportant avec lui AZ, Foxy Brown et Cormega, les membres de son groupe The Firm, il s’installera comme le premier chaînon manquant entre les côtes est et ouest, collaborant avec Dr. Dre après sa fuite de Death Row. Mais le costume est un peu trop grand. Bien ajusté à la taille, il baille au niveau des épaules. Le semi-échec de l’album The Firm puis le piratage de son troisième album rendent fragile la position du petit prince du rap américain. Son âme s’aigrit un peu sur sa collaboration avec Puff Daddy. Hate Me Now est un des premiers pamphlets du rap contre les haters, ces déçus continuels qui veulent que l’artiste évolue comme ils le souhaitent. Une bonne partie de la carrière de Nas est contenue dans ce titre et son clip à valeur christique. Nas a toujours eu comme un fardeau à porter très tôt, avec cette destinée toute tracée. Et il a passé sa vie à alterner entre l’acceptation et la rébellion.

Pourtant, dans chaque album, à chaque période de Nas, il y a une étincelle, un moment privilégié. En eaux troubles, le rappeur du Queens trouve toujours en lui une poésie unique qui traverse le temps. Que ce soit l’humilité flamboyante de Nas Is Like sur I Am… ou le très humain Some of Us Have Angels sur Nastradamus, Nasir se perd sans paniquer dans un labyrinthe de pensées mais terrasse toujours le minotaure à la fin, avec plusieurs longueurs d’avance sur ses concurrents. Son aura reste intacte même si la couronne vacille et lui tombe sur les yeux, l’isolant petit à petit du monde extérieur.

Quelques années plus tard, c’est justement quand il sera piqué dans son orgueil par un de ses pairs que Nas retrouvera son énergie incroyable. Jay Z est alors au top de son art avec trois volumes d’In My Lifetime sous les bras, dans la lignée de son ami défunt, Notorious B.I.G. Il démarre alors le nouveau siècle avec l’envie de brûler les anciennes idoles, en commençant par un de ses rappeurs préférés, Nasir Jones. En tirant à bout portant sur The Takeover, extrait de Blueprint, Jay-Z va réveiller Nas comme un volcan, le sortir de sa zone de confort avec un lance-flammes, testant son talent hors norme et son autorité brimée. Toute la réussite de Stillmatic, son album sorti en 2001, est basée sur ce défi lancé par Jay Z, rendant son écriture plus tranchante, plus hargneuse, renouant même avec les producteurs de ses débuts, Large Professor et DJ Premier.

Cette nouvelle entité de Nas, plus sereine et ajustée, sera complète sur God’s Son. Cet album sorti dans le sillage de Stillmatic en 2002 est le plus réussi de son époque moderne. Sans bandeau sur les yeux, Nas reprend son rôle de porte-parole d’une génération bafouée sur son iconique morceau I Can, message d’espoir et de contre-culture pour les jeunes qui arrivent à grandes enjambées. Nas accepte d’être le messie de sa rue, sans le trompe-l’œil de la réussite tapageuse. Il y tutoie de nouvelles gloires comme Eminem, Alicia Keys ou The Alchemist. Il passe le témoin, restant humble mais avec l’arrogance subtile des surdoués. Après dix ans de carrière, il se propulse en orbite, tournant doucement autour de la planète rap. Mais autour de lui, l’espace est immense.

Au milieu du néant, Nas a la folie des grandeurs et se lance dans la conception d’un double album, un pari risqué. Le rappeur est alors au pic de son influence. Il est emblématique mais ses choix instrumentaux font jaser. Ses textes sont brillants mais l’écrin n’est pas souvent à la hauteur. Sur Street’s Disciple, les qualités comme les défauts de Nasir sont étirés sur toute la largeur. Les breakbeats de Salaam Remi, son producteur officiel du moment, commencent à reprendre la poussière dont il les avait extirpés. Nas y nourrit son désir de relier tous les maillons de la culture noire américaine à travers les âges. Il intègre même son père Olu Dara, trompettiste jazz à la voix envoûtante et chargée d’histoires. Ce grand cercle englobant tous ses héros oubliés est très louable mais Nas s’y morfond parfois, comme perdu au milieu du temple. Mais il arrive toujours à des sommets de sincérité, comme sur Rest of My Life où il se demande justement quelle sera la prochaine étape pour lui, après ce petit regard dans le rétroviseur. Toute sa carrière d’équilibriste est mise en perspective en quelques rimes. Le don et la malédiction s’entremêlent à jamais. Nas donne alors d’autres pistes d’un avenir possible : sur Getting Married, évoquant sa relation fusionnelle avec Kelis, il endosse avec le sourire ce titre de nouveau couple princier.

Promu gardien du temple, Nasir renoue avec son meilleur ennemi Jay Z sur Black Republicans. Longtemps attendue, cette collaboration ne pouvait que décevoir mais joue la carte de la paix diplomatique au milieu d’autres titres nostalgiques sur Hip Hop Is Dead. En 2008, Nas s’enfonce dans la controverse en annonçant un album intitulé Nigger, avant que le disque ne paraisse finalement sans titre. Provocateur, incisif et parfois limite, l’album ouvre aussi de nouvelles perspectives dans les textes de Nas. Synchronisé avec l’élection de Barack Obama, premier président noir des Etats-Unis, cet Untitled reste son l’œuvre la plus politique, entre blues et black power 70’s. Il continuera ce parcours conscient sur un album commun avec Damian Marley dont tous les bénéfices seront reversés à des associations caritatives en Afrique.

Si Nas est en plein combat social, culturel et politique, sa vraie guerre est plus personnelle. Là où le tandem Jay Z / Beyoncé se présente comme un couple modèle quasi royal, Nas et Kelis rencontrent excès et chaos. De toutes ces implosions, il tire son premier album de véritable adulte, Life Is Good. Parlant ouvertement de paternité, de divorce et de prendre de l’âge, Nasir fait le bilan calmement, parfois même avec dérision. No ID et Salaam Remi sont à la baguette pour donner un souffle intemporel à sa séparation. Nas se sert de ses échecs, de ses fractures pour déconstruire le mythe du Nasty Nas, libérateur d’une époque, messie d’une culture. Même six ans après, sur NASIR avec Kanye West en chef d’orchestre, il continue d’utiliser son don naturel d’écriture en restant sincère et proche de ses faiblesses, occultant certains terrains glissants pour mieux les déconstruire. Un peu fatigué, il continue contre vents et marées à croiser dans le ciel ses traits de génie.

Nas a une croix à porter et il ne l’a jamais lâchée depuis Illmatic, ce premier album porté aux nues. Il l’a parfois posée, détestée, avant de se relever, de se tromper et de remonter les pentes. Sauveur providentiel égaré entre points culminants et failles abyssales, Nas écrit finalement sa dynastie de la façon la plus humaine possible.

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