Entre féerie et humour déjanté, grandiose et douceur bienveillante, Danny Elfman a bâti en près de quarante ans un style très personnel et bigarré, qu’il distille dans des productions hollywoodiennes éclectiques, signées notamment Tim Burton ou Gus Van Sant. À l’occasion d’un week-end qui lui est consacré à la Philharmonie de Paris, retour sur dix albums essentiels de sa discographie.

Forbidden Zone (1982)

La famille Hercule s'installe dans sa nouvelle demeure californienne et découvre dans la cave une porte qui donne accès à la sixième dimension, un univers délirant peuplé de personnages bizarres : un roi nain, une reine jalouse, des courtisanes en bikini et Lucifer en personne. Tel est le point de départ pour le moins loufoque de ce film désormais culte réalisé par Richard Elfman, le frère de Danny, ce dernier faisant ici ses premiers pas en tant que musicien pour l’image. À cette époque, le compositeur était complètement investi dans son groupe Oingo Boingo, et c’est avant tout en tant que musicien pop-rock/new wave qu’il a été engagé pour la conception musicale de Forbidden Zone. L’un des atouts de cette BO réside en effet dans la poignée de chansons que Danny Elfman mit en boîte pour l’occasion. On retiendra Queen’s Revenge, avec une Marie-Pascale Elfman (épouse de Richard) suprêmement allumée, ou bien le désopilant Alphabet Song. Cette BO comprend également quelques instrumentaux, sortes d’embryons touchants de la future « Elfman’s touch ». On citera par exemple un Love Theme rappelant l’étrangeté mélancolique d’Erik Satie. Une belle curiosité.

Beetlejuice (1988)

Comédie fantastique et iconique de Tim Burton, Beetlejuice raconte l’histoire de deux jeunes mariés qui, suite à leur décès, deviennent des fantômes hantant leur ancienne maison. Ils font alors appel à un « bio-exorciste » excentrique (Michael Keaton), afin de faire fuir les nouveaux occupants. Très loin de l’univers de Oingo Boingo (groupe dont il est alors toujours membre et qui vient de sortir un tube avec Just Another Day), Danny Elfman signe avec Beetlejuice sa seconde collaboration avec Tim Burton – et sa sixième musique de film. Le compositeur a beau être relativement novice dans le milieu, son style est déjà bien affirmé. Celui-ci consiste en une inventivité orchestrale hors-norme, une prédilection pour des rythmes frénétiques, et diverses références à deux de ses idoles : Nino Rota et Bernard Herrmann. Tout ceci fusionne au sein d’une BO comprenant un nombre incalculable de genres musicaux : du tango (The Book/Obituaries ; The Wedding) à la valse (Lydia Discovers), en passant par la musique religieuse (The Incantation) ou la musique de manège (Showtime!). Quant au thème principal (Main Titles), son aspect macabre et carnavalesque est resté dans la mémoire de tous les amoureux du film. Introduite par des percussions caribéennes (steel drums) et un court clin d’œil à la chanson Day-O d’Harry Belafonte, la mélodie très fellinienne d’Elfman est ensuite interprétée par des cuivres, accompagnés de tambourins imperturbables, d’un piano déchaîné, de cordes virevoltantes, ou encore de clarinettes en folie. Dans le final grandiose, les cuivres sont doublés par un chœur, le tout étant ponctué par des cymbales d’orchestre en surchauffe. Certains affirment qu’une bonne musique d’un film ne doit pas s’entendre. Danny Elfman n’a visiblement pas suivi ce conseil, pour notre plus grand plaisir.

Dick Tracy (1990)

D’aucuns estiment que la BO de Dick Tracy serait la petite sœur de celle de Batman de Tim Burton, sorti l’année précédente. Entre la musique d’action musclée (The Chase) et l’hommage glamour à George Gershwin (Tess’ Theme), la partition de cette adaptation du comics de Chester Gould donne en effet l’étrange sensation d’être le miroir des morceaux épiques (Attack of the Batwing) et romantiques (Love Theme) du film de Burton, à la fois dans l’écriture et les arrangements. À noter que cette BO rentre pleinement dans la catégorie « musiques de film conçues dans un certain chaos ». En effet, alors que le montage était bouclé, le studio Disney (qui produisait le film) décida à la dernière minute de changer entièrement la scène d’ouverture du film – et donc sa musique. Or, Danny Elfman était en tournée avec son groupe Oingo Boingo à ce moment-là et il était hors de question pour lui de faire demi-tour. Le compositeur reçut alors une vidéo de la scène fraîchement tournée par courrier et il écrivit une nouvelle partition sur la route, entre deux concerts. Quant à l’enregistrement, il fut également exécuté à distance, avec Elfman donnant des indications de tempo au bout du fil. Les délais courts et autres aléas de la production d’un long-métrage ont parfois tendance à transformer un compositeur en un aventurier devant affronter une multitude d’embûches.

Mission : Impossible (1996)

On connaît l’admiration de Danny Elfman pour certains de ses aînés qu’il cite régulièrement, au gré de ses propres compositions : Nino Rota dans Pee-Wee Big Adventure (1985), Franz Waxman dans Frankenweenie (2012), sans oublier l’étrange aventure que constitua le remake de Psycho réalisé par Gus Van Sant (1998). Pour cette photocopie postmoderne du chef-d’œuvre d’Alfred Hitchcock, c’est en effet Elfman qui fut engagé pour adapter la célèbre partition de Bernard Herrmann, ce qu’il fit en modifiant très légèrement le tempo ici ou l’orchestration là.

Dans Mission : Impossible en 1996 (unique collaboration entre Danny Elfman et Brian De Palma) c’est un autre maître de la musique de film qui est à l’honneur, Lalo Schifrin, auteur de la BO de la série d’origine. On retrouvera donc la célébrissime mélodie du compositeur argentin (dans Main Title Theme et Zoom B), mais aussi des passages d’un thème secondaire intitulé The Plot (notamment dans The Disc). D’une manière générale, la section rythmique d’Elfman rend souvent hommage à une certaine couleur jazzy et funk en provenance directe des années 1960 et 1970. C’est un peu comme si cette partie rétro de l’orchestre revenait d’entre les morts pour bousculer une orchestration hollywoodienne plutôt typée « années 1990 ». Parmi les autres pépites de la BO, citons un Love Theme d’une belle gravité, ainsi que le morceau Betrayal, dont l’aspect tragique est contrebalancé par un ostinato de basse interrogatif… Une manière subtile d’illustrer cette scène poignante, dans laquelle Ethan (Tom Cruise) est trahi par son mentor Jim (John Voight).

Will Hunting (1997)

Le cinéma de Gus Van Sant permet souvent à Danny Elfman de se reposer des ardeurs musicales dont il est familier. Avec le réalisateur de My Own Private Idaho, exit les couleurs gothiques, féeriques ou gonflées à la testostérone. Bien au contraire, Elfman se tourne généralement vers une certaine intimité orchestrale, souvent pétrie d’une bonne dose de tendresse. Lorsqu’on écoute le Main Title de Will Hunting, on se rend compte du décalage presque magique qui existe entre, d’une part, une très grande douceur instrumentale (guitares, flûte irlandaise, cordes discrètes, chœur céleste) et, d’autre part, une agitation parfois dissonante au niveau de l’écriture. Le personnage cherche un but dans la vie et lutte constamment contre son passé d’enfant battu, et c’est ce combat entre deux forces opposées que Danny Elfman traduit à travers ce thème, qui est probablement l’une des plus grandes réussites de sa carrière.

Selon Gus Van Sant, l’emploi d’un instrument irlandais permet non seulement de cadrer avec le décor du film (Boston), mais il illustre également l’aspect « irrévérencieux et turbulent » des jeunes personnages du film. On ressent bien cette association musique irlandaise/insolence dans des morceaux comme Them Apples, Jail et Second Shrink. De façon plus périlleuse, la musique de Danny Elfman tente également de traduire ce qui peut se passer dans le cerveau du protagoniste surdoué interprété par Matt Damon, en particulier lorsqu’il s’adonne à des exercices de mathématiques. Ainsi, dans Mystery Math, le piano, les cordes, le cor, la flûte et le hautbois – ainsi que des percussions aussi inattendues que des tablas et des gongs – se mélangent et se baladent au sein de la partition, de la même manière que les chiffres dans la tête de Will.

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