Michel Legrand nous a quittés le 26 janvier 2019 à l’âge de 86 ans. Avec son complice le cinéaste Jacques Demy, il a conquis le cœur des spectateurs du monde entier grâce à des classiques comme « Les Parapluies de Cherbourg », « Peau d’âne » ou « Les Demoiselles de Rochefort ».

« Une histoire d’amour », « une osmose placée sous le signe de l’audace », « c’était mon frère de sang »… Les expressions employées par Michel Legrand pour qualifier sa collaboration avec Jacques Demy frappent par leur intensité, et dépassent largement le cadre purement professionnel. On raconte qu’Agnès Varda, l’épouse de Demy, était même un peu jalouse de cette relation exclusive, dont les sentiments mutuels et exacerbés se reflétaient bien évidemment à l’écran. Les deux hommes ont fait 9 films ensemble (sur les 14 réalisés par Demy), avec comme point d’orgue un long-métrage ovniesque qui reçut la Palme d’or en 1964, et dont pourtant aucun producteur ne voulait entendre parler durant sa conception : Les Parapluies de Cherbourg. Transfiguré par la présence diaphane de Catherine Deneuve dans le rôle de Geneviève, le film joue sur un contraste entre des dialogues d’une banalité sans nom et le fait qu’ils soient entièrement chantés. Seule la productrice Mag Bodard a eu le cran de se lancer dans l’aventure – même si visiblement, elle ne comprenait pas grand-chose au projet, selon les dires du compositeur. Quant à la musique, c’est Michel Legrand qui a été contraint de l’éditer avec l’aide de son complice Francis Lemarque, puisque même sa propre mère (Marcelle Der Mikaëlian, qui s’occupait des Productions Michel Legrand) refusa de mettre 1 franc dans ce long-métrage « voué à l’échec ».

À l’image de ce film « en-chanté » (comme disait l’accroche publicitaire de l’époque), les grands scénarios originaux de Jacques Demy sont construits comme des figures géométriques. Les liens entre les personnages, le hasard qui les fait se rencontrer (ou non), les ressemblances, les quiproquos : tout ceci forme des sillons complexes qui s’entrecroisent, et dont la musique se fait l’écho. A fortiori lorsque c’est un génie comme Michel Legrand qui la pratique, la musique ressemble à une équation mathématique rigoureuse, mais qui serait, dans le même temps, pourvue d’émotions. C’est sans doute lorsqu’elle lorgne la régularité implacable (et souvent complexe) du baroque que la musique se rapproche le plus des chassés-croisés de Demy. On pense évidemment aux célèbres fugues de Peau d’âne en 1970 (notamment celle du générique de début), mais aussi à la marche harmonique de la comédie loufoque L’événement le plus important depuis que l’homme a marché sur la Lune (1973), ainsi qu’à la scène des Demoiselles de Rochefort (1967) durant laquelle Françoise Dorléac donne une leçon de solfège à ses élèves, tout en rêvant à une autre vie. Les gammes ennuyeuses prennent alors, petit à petit, la forme d’une mélodie hypnotisante, digne d’un prélude de Bach.

La plupart des films de Jacques Demy se situent dans un port, ce qui exprime à la fois un ancrage dans une vie provinciale française très documentée et un désir constant d’exotisme et de terres lointaines (américaines, bien souvent). Il y a donc une double vision de la réalité qui se côtoie en permanence dans son cinéma, lequel devient alors un no man’s land énigmatique entre la banalité et l’onirisme. Au sein de ce cadre précis, le rôle de la musique de Michel Legrand est, en revanche, unidimensionnel puisqu’elle est là pour renforcer le désir utopique d’un ailleurs. La rêverie absolue du thème de Roland dans Lola en 1961, ainsi que les références à l’ampleur de la musique de film hollywoodienne dans Les Demoiselles de Rochefort, ou les clins d’œil aux musiques merveilleuses de Georges Auric pour Jean Cocteau dans Peau d’âne sont les preuves irréfutables du rôle à la fois démesuré, consolant et optimiste de la musique dans les films de Jacques Demy. Les notes doivent faire décoller les personnages du réel, à tel point que lorsque le réalisateur décidera de changer radicalement d’esthétique dans un film comme Une Chambre en ville (1982), Michel Legrand refusera de participer à l’aventure, cédant volontiers sa place à son confrère Michel Colombier. Rappelons que ce film met en scène un docker en grève (Richard Berry) logé par une bourgeoise fauchée et alcoolique (Danièle Darrieux). Michel Legrand serait notamment tombé de sa chaise lorsqu’il lut les scènes où un chœur de CRS devait se mettre à chanter ! Tout ceci était beaucoup trop réaliste pour ce compositeur qui voyait tout en rose.

C’est sans doute dans les chansons que la dualité de la vision de Demy s’exprime avec le plus de piquant, des chansons qui sont ancrées, encore aujourd’hui, dans l’imaginaire collectif. Dans Peau d’âne et Les Demoiselles de Rochefort notamment, la musique sert de contrepoint léger et apparemment anodin à des paroles remplies de sous-entendus sexuels, ou qui évoquent en creux un point de vue désenchanté de la vie. Dans l’adaptation du conte de Charles Perrault, quel spectateur n’a pas été troublé par cette étrange recette du cake d’amour, chantée sur une mélodie faussement simple, digne d’un tube de Disney ? Ou par les conseils bruts de décoffrage d’une fée des Lilas incarnée par Delphine Seyrig (« Un prince, une bergère/Peuvent bien s'accorder quelques fois/Mais une fille et son père c'est ma foi/Un échec assuré/Une progéniture altérée ») ? Sans parler des Rêves secrets d’un prince et d’une princesse, où il est question d’aller « ensemble à la buvette » et de « fumer la pipe en cachette ».

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