Chef-d’œuvre immaculé du folk des 70’s, “Blue” n’a pas pris une ride depuis sa sortie en juin 1971. Mais pourquoi ce quatrième album, que la Canadienne a conçu comme un journal intime mis en musique, fascine toujours autant les songwriters de la Terre entière ?

On recommande souvent aux étudiants en cinéma de regarder en détail Citizen Kane d’Orson Welles, aux apprentis écrivains de lire religieusement À la recherche du temps perdu de Proust et aux futurs peintres de passer du temps devant Les Tournesols de Van Gogh. Dans la catégorie « singers songwriters », une destination s’impose aux juniors : Blue de Joni Mitchell. Plus de cinquante ans après sa sortie le 22 juin 1971, le quatrième album de la Canadienne reste une pierre angulaire du folk introspectif. Ma guitare en bois, ma voix pure et épurée, mon passé, mon passif, mes amours, mes rires, mes larmes, mes passions, mes douleurs et rien d’autre. Le matériau est intemporel, éternel et sert encore aujourd’hui à façonner des milliers d’albums à ranger au rayon confession. Mais derrière ce dénuement de façade et ces ingrédients récurrents, Joni Mitchell a réussi à concevoir une œuvre d’une grâce et d’une profondeur inégalées. Un tournant dans la carrière de la musicienne alors âgée de 28 ans.

Paru un an plus tôt au printemps 1970, son précédent disque, Ladies of the Canyon, avait boosté son aura comme sa popularité. Ce troisième album métamorphosait son folk qui prenait une tout autre dimension avec des paroles de plus en plus riches et des arrangements de plus en plus subtils. Cette Joni Mitchell à la sophistication inédite est une étoile réellement singulière dans la galaxie Crosby, Stills, Nash & Young, à laquelle elle est encore très rattachée. Les quatre mousquetaires de la scène californienne de Laurel Canyon reprendront d'ailleurs sa chanson Woodstock quelques mois plus tard. Willy évoque quant à elle ouvertement Graham William Nash, avec qui elle est en couple. Et les voix du quatuor résonnent sur The Circle Game qui referme ce Ladies of the Canyon au ton de plus en plus intime.

Ces mots de Joni Mitchell, portés par sa voix pleine de fraîcheur et de nuances, se laissent emprisonner par son jeu de guitare atypique pétri d’accords en open tuning. La critique comme le public tombent vite amoureux de toutes ces singularités. Un succès qui se confirme lorsqu’elle parcourt les scènes d’Amérique comme d’Europe, mais qui ne colle pas aux envies de la chanteuse et à son besoin de liberté, loin des aléas de la célébrité. Un thème évoqué dans For Free, qui narre la ballade d’une mégastar nostalgique de sa vie d’avant, et qui, descendant de sa limousine, se retrouve face à un simple clarinettiste de rue. Chanson que reprendra Lana Del Rey pour des raisons similaires, sur son album Chemtrails over the Country Club (2021). Logique qu’au sortir des sessions de Ladies of the Canyon, l’envie de mettre les voiles se fasse alors vitale pour Joni Mitchell. Dans les colonnes du magazine Rolling Stone, elle expliquera se sentir comme « un oiseau enfermé dans une cage dorée ». Ce besoin d’ailleurs coïncide aussi avec la fin de sa love story avec Graham Nash qu’elle évoque dans la chanson My Old Man.

Direction l’Europe et surtout la Grèce, à Matala. Dans cette station balnéaire du sud de la Crète, une communauté hippie s’est installée depuis plusieurs années. Joni Mitchell y jette l’ancre durant deux mois. De là, elle télégraphie poétiquement à Nash la fin de leur histoire. De là aussi, elle entame l’écriture d’une autre histoire. Artistique celle-ci. Dans ce village de pêcheurs et aux côtés de ses nouveaux amis babas cool (la communauté sera par la suite éjectée de l’île par l’église et la dictature des colonels), la Canadienne découvre de nouveaux sons et de nouveaux instruments comme le dulcimer, cher à la musique des Appalaches. Un personnage se démarque dans cette troupe d’exilés chevelus. Un certain Cary Raditz, Américain débarqué fin 1969 et vivant dans une grotte, face à la mer, et dans les bras duquel elle va vite tomber. « Il y avait un gros buzz au sein de notre communauté d’une cinquantaine de hippies », racontera plus tard l’Américain dans une interview au Wall Street Journal. « On savait qu’une célèbre chanteuse avait débarqué. Je n'avais pas suivi sa carrière de près, donc je n'étais pas sûr de qui elle était… On s’est rencontré dans la taverne locale où j’étais cuisinier. J’étais assez désagréable à l’époque, pas dans une très bonne passe… C’était fascinant de l’entendre composer. C’était clairement une grande musicienne avec une grande oreille. Elle aimait essayer ses accords sur son dulcimer, les jouer encore et encore comme un mantra jusqu'à ce qu'elle comprenne où elle voulait aller. Elle entrait alors dans une sorte de transe, et des choses en sortaient… » Sans le savoir, le jeune homme s’apprête à passer à la postérité. « Le 19 avril, le jour de mes 24 ans, elle m’a joué sa chanson Carey. C’était son cadeau d’anniversaire ! Quand elle me l’a chantée, j'étais surpris d’en être le sujet. Mais je n'ai pas été époustouflé, ça ressemblait à une chansonnette, quelque chose balancé juste comme ça. Tout ça sonnait comme une lettre d’adieu mais en même temps, Joni n’arrêtait pas de partir et de revenir. Elle disait toujours qu'elle allait bientôt décoller, ses intentions étaient claires. Quelques mois plus tôt, c’était une dame élégante vivant à Laurel Canyon, et Matala était aussi étrangère que possible à son monde. La vie était très simple et basique à Matala, et elle a finalement voulu retourner dans sa maison et reprendre sa carrière… »

L’année suivante, Joni Mitchell invitera Cary Raditz dans les studios A&M à Hollywood pour lui faire entendre la version définitive de Carey (elle s’excusera alors d’avoir mal orthographié son prénom) mais aussi California. « Un vrai choc car sur ce titre, elle me décrivait comme un “plouc sur une île grecque” (redneck on a grecian isle) » ! Je venais de Caroline du Nord et mon accent était très prononcé, mais je n‘étais pas comme ça. De toute façon, elle écrivait juste des chansons. Vous ne pouvez pas vraiment prendre ces choses trop au sérieux… » Cette parenthèse crétoise est l’une des composantes clés de Blue. Comme quelques pages arrachées à son journal intime. Avant de rentrer dans son Canada natal, Joni Mitchell passe par Paris où elle écrit ce fameux California. Au cœur de l’été de cette année 1970, elle croise James Taylor lors d’un festival à Toronto, et tombe raide dingue de cette autre figure majeure du folk, elle aussi en pleine ascension. Cinq ans plus jeune que Mitchell, Taylor a décroché la lune avec son deuxième album, Sweet Baby James, et se retrouve même à l’affiche du cultissime road movie du cinéaste indépendant Monte Hellman, Two-Lane Blacktop (Macadam à deux voies en VF), avec Dennis Wilson des Beach Boys. Joni et James sont beaux, intelligents, doués, libres, le couple idéal d’une génération : cette love story – très intense comme le racontera plus tard le songwriter de Boston – est un rêve qui stimule leurs carrières respectives. Chacun viendra d’ailleurs piger sur le disque en préparation de l’autre. James Taylor tient la guitare sur All I Want, California et A Case of You sur Blue. Et Joni Mitchell fait les chœurs sur Love Has Brought Me Around, Long Ago and Far Away et sur la reprise de You've Got a Friend de Carole King sur l'album Mud Slide Slim and the Blue Horizon. Là encore, Joni Mitchell fait de son amoureux du moment le centre de ses textes (sur les titres Blue et All I Want).

Mais, comme pour nourrir un peu plus ce quatrième album studio qui se construit quasiment au jour le jour, James quitte Joni (il épousera la chanteuse Carly Simon l’année suivante) et lui offre implicitement du carburant supplémentaire pour ses chansons. Cette rupture brutale pousse la Canadienne à se mettre encore plus à nu et à faire de son album un journal encore plus intime, sans filtre ni langue de bois. C’est l’autre force de Blue : ne compter que sur ses paroles, sa voix et ses mélodies. Rien d’autre ; ou presque. Sa guitare, son piano et son dulcimer des Appalaches lui suffisent. Et hormis Taylor sur les trois titres cités, elle n’embarque que Stephen Stills à la basse et à la guitare sur Carey, le batteur Russ Kunkel sur trois chansons et le maître de la pedal-steel Sneaky Pete Kleinow sur deux. Du sans filet qui la rend encore plus vulnérable, sincère et honnête. En 2014, elle décrivait ainsi son état d’esprit de l'époque : « C’était comme si mes tripes étaient à l’extérieur. J’ai écrit Blue dans ces conditions. » Les confessions de cette Joni Mitchell visent juste. Rarement la rupture amoureuse n’avait été abordée avec autant de lyrisme et de finesse, comme sur A Case of You (le You est à nouveau Graham Nash) qui sera repris par la Terre entière, de James Blake à Diana Krall en passant par K.D. Lang, Tori Amos, Rufus Wainwright et même Prince.

Finalement, la vision globale de Blue est celle d’une artiste qui ne cherche qu’une chose : magnifier la fusion entre sa vie et son art. Faire de sa vie une œuvre d’art. D’où la sensation de traverser tous les états d’âme possible en seulement dix chansons. Et lorsqu’elle évoque par exemple le sentiment de perte, Joni Mitchell ne parle pas que d’amour. Comme sur Little Green dont le secret ne sera révélé que vingt-cinq ans après son enregistrement. La Little Green en question, c’est sa fille née en 1965 alors qu’elle est chanteuse de rue, seule et sans le sou, se sentant incapable de l’élever. En 1993, une ancienne coloc peu scrupuleuse vendra le scoop de cet abandon à un tabloïd. Quatre ans plus tard, la mère et la fille se retrouveront… Aujourd’hui, Joni Mitchell a un statut intouchable. Mais à l’époque de Blue, certaines voix de la contre-culture ne goûtent pas vraiment ses mises à nu. À l’image du magazine Rolling Stone, qui la taxera de nombriliste et surtout de collectionneuse d’hommes, publiant même un diagramme de la galaxie de ses amants ! Un demi-siècle plus tard, heureusement, cette attaque bien sexiste émanant pourtant d’une frange soi-disant progressiste est anéantie par la beauté et la force de Blue, le plus grand disque conçu avec le moins de moyens possible.