Il y a deux Fleetwood Mac, celui des années 1960 aux couleurs blues porté par l’un des plus grands guitaristes de sa génération, Peter Green, et l’autre, un groupe de pop-rock qui deviendra l’une des formations les plus acclamées de son époque. Leur album de 1977, “Rumours”, reste, quarante ans après, l’une des dix meilleures ventes de tous les temps. Mais la première période du groupe, moins connue, fut tout aussi captivante.

Vénéré par B.B. King et, selon la légende, meilleur qu’Eric Clapton, Peter Green a été pendant quelques années l’un des guitaristes les plus extraordinaires de la scène anglaise, où officiaient, outre Clapton, Jeff Beck, Jimmy Page, Syd Barrett, John Lennon, George Harrison… Mais si la carrière de ce brillant guitar hero a filé comme une météorite et a été ignorée du grand public, c’est que l’homme a rapidement perdu son mojo, étouffé par trop de substances nocives. Après trois albums studio enregistrés avec Fleetwood Mac, il ne rechantera quasiment pas, et surtout abandonnera ses mythiques solos de guitare pour assurer d’impersonnelles rythmiques. Un rôle de second plan, bien loin de son aura première.

Peter Green (une abréviation de son nom Greenbaum) est né le 20 octobre 1946 à Bethnal Green et a grandi dans ce quartier de l’Est londonien. Son père est facteur, sa mère au foyer, il est benjamin d’une famille de quatre enfants qui ne roule pas sur l’or. Très tôt, Peter, habile de ses mains, doit aider sa mère dans ses travaux de couturière qui arrondissent les fins de mois. Certains racontent que ses origines juives en ont fait un gamin victime du racisme, et que la guitare sera son seul refuge, d’où une sorte de talent inné pour cet instrument qui se doublerait d’une rage particulièrement véhémente. Mais interrogé plusieurs fois sur ce point précis, Peter Green ne se souvient pas d’un quelconque ostracisme à son égard. Par contre, la musique intervient effectivement dans sa vie dès son plus jeune âge, grâce à l’un de ses frères aînés, Lennie, qui lui enseigne ses premiers accords de guitare. Peter n’a pas 10 ans, mais déjà, il peut reproduire les génériques de ses feuilletons télé préférés. La musique sera dès lors sa grande passion, et lorsqu’il quitte l’école à 15 ans pour devenir commis boucher, il consacre son temps libre à reproduire les mélodies des Shadows entendues à la radio. Hank Marvin est pour lui un modèle, aux côtés de Muddy Waters et Howlin’ Wolf, deux bluesmen alors redécouverts par la génération de jeunes Anglais aux cheveux longs parmi lesquels se trouvent les futurs Yardbirds et autres Rolling Stones.

Le premier emploi sérieux de Peter en tant que guitariste se fait au sein du groupe de John Mayall, alors grand prêtre du 12 mesures anglais : il remplace Eric Clapton (parti pour les Yardbirds) au sein des Bluesbreakers (la formation qui accompagne John) et participe à l’enregistrement de l’album A Hard Road, paru en 1967. Il chante même deux titres aux côtés de John Mayall, un début remarqué mais insatisfaisant au vu de son talent. D’autant plus qu’au sein de ces Bluesbreakers, avec le bassiste John McVie et le batteur Mick Fleetwood, ils supportent de moins en moins l’attitude despotique de Mayall. Rare faveur accordée par ce dernier, il leur prête le studio d’enregistrement quand il n’en a plus besoin. Peut-être aurait-il dû se retenir, car c’est ainsi que Peter, John et Mick s’aperçoivent de l’entente parfaite qui les unit. Ils sont repérés par Mike Vernon du label Blue Horizon, qui leur suggère l’adjonction d’un second guitariste, Jeremy Spencer, qui joue dans un style slide à la Elmore James, pour donner encore plus de relief à leur blues.

L’acte de naissance du groupe date du 13 août 1967 au festival de jazz et de blues de Windsor. La formation s’appelle alors Peter Green’s Fleetwood Mac (les noms des musiciens associés), un alias bientôt réduit à Fleetwood Mac tout court, Peter Green ne supportant pas la mise en avant. A ce moment, John McVie travaille encore avec John Mayall, mais plus pour longtemps. Dès cette apparition, la six cordes de Peter Green attire l’attention, non pas parce que c’est le même modèle qu’Eric Clapton (une Gibson Les Paul), mais parce que son style sobre et mélancolique semble incarner à la perfection le blues dans l’imaginaire collectif, un chant de tristesse que les esclaves ont adopté au siècle précédent pour exprimer leur peine. Il évoque d’ailleurs son jeu de manière très spirituelle : “J’aime jouer lentement et ressentir chaque note, car elles deviennent ainsi comme autant de parties de mon corps qui peuvent prendre vie.”

Après un premier 45 tours, commercialisé les premiers jours du mois de novembre, Peter Green’s Fleetwood Mac s’attelle à son premier album, qui sort le 24 février 1968. Titré Fleetwood Mac, la pochette représente une ruelle sordide avec ses poubelles et son chien renifleur. Pas très accrocheur, ce sera pourtant l’une des pierres fondatrices de ce que l’on appellera le British blues boom. Un retour aux sources du 12 mesures/ trois accords qui n’est rien d’autre qu’une réaction de rejet à la pop psychédélique qui envahit alors les hit-parades (à l'instar de Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band des Beatles et Odessey and Oracle des Zombies) où l’envie de gros son s’empare alors des meilleurs musiciens : Cream, Jimi Hendrix, The Who

Fleetwood Mac est un mélange de reprises et d’originaux, les compositions de Robert Johnson (Hellhound on My Trail) ou Elmore James (Shake Your Moneymaker) y côtoient les créations de Jeremy Spencer et Peter Green pour un résultat qui convaincra un large public. Le disque se place en quatrième place des meilleures ventes d’alors et restera dans le peloton de tête une bonne partie de l’année, 37 semaines exactement… Plus qu’il n’en faut pour battre le fer tant qu’il est chaud, Mr. Wonderful, le deuxième opus, est dans les bacs les derniers jours du mois d’août 1968. Il puise à la même source que le précédent, un cocktail d’originaux (I’ve Lost My Baby, Love That Burns…) et de reprises (Dust My Broom de Robert Johnson), avec cependant un musicien additionnel, la pianiste Christine Perfect qui deviendra Madame McVie. Hélas, l’excitation née avec le premier album s’est évaporée, beaucoup d’amateurs s’affirment déçus par ce disque qu’ils considèrent comme une redondance du premier. Il a pourtant été enregistré dans les conditions du direct avec une impressionnante section de cuivres, ce qui reste un réel tour de force. C’est peut-être pour cette raison que le groupe enregistre coup sur coup deux 45 tours qui deviendront d’immédiats classiques, Black Magic Woman et Albatross.

Black Magic Woman est plus rock que la version proposée deux ans plus tard par Santana au festival de Woodstock (qui en fait la conjugue avec un morceau de Gábor Szabó, Gypsy Queen, sans le créditer officiellement), alors qu'Albatross peut faire office de peinture figurative d’une sieste bercée par le rythme de l’océan. Il se vendra près de 900 000 copies de ce 45 tours instrumental rien qu’en Angleterre. Une vraie performance, même en cette époque où les disques sont devenus un bien de consommation courant.

Ce succès aurait pu donner des ailes au groupe et lui faire envisager d’explorer de nouveaux horizons (notamment grâce à l'apport du troisième guitariste Danny Kirwan recruté pour son jeu langoureux et languissant que l’on entend distinctement sur Albatross), c’est l’inverse qui se produit. Jeremy Spencer prend ombrage de la complicité qui s’est installée entre Peter et Danny, et ne va pas tarder à jeter l’éponge. Il ne s’implique d’ailleurs pratiquement pas dans l’enregistrement du troisième album, Then Play On, comme si tout cela ne le concernait plus. Il est le premier à faire ses valises, enregistrer un disque solo qui n’obtient pas le succès escompté et disparaître peu à peu des radars.

Peter Green prendra la clé des champs juste après la tournée européenne consécutive à la sortie de Then Play On, sa dernière apparition au sein du Fleetwood Mac datant du 20 mai 1970 dans la ville de Boston. Sa consommation d’acides et de LSD, si elle ne l'empêche pas de monter sur scène, a fortement contribué à son épuisement physique. Son disque solo enregistré dans la foulée de sa défection, The End of the Game, sorti en décembre, passe lui aussi complètement inaperçu. Pourtant, sur l’album Fleetwood Mac in Chicago enregistré le 4 janvier 1969 (comme son titre l’indique, dans la ville de Chicago) au studio Chess, en compagnie de gloires du blues telles que Willie Dixon, Buddy Guy, Otis Spann et Shakey Horton, il était encore en pleine forme. Victime de visions, il se fera interner en hôpital psychiatrique quelques années après. Il ne sera dès lors plus que l’ombre de lui-même. “Je suis encore là-haut, je ne suis jamais redescendu”, confiait-il au Telegraph en 1996.

Chant du cygne de l’époque Peter Green, Then Play On flirte avec le folk et les envolées psychédéliques de certains de leurs confrères, il y a comme du Doors qui s’échappe de certaines compositions, à l’image de cette pochette où un jeune éphèbe nu chevauche un cheval à la robe immaculée. Si l’âme du groupe a perdu de sa grâce et de son mordant, c’est aussi parce qu’il n’y est plus question de blues, le genre qu’il affectionne. De plus, leur manager est persuadé que le single Rattlesnake Shake va cartonner sur le marché américain, au détriment du plus uptempo Oh Well. Mauvais choix, puisque c’est le second titre qui se vendra le plus. Fleetwood Mac n’a décidément pas beaucoup de chance, il lui faudra attendre quelques années pour se ressaisir, loucher vers une pop-rock aux consonances californiennes et enfin connaître une reconnaissance internationale. Mais ceci est une autre histoire…