Une guitare acoustique. Parfois à peine plus. Et une voix unique... Le revival folk de ces dernières années est à l’origine de l’apparition de nouvelles chanteuses majeures et parfois singulières, qui rappellent leurs aînées qui ont irradié les 60’s et surtout les 70’s. Parmi ces reines du folk, certaines sont installées au panthéon, d’autres, aussi essentielles, restent des secrets bien gardés. Cette sélection (subjective) en a réuni dix.

Joan Baez

Descendante des fondateurs Woody Guthrie (1912 – 1967) et Pete Seeger (1919 – 2014), Joan Baez restera à jamais LA reine du folk contestataire des 60′s. Une sorte d’icône même. Sur fond de lutte pour les droits civiques et de guerre du Vietnam, cette fille d’un père mexicain et d’une mère écossaise s’éloigne progressivement des considérations artistiques de son ex, Bob Dylan, pour s’engager davantage dans la lutte, rejoignant même les rangs d’associations comme Amnesty International. Une implication qui n’éradique jamais la poésie de sa musique. Et même lorsqu’elle revisite ses maîtres (Dylan, Guthrie, Donovan), sa voix d’un autre monde tétanise par sa beauté immaculée. Pour évoluer avec les canons de son temps, Joan Baez délaisse parfois l’épure folk pour étoffer son instrumentation comme sur son très populaire Diamonds and Rust, un album de 1975 où elle s’entoure de cadors du jazz et de la bande FM comme Larry Carlton, Wilton Felder, Joe Sample et Tom Scott… Droits de l’homme, cause LGBT, lutte contre la peine de mort et prises de position écolos, elle ralentit la cadence musicale dans les années 80 et 90 pour agir plus concrètement. A l’heure où l’Amérique lui rappelle que le combat n’est pas fini, la grande prêtresse folk est sortie de sa réserve en 2018 pour rappeler l’aura et la singularité de sa voix avec l’album Whistle Down the Wind où elle reprend Tom Waits, Josh Ritter, ANOHNI, Mary Chapin Carpenter ou Joe Henry. C’est d’ailleurs dans sa capacité à s’approprier la plume des autres que Joan Baez a toujours le plus fasciné. Et lorsqu’elle revisite The President Sang Amazing Grace, que Zoe Mulford avait composée après la fusillade de l’église de Charleston en juin 2015, l’émotion est plus qu’intense…

Sibylle Baier

Les extraterrestres n’existent pas. Les ovnis si. En 2006, le label indé Orange Twin en attrape un. Un gros. Intitulé Colour Green, il est l’œuvre d’une certaine Sibylle Baier, totale inconnue teutonne, auteure d’une poignée de chansons composées et enregistrées chez elle entre 1970 et 1973. De très succinctes notes de pochette expliquent que c’est au retour d’un court périple entre Strasbourg et Gênes que la jeune femme accoucha de ces 14 perles on ne peut plus intemporelles, et que son fils édite trente-cinq ans après leur enregistrement… La voix, dépouillée de tout artifice, semble terrassée par un mal-être inexorable. Si pesant qu’il en devient impérial et immaculé. Le timbre de voix de cette Sibylle Baier fait de l’œil à celui d’une Nico enjouée, d’un Leonard Cohen assommé voire d’une Vashti Bunyan morose, bref rien ne ressemblant de loin ou de près à un disque pour faire la chenille… Vite devenus cultes, les enregistrements de Baier ne sont pas des énièmes traités de folk neurasthénique pour gourous de la secte Devendra Banhart. Car au-delà de ce chant en apesanteur, la dame tissait une toile harmonique renversante et bâtissait des miniatures éradiquant l’ennui parfois lié au folk.

Anne Briggs

Du brut, du brutal ! Anne Briggs ou le folk dans son épure ultime et son dénuement boisé. Avec cette Britannique née dans la banlieue de Nottingham, adieu les enluminures et les effets de manche ! Elle enregistre pour la première fois vers 19 ans seulement mais rejette rapidement l’appel des sunlights. Et cette voix ! Anne Briggs rhabill » de soie et d’or tous les antiques chants traditionnels d’Irlande ou d’Ecosse. Elle fréquente Bert Jansch, autre grand nom du revival folk anglais des 60′s, et Jimmy Page de Led Zeppelin, June Tabor, Sandy Denny ou Richard Thompson la vénèrent. Contrairement à ses compatriotes contemporains, Briggs ne cherchera jamais à « moderniser » son répertoire, optant parfois pour l’a capella pur et dur. Son éponyme Anne Briggs de 1971 est sublime et austère. Dans la foulée, The Time Has Come dévoile sa plume. Le coquillage se referme aussitôt, l’élégante folkeuse préférant se retirer, avant même ses 30 ans, au fin fond de l’Ecosse.

Vashti Bunyan

L’histoire de la musique offre parfois à entendre de belles personnes hors de leur temps, hors de tout. Des artistes fulgurants dont on sait peu de choses. Vashti Bunyan est de cette catégorie. Née dans la grisaille du Newcastle de l’après-guerre mais ayant grandi à Londres, elle est l’auteure, en 1970, de Just Another Diamond Day, chef-d’œuvre folk paru chez Philips, avant de disparaître des radars durant plus de trois décennies, pour refaire surface à l’aube des années 2000. Fragile, habité et féérique, le disque culte offre une approche singulière de l’idiome folk alors en vogue durant les années 60 et 70. Comme chez Nick Drake, la nudité de ses sonorités acoustiques et de sa voix singulière sont enveloppées dans des arrangements sobres et émouvants. Des idées d’instrumentation toujours originales et bienvenues. Just Another Diamond Day fut réalisé avec l’aide de Simon Nicol et Dave Swarbrick de Fairport Convention, Robin Williamson de l’Incredible String Band et surtout Robert Kirby, génial arrangeur des albums de Nick Drake. Anéantie par l’échec commercial de son opus rêveur, Vashti Bunyan disparaît en Irlande puis en Écosse. Geste involontairement parfait pour devenir une artiste culte. Elle passe les trois décennies suivantes à élever ses trois enfants. En 2000, avec la réédition de Just Another Diamond Day, son nom refait surface et est cité par Joanna Newsom ou Devendra Banhart, qui lui écrit pour lui demander des conseils. La retraitée sort alors de sa tanière et recommence à jouer. En 2002, elle est invitée par Glen Johnson sur la chanson Crown of the Lost, son premier enregistrement en trente ans ! Banhart puis Animal Collective enregistrent également avec elle. Cette belle agitation la pousse à entrer en studio et signer en 2005 son (enfin !) deuxième album Lookaftering… En 2014, Heartleap n’est donc que le troisième épisode de la saga Vashti Bunyan. D’entrée, sa touche est là, intacte et merveilleuse. Entre folk rêveur pourtant bien éveillé et berceuse chloroformée, sa musique a la légèreté du coton et l’étrangeté d’un conte pour adultes.

Karen Dalton

Billie Holiday fait du rock ! Image réductrice voire ridicule mais c’est pourtant cette parenté avec Lady Day qui frappe lorsque résonne l’organe vacillant de la géniale Karen Dalton. Car si les voix de ses consœurs avaient très (trop ?) souvent des cambrures angéliques et virginales, la sienne puait le mal-être et portait la souffrance de la race humaine. Oui, Karen Dalton était blues… Née dans le ciel texan en 1937 avant de prendre son envol en Oklahoma, cette étoile ne filera que le temps de deux albums yin et yang : le tout nu It’s So Hard to Tell Who’s Going to Love You the Best (1969) et le très produit In My Own Time (1971). Également fan de Bessie Smith, Dalton décolle sur la fameuse scène folk new-yorkaise de Greenwich Village à la fin des 60′s, aux côtés de Bob Dylan, Tim Hardin et autre Fred Neil. Guitare douze cordes et banjo en main, son répertoire mêlait des adaptations de titres traditionnels et des reprises de contemporains ou de vieux bluesmen et folkeux (Neil, Hardin, Jelly Roll Morton, Lead Belly…). La drogue et l’alcool viendront vite flouter cette beauté atypique qui disparaît des radars avant de mourir en 1993 à 55 ans. Reste une poignée d’enregistrements qui continuent de hanter une armée de chanteurs, de Madeleine Peyroux à Devendra Banhart…

Carole King

Avant de toucher les cimes avec son chef-d’œuvre Tapestry publié en 1971, Carole King a connu une première vie très dense. Avec son ex Gerry Goffin, elle a passé les 60′s à composer des wagons de chansons géniales pour la Terre entière. Des Byrds à Aretha Franklin en passant par Bobby Vee, les Drifters, les Chiffons, les Monkees, Dusty Springfield, Ben E. King, les Everly Brothers et des dizaines d’autres, ils furent légion à entonner les ritournelles du duo phare du Brill Building, ce mythique immeuble de Broadway où turbinaient les grands songwriters du pays. D’une certaine manière, Carole King ne sera jamais une artiste purement folk. Derrière son piano, son arme de prédilection, elle passe une partie de sa carrière à déshabiller ses plus grandes chansons, subtils alliages entre une folk music très soul et des effluves de jazz sensuel et de pop aérienne. Et les mélodies de It’s Too Late, I Feel the Earth Move, You’ve Got a Friend, Will You Still Love Me Tomorrow ou (You Make Me Feel Like) A Natural Woman sont autant d’instants magiques, proches du journal intime.

Joni Mitchell

Parmi la bonne vingtaine d’albums enregistrés par Joni Mitchell, Blue est un vrai sommet. Dépouillé à l’extrême, ce disque d’une grande pureté publié en juin 1971 symbolise à la perfection l’originalité de cette voix essentielle de la scène folk des 70′s. La Canadienne alors âgée de 28 ans embarque son art dans des harmonies virginales, sur les rives d’une poésie désabusée mais jamais plombante. Joni pleine de grâce évite l’introspection ridicule ou gênante avec un ton parfaitement juste pour chanter la solitude, la désillusion, la perte ou l’amour déçu (elle vient de quitter Graham Nash). La guitare et la voix de son complice d’alors, James Taylor, la basse de Stephen Stills mais aussi la pedal steel impressionniste de Sneaky Pete Kleinow des Flying Burrito Brothers viennent enrichir avec finesse ce Blue qui laisse entrevoir quelques inflexions jazz vers lesquelles Joni Mitchell (qui joue également ici du dulcimer des Appalaches, une sorte de cithare) tendra par la suite sur d’autres disques. Notamment à partir de Court and Spark (1973) mais surtout The Hissing of Summer Lawns (1975), Hejira (1976) et évidemment le bien nommé Mingus (1979), hommage au grand contrebassiste Charles Mingus qui travaille dessus juste avant sa mort. Un disque qui réunit le Who’s Who du jazz de l’époque avec notamment Herbie Hancock, Jaco Pastorius, Wayne Shorter, Gerry Mulligan, John McLaughlin, Stanley Clarke, Eddie Gomez et Phil Woods. Sur la planète folk, Joni Mitchell est un continent à elle seule. Un territoire avec des coutumes, des pratiques et une langue qui ne doivent rien à personne.

Odetta

Selon la légende, c’est en écoutant Odetta Holmes que le tout jeune Robert Zimmermann balança sa guitare électrique pour embrasser l’idiome folk acoustique. Logique que Dylan, Joan Baez et tant d’autres aient été tétanisés devant cet impressionnant organe de contralto né 1930 à Birmingham, en Alabama. Militante activiste pour les droits de l’homme au point de devenir LA voix du mouvement pour les droits civiques, Odetta impose son folk charismatique strié de gospel, de jazz et surtout de blues pour plafonner au sommet des charts, en 1963, avec son album Odetta Sings Folk Songs. Deux ans plus tard, elle enregistre même un disque exclusivement composé de chansons de ce jeune blanc-bec qu’elle avait tant marqué (Odetta Sings Dylan). Dans son passionnant documentaire de 2005, No Direction Home, sur les débuts de la carrière de Dylan, Martin Scorsese évoque sa forte influence. Celle d’une voix identifiable dès les premières notes. Odetta s’éclipse progressivement à l’aube des années 70 pour laisser la place à ses héritiers. Son aura d’icône du XXe siècle reste intacte jusqu’à sa mort en 2008.

Linda Perhacs

Et si la plus obscure de cette sélection subjective était la plus influente ? En écoutant le merveilleux Parallelograms de Linda Perhacs paru en 1970, on entend la mère spirituelle de nombreuses voix du moment comme Jessica Pratt, Julia Holter, Aldous Harding et quelques autres. Avant la réédition de cet album culte au début des années 2000, personne n’avait vraiment entendu parler de cette Californienne pour la simple raison qu’elle avait troqué sa guitare pour… une roulette de dentiste ! Déçu par l’échec commercial de son disque, Perhacs avait illico repris ses études de chirurgie dentaire. En 2014, elle accepte de fermer son cabinet quelques semaines pour publier enfin un second disque, The Soul of All Natural Things. Et trois ans plus tard, un troisième : I’m a Harmony. Réalisé par le grand compositeur de musiques de films Leonard Rosenman, Parallelograms a beau marcher sur les brisées de Joni Mitchell et Vashti Bunyan, il possède cette singularité vaporeuse et cette légèreté jamais souffreteuse que chérissent de nombreuses folkeuses actuelles.

Judee Sill

La poésie hippie de Judee Sill flirtant avec le christique s’est toujours drapée dans une musicalité pop folk bien de son temps, parfois même richement arrangée. Difficile pourtant d’imaginer que cette grâce provenait de la même Californienne au visage innocent qui carburait à l’héroïne, au LSD, aux braquages à main armée, aux séjours en prison et au mariage raté. Dans ce tsunami de tous les instants, la musique est un refuge salvateur. Dans l’une des maisons de correction qu’elle fréquente, Sill passe derrière l’orgue de la chapelle. Elle joue également dans des groupes de jazz. Surtout, elle compose en chantant l’amour et même l’espoir. Sa vie bascule vers 1971 lorsqu’elle croise la route de David Crosby et Graham Nash, qui l’invitent à chanter en première partie de leurs concerts. Également sous le charme, David Geffen, qui vient de lancer son nouveau label Asylum, la signe et lui fait enregistrer son premier opus, Judee Sill, suivi deux ans plus tard par Heart Food. Deux merveilles qui la rattachent davantage à Joni Mitchell, Carole King voire Karen Carpenter qu’à Joan Baez. A l’époque, le public n’adoube pas vraiment cette originale qui sombrera à nouveau dans la marginalité. Son parcours improbable s’arrêtera le 23 novembre 1979. Une overdose emporte la chanteuse qui n’aura passé que 35 années sur terre. Oublié de tous, son nom refait surface aux débuts des années 2000 et fait vite l’objet d’un culte auquel adhèrent Jim O’Rourke, Ron Sexsmith, Beth Orton, Marissa Nadler, Bonnie “Prince” Billy ou encore Bill Callahan.