La plèbe comme l’underground le vénèrent. Et rarement rappeur n’aura autant fait l’unanimité. Mais comment Kendrick Lamar a-t-il pu laminer ainsi la concurrence ? Et cela risque de durer encore un certain temps…

Les cinq minutes cinquante sont passées presque inaperçues. Et pourtant tout était déjà là. En juillet 2011, sur Ab-Souls Outro, avant-dernier titre de son premier album Section.80, Kendrick Lamar démontrait qu’il n’était pas un 8764e rappeur de plus. À 24 ans et après cinq mixtapes ayant déjà bien buzzé chez les initiés, le jeune MC né à Compton au sud de Los Angeles trempait sur ce titre son flow dans une improvisation plus jazz que rap, portée par le saxophone du producteur et multi-instrumentiste Terrace Martin. Et même si le reste du disque est déjà d’un certain calibre, cette improbable parenthèse fleurant bon la jam session à l’ancienne montre un rappeur nageant à contre-courant de la concurrence obsédée par la trap music, la maille et les ego-trips à gogo. Toujours sur ce même premier album, on entend résonner sur HiiiPower les noms de Martin Luther King et de Malcolm X, deux icônes régulièrement citées par les rappeurs de l’âge d’or comme Public Enemy, Tupac, Nas et quelques centaines d’autres. De quoi faire de Kendrick Lamar l’ambassadeur du retour à un rap conscient, malheureusement devenu quasi-invisible outre-Atlantique alors que l’ambiance n’est pourtant pas des plus rose pour la communauté afro-américaine…

Pas taxidermiste pour autant, ni rétrograde ou passéiste, le rap de Kendrick Lamar est bien celui des années 2010 (même si son prénom est un hommage à Eddie Kendricks, l’ex-Temptations qu’affectionnait tant sa mère). Dans une ère où tout se fusionne et se partage, il fusionne et partage. Le point de départ a beau être sa Californie natale, celui de l’arrivée est global. Cette Californie où il vit le jour le 17 juin 1987 est celle des grandes heures du rap West Coast, gangsta de préférence, avec ses noms bien gravés au fronton du panthéon : N.W.A. et sa quinte flush (Dr. Dre, Eazy-E, Ice Cube, MC Ren et DJ Yella), Snoop Dogg et Tupac. C’est d’ailleurs sur le tournage du clip de California Love de Tupac et Dre qu’un Kendrick de 9 ans se retrouve, embarqué là par son père, ex-membre des Gangster Disciples, un gang du sud de Chicago qu’il a fui pour Compton justement. Malgré cet environnement dans lequel les luttes entre Crips et Bloods font rage, Kendrick restera un premier de la classe. Ou plutôt un observateur incroyablement avisé comme en atteste Good Kid, M.A.A.D City, son autobiographique chef-d’œuvre d’octobre 2012. La plus belle autopsie du gangsta rap au son duquel il a grandi, là en plein Compton, entouré de gros bonnets, de petites frappes et de condés sur le qui-vive. Le regard d’un kid au-dessus de la tête duquel les balles fusent et qui comprend déjà tout sans pour autant faire la leçon à ses congénères. L’éducation, la pauvreté, la ségrégation, les drogues, l’alcool, les rapports homme/femme, la religion, chaque thème est passé au crible de rimes affutées balancées sur un flow à peine nasillard presque old school et des productions où l’on croise des samples de Grant Green, Al Green, Bill Withers, Janet Jackson, des Five Stairsteps, Beach House ou des Ohio Players

Kendrick Lamar - Poetic Justice (Live on SNL)

KendrickLamarVEVO

Avec ce deuxième album, Kendrick Lamar prouve qu’il est un maître de la narration, balayant les clichés du revers de sa main et imposant la souplesse d’une voix influencée par de nombreux aînés (dans ses interviews, il cite Mos Def, Snoop, The Game, DMX, Eminem, Tupac, Dre, Prodigy de Mobb Deep, Notorious B.I.G., Eazy-E et Rakim). Mieux, il réussit déjà à s’adresser à tous les publics. Sa virtuosité touche les experts du hip hop, le niveau de sa prose interpelle les novices, et son sens de la mélodie ne lui aliène pas le grand public, au contraire. Il devient LE phénomène du genre qu’on s’arrache. Lors de cette même année 2012, le Californien enregistrera plus de trente featurings (Dido, ASAP Rocky, Talib Kweli, Jay Rock, Schoolboy Q, The Game, Mac Miller, E-40, DJ Khaled, Skeme, Big Sean…) et tout autant l’année suivante (Miguel, Solange, J. Cole, Robin Thicke, 50 Cent, ASAP Rocky, Young Jeezy, Kid Cudi, Mayer Hawthorne, Eminem, Emeli Sandé…). Personne n’imagine pourtant la suite…

Car en 2015, bien conscient qu’il est plus qu’attendu au tournant, Kendrick Lamar enregistre l’album de tous les dangers. Le disque qui prendra Good Kid, M.A.A.D City à contrepied. Un troisième album, To Pimp A Butterfly (et son titre clin d’œil au célèbre roman de 1960 To Kill A Mockingbird de Harper Lee), qui ne fait que conforter le jeune monarque sur son trône. Un opus qui ne cherche pas à caresser le grand public dans le sens du poil, d’une densité impressionnante dans le fond comme dans la forme, dans ses productions comme dans ses textes. Loin d’avoir joué la carte de la facilité en surfant sur le succès de Good Kid, M.A.A.D City, le MC de Compton brasse ici une multitude de styles, parfois même osés. G-funk, jazz, boom bap, nu soul, électro, blaxploitation, funk, P-Funk, dirty South, tout y passe ! Le soul train de Kendrick regarde aussi bien dans le rétroviseur de la Great Black Music que droit devant lui. Quant à sa plume, son agilité est elle aussi affolante. Trip introspectif, commentaire sociétal, second degré, parenthèse politique, trait d’humour, prose du bitume ou ego trip, il sait et peut tout faire ! Et avec Alright, il signe même une sorte d’hymne du Black Lives Matter, ce mouvement militant contre les violences envers les Noirs né deux ans plus tôt…

© Denis Rouvre / Aftermath / Interscope / Top Dawg Entertainment

La densité tant musicale que verbale de ce troisième album à la saveur afrocentrique prouve que Kendrick est là pour son art et sa communauté, pas juste pour grossir son compte en banque face à un public déjà plus qu’acquis à sa cause. Côté featurings, c’est là aussi le grand jeu avec des piges du parrain du funk George Clinton, du régional de l’étape Snoop Dogg, mais aussi de Flying Lotus, Pete Rock, Pharrell Williams, Ronald Isley des Isley Brothers, Bilal, de la rappeuse Rapsody ou de la chanteuse SZA. Surtout, de nombreux « vrais » musiciens, en provenance de la scène jazz pour l’essentiel, participent activement à l’enregistrement. Des membres du collectif West Coast Get Down comme le saxophoniste Kamasi Washington, le batteur Ronald Bruner et son jeune frère bassiste, l’azimuté Thundercat, mais aussi le trompettiste Ambrose Akinmusire et le pianiste Robert Glasper apportent leur pierre à l’impressionnant édifice, soulignant par la même occasion la porosité entre les scènes jazz et rap californiennes… À se demander si avec cet album sur la pochette duquel des jeunes de Compton posent devant la Maison Blanche des liasses de dollars plein les mains (la photo est l’œuvre du Français Denis Rouvre), Kendrick n’a pas livré aux années 2010 ce que Nas offrit aux années 90 avec son mythique Illmatic. Dans une interview accordée au magazine Rolling Stone en 2017, il déclarera que ce disque, « c’est moi m’adressant à mes potes avec la connaissance et la sagesse que j’ai acquises. »

Kendrick Lamar - HUMBLE.

KendrickLamarVEVO

Kendrick Lamar ne veut pas pour autant se couper du grand public et ne rester que le chouchou des milieux autorisés voire d’une certaine intelligentsia. Pour se faire, il apparaît sur Bad Blood, le single de Taylor Swift, nouvelle reine de la pop, et sur Freedom de Beyoncé. Il signe un juteux contrat avec la marque Reebok pour endorser le modèle Ventilator. Au printemps 2015, le sénat de l’État de Californie lui remet le Generational Icon Award pour ses multiples actions de promotion de son Compton natal. L’année suivante, le maire lui remettra même symboliquement les clefs de la ville ! Enfin, en 2016, il rencontre Barack Obama pour My Brother's Keeper Challenge, le très médiatique programme de parrainage de jeunes noirs par des leadeurs de droits civiques et des artistes créé par le président américain. Aucun doute, l’artiste, le porte-parole, le militant, la star et l’entertainer ne font qu’un ! Un seul Kendrick, à la ville comme au champ, sur la terre comme au ciel, c’est justement ce que propose DAMN.. « Mon but était d’enregistrer un hybride de mes deux précédents disques », répétera-t-il à la sortie en avril 2017 de ce quatrième album intelligent et un brin conceptuel, mais beaucoup plus accessible que To Pimp A Butterfly.

Ici, le tubesque côtoie le plus avant-gardiste, le sensuel se frotte au plus hardcore, les effluves de soul psychédéliques seventies (Lust) fricotent avec le minimalisme électro (Humble). Sa plume engagée reste aiguisée comme jamais, entre prêches et introspections plus personnelles ponctués de belles allégories de l’Amérique de Trump. Ainsi, quand l’animateur Geraldo Rivera de Fox News accuse « le hip hop de faire plus de mal aux jeunes Afro-Américains que le racisme lui-même », Kendrick lui répond brillamment sur DNA, analyse complète de son ADN personnelle. Plus loin, sur Duckworth, il se fait le conteur des galères passées de ce père ex-membre de gang. Du plus grand au plus petit dénominateur commun, Kendrick Lamar rappe ici à 360°. La liste des invités conviés à la fiesta est, elle aussi, éclectique au possible : Rihanna (Loyalty), U2 (XXX), James Blake (Element), Kaytranada (Lust), Kamasi Washington (Lust), Steve Lacy de The Internet (Pride), Thundercat (Feel), les Canadiens de BadBadNotGood (Lust), sans oublier Kid Capri (Element, XXX, Duckworth et Love), cultissime DJ et MC du Bronx qui sévit à l’aube des années 90 en plein âge d’or du rap, tous apportent non seulement leur touche personnelle mais montrent, toujours et encore, l’ouverture d’esprit et la gourmandise d’un artiste dépassant les frontières du hip hop. Une fois de plus, on sort sonné de ce disque surpuissant qui lustre un peu plus la couronne de son auteur. Capable de se réinventer, Kendrick Lamar peut profiter de cette situation pour prendre le temps de soutenir quelques protégés (SZA, Lance Skiiiwalker, Zacari Pacaldo, SOB x RBE, Babes Wodumo…) en attendant qu’une quelconque relève solide ne vienne l’éjecter de son piédestal. Mais pour l’instant, l’horizon est dégagé comme jamais…