Formé, à l’approche de la quarantaine, par Killer Mike – un rappeur noir d’Atlanta proche d’OutKast, versé dans le street rap baraqué – et El-P, un b-boy blanc de Brooklyn devenu le parangon du rap expérimental, Run The Jewels aurait pu s’ajouter à la longue liste des castings ratés de l’histoire du hip-hop. À l’inverse, le duo est devenu une institution, qui ravit les foules et réveille les consciences. Alors que sort “RTJ4”, son album le plus politique et dévastateur, retour sur les trajectoires croisées d’El-P et Killer Mike.

Jamie Meline alias El-P est l’un de ceux qui ont incarné le plus pleinement ce qu’on a appelé le “rap indépendant”, qui a connu son âge d’or à la charnière des décennies 1990 et 2000. Le groupe Company Flow, qu’il forme à Brooklyn avec le MC Bigg Jus et le DJ Mr Len, fera la jonction entre le hip-hop hardcore new-yorkais – alors en perte de vitesse face à une déferlante de rap matérialiste et hédoniste – et une lame de fond expérimentale et jusqu’au-boutiste, que le label Definitive Jux (qu’El-P crée en 1999) va largement contribuer à lancer.

Sorti en 1997, en pleine hégémonie du rap clinquant de Puff Daddy et de son label Bad Boy Records, Funcrusher Plus, l'unique album vocal de Company Flow, est une œuvre de dissidence. À la fois hardcore et abscons, urbain et dystopique, il est à la littérature et au cinéma d'anticipation ce que le premier album du Wu-Tang Clan est aux films de kung-fu. En formation réduite (Bigg Jus ayant choisi de se lancer en solo et de créer son propre label), Company Flow commettra en 1999 Little Johnny from the Hospitul, un deuxième et ultime album entièrement instrumental qui proposait une alternative au trip hop et aux disques de turntablists qui commençaient à envahir les collections des amateurs de hip-hop les plus ouverts.

Avant de sortir son premier album solo Fantastic Damage en 2002, El-P va héberger et produire, via Definitive Jux, une bande de rappeurs iconoclastes comme Mr. Lif, Aesop Rock ou le duo Cannibal Ox, dont le premier album entièrement produit par El-P, The Cold Vein, est considéré comme l'un des points d'orgue du rap indépendant new-yorkais.

Au même moment, à plus de 6 000 kilomètres de Brooklyn, Killer Mike fait son entrée sur la scène rap d'Atlanta par la grande porte. Avant même d'enregistrer la moindre mixtape, il apparaît sur un titre de Stankonia, le quatrième album du groupe le plus important de la ville (voire du sud des Etats-Unis) : OutKast. Le natif du quartier d'Adamsville, au nord-ouest de la ville, qui a connu Big Boi à l'université, est à nouveau enrôlé par le duo pour The Whole World, le premier single de la compilation Big Boi and Dre Present… OutKast, qui empoche un Grammy Award en 2002. Il n'en faut pas plus à Killer Mike pour imposer son street rap athlétique dans le paysage déjà très concurrentiel du rap sudiste, qui n'a pas encore tout à fait connu son heure de gloire à l'échelle (inter)nationale (les disques de platine d'OutKast sont encore une exception dans ce marché largement dominé par New York et Los Angeles).

L'album Monster, qui sort en 2003 sur le label d'OutKast (Aquemini Records, distribué par la major Columbia), est la carte de visite d'un rappeur bien doté, formé aux battles et biberonné aux histoires de gangs et un vrai succès commercial (il atteindra la 10e place du Billboard). Son successeur, Ghetto Extraordinary, aurait dû sortir deux ans plus tard mais des désaccords entre Big Boi et Sony, la maison mère de Columbia, forcent Killer Mike à prendre le maquis et à lancer son propre label Grind Time Official pour sortir une série de disques de plus en plus denses, de plus en plus audacieux et de plus en plus politiques (la trilogie formée par I Pledge Allegiance to the Grind I et II et PL3DGE).

Assez vite, les comparaisons avec Ice Cube deviennent légion et s'il est vrai qu'il partage avec l'ex-NWA un talent pour la harangue sociale et qu'il sait jouer avec le logiciel Dirty South comme Cube avec l'esthétique G-funk, il lui faut encore trouver celui qui lui permettra de faire son AmeriKKKa's Most Wanted à lui. Ce producteur, ce sera El-P.

Après le conceptuel et politiquement très chargé Fantastic Damage, pierre de touche du rap indé, nourri à la lecture des écrits de Philip K. Dick et qui emprunte ses ambiances et ses motifs à l'electronica ou à la noise, El-P s'offre une parenthèse jazz (l'album High Water réalisé sur invitation du label Thirsty Ear avec le gratin de l'avant-garde new-yorkaise), compile ses instrumentaux (Collecting the Kid), remixe Beck ou Nine Inch Nails et convainc Cat Power et Trent Reznor de participer à son deuxième album I'll Sleep When You're Dead. Autant dire que son statut dépasse alors largement le strict cadre du rap, et que son CV commence à ressembler à celui d'un disciple de Rick Rubin.

À ce stade de sa carrière, on est tout de même loin d'imaginer qu'il trouvera son alter ego en la personne d'un rappeur noir d'Atlanta, qui a collaboré avec Jay-Z, Ice Cube, Three Six Mafia et Gucci Mane, tant les deux mondes dans lesquels évoluent El-P et Killer Mike paraissent éloignés. Près de dix ans après leur première session studio en commun, ils sont pourtant devenus inséparables et Run The Jewels, la franchise qu'ils ont créée, est l'une des plus performantes et des plus titrées du circuit.

Tout commence par une discussion entre Killer Mike et Jason DeMarco, l'un des créatifs de la chaîne de cartoons indépendante Adult Swim, basée à Atlanta, qui l'invite à enregistrer un album pour le compte du label que la chaîne a monté et dont il est directeur artistique. En 2007, Adult Swim et Definitive Jux avaient collaboré le temps d'une compilation (Definitive Swim) et des instrumentaux d'El-P sont régulièrement utilisés par la chaîne. DeMarco présente donc naturellement Killer Mike à El-P et laisse ces deux “rap nerds” (selon les propres mots de Killer Mike) se découvrir âmes sœurs. Ce qui aurait dû donner lieu à une petite poignée de morceaux se transforme en une collaboration exclusive sur R.A.P. Music, le cinquième album studio de Killer Mike. Son AmeriKKKa's Most Wanted.

Interrogé sur l'alchimie évidente du duo par Pitchfork à la sortie de l'album, Killer Mike répondait : “Je me réveille au milieu de la nuit pour essayer de comprendre [ce qui fait que je me plais autant sur les beats d'El-P], mais je ne peux pas. Ce qui est sûr, c'est que je me dois de rapper sur ces trucs. C'est comme si on avait dit à Ice Cube à son départ de N.W.A. : 'Tu vas rencontrer ces types qui s'appellent The Bomb Squad et ensemble, vous allez changer à jamais le cours de la musique.' Je ne crois pas qu'ils avaient prédit ça. Donc je ne me pose pas la question du pourquoi, je me dis juste 'enfin'.”

Album uppercut, R.A.P. Music est une masterclass et un appel aux armes. Killer Mike est intarissable et d'une rare pertinence sur la corruption des élites politiques, les brutalités policières et la condition de l'homme noir défavorisé ; et à la production, El-P parvient à faire une synthèse inédite entre l'héritage du Bomb Squad, le son du Sud et son propre catalogue. Comme dix ans plus tôt avec les jeunes rappeurs new-yorkais de Cannibal Ox, chez qui il a su révéler des capacités et une présence énormes, il offre au rappeur éléphantesque et sous-exploité qu'est Killer Mike une partition à sa mesure.

Une semaine après R.A.P. Music, El-P sort son troisième disque solo Cancer 4 Cure, superbe album de deuil en hommage à son ami, le rappeur Camu Tao. Mais c'est avec Killer Mike, sous l'étendard Run The Jewels, qu'El-P va désormais s'épanouir, à la fois comme producteur et comme rappeur.

Lancée à l'occasion d'une tournée en commun, l'aventure Run The Jewels est d'abord celle de deux rappeurs quadragénaires qui s'aménagent une aire de jeu, se construisent un sas de décompression en même temps qu'un répertoire pensé pour les festivals. Frénétique et potache, le premier album éponyme du duo (qui tient son nom d'une punchline de LL Cool J) – mis à disposition gratuitement en ligne par l'intermédiaire du label de hipsters new-yorkais Fool's Gold – fait l'effet d'un buddy movie excité et débarrassé de tout esprit de sérieux, à la bande-son catchy et old school.

Dès Run The Jewels 2, qui sort sur Mass Appeal Records, le label de Nas, un an plus tard, le propos se durcit et la production est davantage sombre et sophistiquée, le duo ralliant aussi bien à sa cause des pontes de la production rap (Prince Paul, Alchemist, Just Blaze) que la rappeuse Gangsta Boo, figure du rap du Sud, le batteur de Blink-182 Travis Barker ou l'icône Zack de la Rocha (Rage Against the Machine). Si les punchlines graphiques et les références pop sont toujours là, El-P et Killer Mike dissèquent par petites touches une Amérique malade et raciste (Early, Angel Duster). Killer Mike, en particulier, commence à endosser le costume qu'il porte aujourd'hui avec le plus d'aplomb : celui du rappeur le plus engagé de son époque. En marge de la sortie de ce deuxième album, il prend plusieurs fois la parole publiquement suite aux assassinats par la police américaine de Michael Brown et Eric Garner et deviendra l'un des soutiens publics les plus actifs de Bernie Sanders.

Run The Jewels

Meow the Jewels, album de remix parodique entièrement réalisé à partir de miaulements de chats, sort en septembre 2015 au milieu d'une tournée monumentale, qui passera par tous les grands festivals d'Europe et d'Amérique du Nord. Run The Jewels 3, qui sort fin 2016, n'est toujours pas un manifeste politique stricto sensu – El-P et Killer Mike sont bien plus subtils que cela – mais c'est pour ainsi dire le premier album de rap de l'ère Trump, élu à la tête des Etats-Unis quelques semaines plus tôt. L'Amérique est plus divisée et violente que jamais, le monde va de plus en plus mal et Run The Jewels a désormais une voix qui porte et la ferme intention de s'en servir.

Sorti en single le lendemain de l'élection, 2100 est une vraie charge. “Bienvenue dans les abîmes / je serai votre guide / nous sommes en temps de guerre”, rappe El-P en ouverture d'un couplet qui appelle à la révolte : “Ils ne voient pas l'ampleur du combat.” Ailleurs, il assène : “Longtemps la peur a été la loi, la rage ressemble à la seule thérapie”, tandis que Killer Mike est plus direct que jamais : “On ne lève plus les bras en l'air, on lève les armes en l'air.” La bande-son de ces vindictes est à l'avenant : beats et basses surpuissantes, samples vocaux découpés et montés en boucles (Stay Gold), sirènes, scratchs et mégaphones (Talk to Me), saxophone cosmique (celui de Kamasi Washington sur Thursday in the Danger Room)… C'est à la fois Blade Runner, Mad Max et Au cœur des ténèbres.

“Pourquoi attendre ? Le monde est infesté de conneries donc voici quelque chose de brut que vous pouvez écouter pendant que vous essayez de vous en sortir” : voilà comment Run The Jewels a justifié la sortie précipitée de RTJ 4, le 3 juin dernier, en pleine pandémie et alors que des manifestations embrasent l'Amérique à la suite de la mort de George Floyd sous les coups de la police, à Minneapolis. Il faut dire que l'on a rarement eu à ce point l'impression d'écouter un album fait pour son époque.

On se souvient qu'un critique avait comparé le beat programmé par El-P pour le titre Raspberry Fields de Cannibal Ox au son d'un corps sautant de mine en mine ; vingt ans plus tard, sur les premières mesures de Yankee and the Brave qui ouvre RTJ 4, Killer Mike rappe sur ce qui ressemble aux coups qu'on assène sur une porte qu'on veut faire céder. Incendiaire et séditieux, ce quatrième volet des aventures de Run The Jewels est le plus radical et le plus direct, le plus fort, le plus violent de tous. Avec le racisme institutionnel, l'oppression systémique et le capitalisme tardif en ligne de mire, El-P et Killer Mike ont donné un tour tragique à leur buddy movie mais offrent l'une des bandes-son les plus pertinentes et salutaires de l'époque.