Daniel Dumile alias MF DOOM a eu mille vies et sa trajectoire a été une succession de faux départs et de fulgurances. Avant de disparaître le 31 octobre 2020, il fut tour à tour un jeune rappeur virtuose accueilli à bras ouverts par l’industrie musicale, un indésirable revenu sur la scène par la petite porte (et masqué) après des années d’errance, le “go-to guy” du rap indépendant des années 2000 et une sorte de messie indie adoubé par Thom Yorke ou Flying Lotus. Insaisissable, fantasque et volontiers fraudeur et cachetonneur, DOOM a dynamité les codes du rap, fait grincer des dents et ouvert la voie à toute une génération de MC’s.

L’histoire commence à Long Island, New York, à la fin des années 80. Daniel Dumile, né en 1971 en Angleterre et qui s’est choisi le pseudo Zev Love X, forme avec son petit frère Dingilizwe alias DJ Subroc et le MC Rodan (vite remplacé par un autre, Onyx), le groupe KMD, pour “Kausin Much Damage”. Le rappeur du Queens MC Serch, rencontré lors d’un talent show via un ami commun, propose à l’aîné, davantage porté sur le rhyming, d’écrire un couplet pour un morceau de l’album de son groupe 3rd Bass qui s’apprête à sortir sur le label Def Jam. Ce sera The Gas Face, deuxième single de The Cactus Album et qui reste à ce jour le plus gros succès commercial de Daniel Dumile alias Zev Love X alias MF DOOM. Repérés par Dante Ross, responsable chez Elektra de la découverte de De La Soul lorsqu’il œuvrait chez Tommy Boy, les KMD s’attellent à l’écriture de leur premier album Mr. Hood, qu’ils enregistrent la nuit dans un studio de Manhattan, à plus d’une heure du domicile familial et qui sera commercialisé en mai 1991. “C’est Brand Nubian avec un sens de l’humour” pour John Caramanica du magazine Spin ou “De La Soul sans les refrains” pour Peter Shapiro. De fait, si KMD n’a jamais fait officiellement partie du collectif Native Tongues (A Tribe Called Quest, Jungle Brothers, De La Soul…) qui se partage à la charnière des décennies 80 et 90 le gâteau du rap new-yorkais avec le Juice Crew de Marley Marl, Biz Markie et Big Daddy Kane, leur formule et leur état d’esprit n’en sont pas très éloignés : samples funk, soul et blues (Billy Paul, Isley Brothers, Donny Hathaway…), textes politiques et afro-centrés et chroniques plus légères.

Mr. Hood n'est pas le plus célèbre des disques de rap new-yorkais du début des années 90 (et son succès commercial à l'époque de sa sortie est tout relatif), mais il en est l'une des pièces maîtresses. Il aurait sans doute été le prélude à une carrière prestigieuse pour les frères Dumile, mais le destin en a décidé autrement. Alors que le deuxième album de KMD, Black Bastards, vient d'être livré au label, Subroc est percuté par une voiture et perd la vie. La même semaine, Elektra prend la décision de ne pas sortir Black Bastards dont la pochette (mettant en scène un Noir pendu) et le contenu (plus radical que Mr. Hood) sont jugés trop controversés, et rend le contrat. D'une certaine manière, c'est le début de la légende de celui qui se fera bientôt appeler MF DOOM.

Loin des radars à partir de 1993, Daniel Dumile réapparaît, incognito, sur les scènes des open mics de New York dont le célèbre Nuyorican Poets Café, une institution du Lower East Side où s'est notamment révélé Saul Williams. Le visage d'abord recouvert d'un bas puis d'un masque en métal, il campe un personnage de renégat assoiffé de vengeance qui se situe quelque part entre le Dr. Doom de Marvel et le Fantôme de l'opéra. C'est sous l'identité de MF DOOM et sur le label Fondle 'Em dirigé par Bobbito Garcia (qui coanime alors le mythique Stretch Armstrong and Bobbito Show sur la radio universitaire WKCR) qu'il sort trois maxis, avant un premier album, Operation: Doomsday, qui paraît en avril 1999.

Avec ses samples d'Isaac Hayes (Dead Bent), Quincy Jones (Rhymes Like Dimes), Sade (Doomsday) ou des Beatles (Tick, Tick…) que Doom déroule pendant des dizaines de secondes, contrevenant aux règles les plus élémentaires de l'orthodoxie hip-hop, des beats déstructurés et ce flow déconcertant, qui prend des libertés rythmiques inédites, Operation: Doomsday est un album de rap avant-gardiste qui n'aura pas à attendre longtemps avant d'être certifié culte. Quand Sub Verse, le label du rappeur Bigg Jus (Company Flow), lui permet d'avoir une distribution digne de ce nom en 2001, c'est le Graal des amateurs de rap underground et MF DOOM est déjà une figure quasi mythique.

Il lance dès 2001 sa série d'albums instrumentaux, les Special Herbs, qui comptera dix volumes et dans lesquels il piochera tout au long de sa carrière et profite de son statut à part sur la scène rap indépendant alors en pleine ébullition pour signer des contrats avec quelques labels en vue. Pour Big Dada, la subdivision hip-hop du label électronique anglais Ninja Tune, il réunit les membres du collectif Monsta Island Czars (Rodan, membre éphémère de KMD, Megalon, MF Grimm) autour de samples de films de série B et de boucles de soul maltraitées pour Take Me To Your Leader qu'il signe King Geedorah, en référence au dragon à trois têtes des films Godzilla. Pour le label new-yorkais Sound-Ink, repaire de producteurs adeptes de beats électroniques syncopés, il inaugure le personnage de Viktor Vaughn et développe ses qualités de storyteller tordu, qui fait se télescoper les références les plus improbables.

En mars 2004 sort sur le label californien Stones Throw, l'un des disques les plus importants de la carrière de MF DOOM et une œuvre majeure du corpus rap indépendant : Madvillainy, sa collaboration avec le producteur Madlib sous le nom de Madvillain. Tout aussi impénétrable et mystérieux l'un que l'autre, Madlib et MF DOOM partagent également une tendance à vivre reclus (le premier dans son studio de Los Angeles et le second dans un appartement de la banlieue d'Atlanta). Quand l'entourage de Madlib se met en tête de lui faire enregistrer un disque avec Doom, nous sommes en 2002 et celui-ci n'a pas encore refait surface. Entre le moment où un émissaire de Stones Throw remet un premier CD rempli de beats de Madlib à Doom et la sortie de Madvillainy, deux ans se sont écoulés. « Je recevais des demandes de beaucoup de producteurs à l'époque, je n'étais pas familier du travail de Madlib mais il avait une bonne réputation », racontera Doom au micro du DJ anglais Benji B en 2012. « Il m'a donné des milliers d'instrumentaux. Avec lui, tout est déjà en place, j'écris simplement autour du beat. Les samples sont déjà là et tout ce que j'avais à faire était de trouver un concept. »

Madlib et Doom finissent par se retrouver dans le bunker aux murs épais de plus de 40 centimètres que le “Loop Digger” a transformé en studio et passent quelques semaines intenses avant d'être de nouveau séparés par leurs obligations respectives (Madlib peaufinera la plupart des instrus dans une chambre d'hôtel brésilienne) puis de quasiment renoncer à terminer l'album quand une première version de celui-ci fuite prématurément sur Internet. Madvillainy contient certains des morceaux de rap les plus magiques et spontanés jamais entendus ; les sciences conjuguées de Madlib (qui sample films de samouraï et disques rares dénichés au Brésil ou ailleurs) et Doom (qui érige plus que jamais le off-beat en art et joue avec les références comme un peintre avec sa palette) donnent naissance à un disque à tiroirs inépuisable.

Dans la foulée de Madvillainy, MF DOOM endosse à nouveau son costume de Viktor Vaughn (Venomous Villain), sort l'album-concept Mm...Food qui reprend en partie l'esthétique d'Operation: Doomsday puis s'acoquine avec le multi-instrumentiste et producteur Danger Mouse – révélé par The Grey Album et moitié du duo Gnarls Barkley – avec qui il sort The Mouse and the Mask sous le nom de Danger Doom, en 2005. Avec des invités tels que Ghostface Killah du Wu-Tang Clan, Cee Lo Green et Talib Kweli, l'album qui est produit en partenariat avec la chaîne de dessins animés Adult Swim est le premier de MF Doom à se frayer une place dans les hauteurs du Billboard. De plus en plus visible et demandé, il pose sa voix sur un des titres de l'album de Gorillaz, Demon Days, et compose pour Ghostface Killah. Il s'engage avec le label anglais Lex Records sur lequel il sort – après un hiatus de trois ans entouré de mystères et de controverses, dont celle des sosies présumés envoyés à sa place sur scène – le très attendu Born Like This en 2009. Doom y rappe plus dur que jamais, et si ses rimes sont toujours aussi complexes et subtiles, on est loin de la fantaisie de Mm...Food et des cartooneries de Danger Doom. Sombre et ramassé, Born Like This – qui doit son titre à un poème de Bukowski repris en partie sur Cellz – est sans doute le meilleur disque de Doom depuis Madvillainy mais son contenu peut paraître inquiétant pour qui se soucie de la psyché de son auteur.

Gazzillion Ear, l'un des titres phares de Born Like This, est remixé par ni plus ni moins que Thom Yorke, et Doom donne, à Londres, son premier concert en dehors des USA, en 2010. Il se voit refuser son retour aux Etats-Unis (né au Royaume-Uni, il n'a jamais eu la citoyenneté américaine) et s'installe donc en Angleterre où le gotha de la scène indie l'accueille comme une légende. Il enregistre avec le producteur Jneiro Jarel l'album Keys to the Kuffs (sous le nom de JJ DOOM) sur lequel on croise Damon Albarn ou Beth Gibbons de Portishead, ce qui en dit long sur le pouvoir d'attraction de Doom qui a retrouvé son humour et s'amuse à jouer à l'Anglais en détournant références et argot locaux (Guv'nor).

Discret de nouveau après l'aventure JJ Doom, il enregistre ça et là avec Flying Lotus, Earl Sweatshirt et Thundercat, BadBadNotGood et Ghostface Killah, le jeune rappeur new-yorkais Bishop Nehru ou The Avalanches (Frankie Sinatra). Jamais là où l'attend, il réalise un disque avec Czarface, formé par le duo de Boston 7L & Esoteric et du membre du Wu-Tang Clan, Inspectah Deck. Influence majeure pour de nombreux rappeurs qui pourraient être ses fils – dont Joey Badass qui rappait deux instrus Special Herbs pour sa première mixtape, et Earl Sweatshirt – et icône de l'âge d'or du hip-hop indépendant, Daniel Dumile aura marqué trois décennies de rap par ses innovations et son aura, autant que par ses frasques et ses absences. Près de trente ans après son couplet sur The Gas Face, impossible de savoir ce que nous réserve “le meilleur rappeur sans chaîne en or qu'on n'ait jamais entendu”.