Kate Bush n’a pas encore trouvé son équivalent sur la scène artistique. Adolescente au talent surnaturel, pionnière du travail sur le son, aujourd’hui légende insaisissable : elle ne cesse de livrer, depuis les fulgurants débuts de sa carrière, des chansons novatrices et terriblement expressives.

Wuthering Heights, sur The Kick Inside (1978)

Dans Wuthering Heights, un des plus étonnants premiers singles jamais réalisés, une Kate Bush de 19 ans adopte le point de vue d’un fantôme. Montrant déjà ce goût pour les histoires qui deviendra l’une de ses marques de fabrique, Kate incarne le personnage de Catherine Earnshaw dans Les Hauts de Hurlevent, grand classique d’Emily Brontë paru en 1847 : le spectre de Cathy vient hanter le cruel Heathcliff par-delà la tombe. En accord avec le sujet de la chanson, Kate chante Wuthering Heights dans un aigu surnaturel. À l’écoute de cette voix haut perchée et à l’époque des vinyles, un DJ de radio pense avoir réglé le 45 tours sur vitesse 78. Pourtant, le single s’avère si saisissant qu’il se classe n° 1 dans six pays (dont le Royaume-Uni, pays natal de la chanteuse, où il reste au sommet des charts pendant un mois). Ce succès est d’autant plus remarquable que Kate Bush a dû batailler avec sa maison de disques pour qu’elle sorte Wuthering Heights en premier (dans les bureaux d’EMI, on préférait James and the Cold Gun, un morceau plus rock). Résultat : Kate Bush acquiert du jour au lendemain un statut de star – un choc pour cette adolescente qui ambitionnait de sortir un disque, pas de devenir célèbre –, et le titre, pépite de rock atmosphérique, devient un classique absolu qui résonne encore des décennies plus tard.

Wow, sur Lionheart (1978)

Enregistré rapidement après The Kick Inside, le deuxième album de Kate Bush n’était pas destiné à devenir son préféré. Elle regrette d’avoir dû le sortir trop vite. Pendant les sessions d’enregistrement aux studios Super Bear, dans les Alpes-Maritimes, la chanteuse, qui aspire à produire elle-même ses albums, entre d’ailleurs en conflit avec son producteur Andrew Powell. Wow est le premier titre de l’album à être diffusé, comme avant lui Wuthering Heights, avec lequel il présente quelques similitudes. Dans ce morceau de pop très cinématographique, la chanteuse moque l’enthousiasme surjoué du milieu du showbiz et révèle une certaine peur des projecteurs (« We’re all alone on the stage tonight », « nous sommes tout seuls sur scène ce soir »). Un refrain accrocheur tourne en boucle entre deux couplets qui dénoncent, sur fond de nappes orchestrales, les artifices du spectacle ( »When the actor reaches his death/You know it’s not for real, he just holds his breath », « Quand on voit l’acteur mourir/On sait que c’est faux, qu’il retient seulement son souffle »). De plus, une audacieuse référence à la vaseline (sur le clip, on voit la chanteuse se tapoter l’arrière-train) vaut à la chanson une interdiction de diffusion sur BBC TV. Wow est aussi l’occasion, pour Kate Bush, de montrer pour la première fois sa détermination et son perfectionnisme en studio : on dit que l’enregistrement de la ligne de chant a pris des jours. Andrew Powell se souvient d’une expérience très exigeante physiquement et extrêmement difficile pour elle. Pour finir, Kate se déclare à juste titre satisfaite du résultat – ce chant qui dose subtilement les degrés d’émotion et de fausse extase.

Breathing, sur Never for Ever (1980)

Captivée par le double album de Pink Floyd The Wall sorti fin 1979 (Ils ont tout dit !), Kate Bush décide de franchir un cap en clôturant son troisième album sur ce morceau apocalyptique, Never for Ever (qui est aussi le premier en coproduction avec Jon Kelly). Aux studios d’Abbey Road à Londres, Kate, héritière spirituelle de l’audace des Beatles, emploie un modus operandi peut-être plus proche de l’esprit d’un Steely Dan. Une foule de bassistes défile dans les studios avant que la basse fretless et sensuelle de John Giblin ne soit jugée la meilleure pour le morceau. Breathing n’est pas un morceau très gai, puisqu’il est chanté du point de vue d’un fœtus dont la mère essaie de survivre à une explosion nucléaire (la chanteuse ne nous épargne pas les détails : « Chips of plutonium are twinkling in every lung », « Des étincelles de plutonium scintillent dans chaque poumon »). La mélodie enjôleuse et travaillée allège un peu l’atmosphère, jusqu’à un point culminant d’où émerge un faux flash info où le présentateur signale une explosion nucléaire et tente d’en évaluer les conséquences dévastatrices. À la fois tendre et glaçant, Breathing enfonce le clou : vraiment, Kate Bush n’est pas une artiste ordinaire.

Sat in Your Lap, sur The Dreaming (1982)

Bluffée par le puissant groove de Stevie Wonder, qu’elle entend en concert à Londres en août 1980, Kate Bush enregistre dès le lendemain une première ébauche de Sat in Your Lap dans son studio personnel. La version définitive de ce pic de créativité donne un morceau saturé de tom-toms secs, de percussions vocales samplées et de trompettes déformées (fournies par Geoff Downes, du groupe Yes, via un synthé Fairlight CMI). Avant-goût des pistes plus abstraites et rythmées de The Dreaming, premier album de Kate Bush entièrement autoproduit (lui-même clairement inspiré du chef-d’œuvre polyrythmique de Brian Eno et David Byrne, My Life in the Bush of Ghosts, sorti en 1981), Sat in your Lap sort sous forme de single à l’été 1981 et marque un virage supplémentaire vers le bizarre. Entrelacs de réflexions sur la soif de connaissance du genre humain, contredite par sa paresse naturelle (« I really can’t be bothered/Ooh, just gimme it quick! », « Je ne veux pas me fatiguer/Oh, donnez-moi ça tout de suite ! »), cette proposition totalement unique ne peut, encore aujourd’hui, laisser personne indifférent.

Running Up That Hill (A Deal With God), sur Hounds of Love (1985)

Longtemps avant de devenir un thème récurrent de la série Stranger Things de Netflix en 2022 (et de se classer deux fois n° 1 au Billboard Global 200 cette année-là), Running up that Hill… a fait sensation dès sa sortie en 1985. La chanson mettait fin à trois ans de silence, période mise à profit par Kate Bush pour construire un studio privé dans une grange, chez ses parents, et s’y enfermer pour créer son chef-d’œuvre : Hounds of Love. Dans l’esprit de sa créatrice, la chanson s’intitulait A Deal with God, en accord avec l’échange d’âmes évoqué par les paroles, l’atmosphère de rituel soulignée par la pulsation entêtante d’une boîte à rythme LinnDrum, les étranges motifs sur synthé Fairlight et l’exploration des vastes possibilités vocales de la chanteuse. Mais avant la sortie de l’album, EMI lui signale qu’un titre comportant le mot Dieu risquait de se voir banni des ondes dans plusieurs pays, compromettant les chances de réussite commerciale de la chanson. Pour une (très rare) fois ouverte au compromis, la chanteuse accepta de mettre le titre entre parenthèses et de le faire précéder de Running up that Hill. La postérité du plus grand tube de Kate Bush a souligné bien sûr sa modernité (comme une bonne part de la pop actuelle, il repose avant tout sur le rythme et la voix) – modernité qui touche à l’intemporel. Emblème incontesté du talent sans égal de Kate Bush pour la pop alternative, Running up that Hill (A Deal with God) a été et reste une immense réussite.

And Dream of Sheep, sur Hounds of Love (1985)

Pour And Dream of Sheep, Kate Bush délaisse temporairement le sampling et les synthés pour retourner au piano et à la voix, abondamment prolongée de réverbe sur les aigus. Mis à part la sympathique apparition de deux célèbres musiciens irlandais (Dónal Lunny et ses notes de bouzouki, John Sheahan et ses nappes de flûte) et un court extrait d’alerte de météo marine, le son est celui d’un retour aux fondamentaux. Kate Bush est seule, ce qui semble indiqué pour la première piste de sa première suite : sept pièces réunies sous le titre The Ninth Wave, qui s’ouvrent sur une jeune fille perdue en mer. Nul ne sait comment elle est arrivée dans cette situation terrifiante ni pourquoi. Mais elle est clairement en train de perdre conscience, sans doute sous les effets de l’hypothermie : désorientée, elle confond les vagues avec des chevaux blancs et sent sur son visage le souffle de moutons imaginaires qui la plongent dans une dangereuse somnolence. L’évocation de coquelicots lourds de graines (« poppies heavy with seed ») souligne encore l’atmosphère dangereusement hallucinée de And Dream of Sheep. À mesure que le trip se poursuit, The Ninth Wave se mue en un voyage cauchemardesque qui s’achève, selon le point de vue, sur un sauvetage ou sur une renaissance.

Rubberband Girl, sur The Red Shoes (1993)

Avec son titre énigmatique, Rubberband Girl, première piste d’un album hétérogène que Kate Bush a mis longtemps à sortir – il s’agit du septième – est une pop song plutôt entraînante. C’est même l’une de ses compositions les plus enjouées, portée par un tempo bien marqué à la Prince (le jeune prodige de Minneapolis fait une apparition ailleurs sur le disque), la basse funky de John Giblin, des ponctuations de marimba et les flambées de guitare rock de Danny McIntosh, qui deviendra bientôt le compagnon de Kate. « See those trees bend in the wind » (« Voyez ces arbres plier sous le vent »), commence Kate, enviant leur flexibilité. « See I try to resist », (« Et moi j’essaie de résister »), poursuit-elle, avant de s’imaginer en personnage élastique capable de rebondir sur les difficultés de la vie : « If I could learn to give like a rubberband/I’d be a rubberband girl » (« Si comme un élastique j’apprenais à céder/Je serais une fille-élastique ! »). L’original était très réussi, mais la chanteuse le reprend, avec plusieurs autres titres de The Red Shoes et de son album précédent (The Sensual World, en 1989, qui l’avait laissée sur un lancinant sentiment d’insatisfaction) pour sortir en 2011 Director’s Cut. Le remake est moins énergique et prend des airs de blues : Danny McIntosh enchaîne les riffs à la Keith Richards, tandis que Kate Bush (dés)articule les paroles et lie les sons comme pour évoquer physiquement l’idée d’élasticité.

King of the Mountain, sur Aerial (2005)

Après douze ans loin des yeux du public, Kate Bush fait son retour en 2005 sur un événement : son premier double album. Son premier single et morceau d’ouverture, l’intriguant King of the Mountain, spécule et brode des légendes sur la disparition d’une célébrité (comme on l’avait d’ailleurs fait pour Kate Bush elle-même, à l’époque régulièrement surnommée la Greta Garbo de la pop). Les paroles imaginent un Elvis Presley qui aurait feint la mort et vivrait maintenant dans une sorte de pays sauvage avec le mystérieux Rosebud, échappé du Citizen Kane d’Orson Welles. Sur ce canevas, la chanteuse s’amuse à ajouter des rumeurs au sujet du King : une serveuse de Hollywood qui dit attendre un enfant de lui, une photo de lui dansant sur sa tombe, l’idée qu’Elvis va se relever un jour. Arpèges de synthé planants, contretemps de guitares et groove infatigable : avec King of the Mountain, Kate Bush signe un éclatant come-back. Et prouve que plus de dix ans d’absence n’ont en rien entamé son goût pour la pop décalée.

Aerial, sur Aerial (2005)

L’ambitieuse seconde partie (ou disque 2) d’Aerial est en fait la deuxième suite composée par Kate Bush, vingt ans après The Ninth Wave, sur Hounds of Love. A Sky of Honey, qui dure 42 minutes, commence à la fin d’un après-midi d’été et se poursuit jusqu’à l’aube suivante. La dernière piste, de près de 8 minutes, révèle de nouvelles influences musicales, en particulier la house – ambiance extatique, quatre temps martelés. Sur fond de transe dansante, la chanteuse répète « I feel I wanna be up on the roof » (« J’ai envie de monter sur le toit ! »). On pense d’abord à une teufeuse en grande forme qui se réjouirait du lever du jour. Mais à 2 min 29, Kate Bush entame une battle entre ses propres rires et le chant d’un merle. Vers la fin du morceau, on doute : la chanteuse qui veut monter sur le toit n’est-elle pas en train de se transformer en oiseau ? Cette fin grisante et très conceptuelle, typique de la chanteuse, a été éclairée d’un nouveau jour à l’occasion de la série de concerts surprises qu’elle a donnés en 2014, Before the Dawn. À la fin d’Aerial, on la voit – moyennant des câbles et un costume à plume – se transformer en oiseau et, juste avant le noir, s’envoler brièvement.

Among Angels, sur 50 Words for Snow (2011)

50 Words for Snow, album sur le thème de l’hiver sorti en 2011, réunit l’évocation d’un fantôme (Lake Tahoe), un voyage dans le temps en duo avec Elton John (Snowed In at Wheeler Street) et même une histoire d’amour avec un bonhomme de neige (Misty). Mais c’est la dernière piste, Among Angels, qui frappe le plus les esprits. Sur plusieurs autres pistes de l’album, Kate Bush joue déjà du piano, instrument qu’elle a appris à l’adolescence, mais Among Angels témoigne d’une maîtrise remarquable. Kate adresse des paroles amicales à une personne non nommée, lui témoigne de l’empathie et convoque le surnaturel pour la rassurer : « I can see angels standing around you/They shimmer like mirrors in summer/But you don’t know it » ( »Je vois des anges tout autour de toi/Ils scintillent comme des miroirs en été/Mais tu ne le sais pas »). En milieu de morceau, l’harmonie et le niveau d’émotion sont rehaussés par l’apparition de cordes très hollywoodiennes, orchestrées par l’Américain Jonathan Tunick. Lors des concerts Before the Dawn, Among Angels était le seul moment où Kate Bush chantait seule sur scène, accentuant encore l’atmosphère d’intimité. La dernière chanson de son dernier album studio (à ce jour) est aussi l’une des plus belles.

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