Depuis 2006, le quintet texan porte sans faillir l’étendard du rock psychédélique imaginé par le 13th Floor Elevators. Rencontre au milieu de la tournée de Wilderness of Mirrors, un sixième album affiné avec soin durant la pandémie, qui s’aventure plus loin dans les possibilités du genre.

Qu’est-ce qui guide votre création ?

Stephanie Bailey (batterie) : La vie. Ce qu’on endure au quotidien, que ce soit sur le plan social, politique, environnemental… Et la créativité des autres. On s’en imprègne, comme des éponges. On s’imbibe du mauvais comme du bon, de la tristesse comme de la joie.

Christian Bland (guitare, basse, chant) : On rapporte ce qu’on voit et on diffuse le message à travers notre musique, comme des observateurs. Chaque album documente la période qui s’écoule entre le précédent et le suivant, comme des chapitres.

Comment avez-vous absorbé la pandémie ?

Stephanie Bailey : Dans nos paroles, déjà. Et puis, avec zéro impératif, on a pu prendre le temps de se concentrer, d’expérimenter sur le plan sonore. Que ce soit avec des boîtes à rythme, en changeant les longueurs d’onde ou en faisant ressortir plus de cordes… On a testé de nouveaux instruments, comme le mellotron. On le faisait déjà mais sans pouvoir approfondir. Ramiro nous a rejoints aussi.

Ramiro Verdooren (multi-instrumentiste) : Ce qui a été très cool avec ces sessions, c’est qu’on a tous pu prendre le temps de jouer de la basse, en studio. Pour chaque morceau, on y allait chacun notre tour et on décidait de la « meilleure » prise. Chacun apporte un son différent, parce qu’on a tous des approches différentes. Quelqu’un m’a demandé récemment pourquoi on prenait autant de temps entre les morceaux sur scène. Eh bien tout simplement parce que celui qui jouait de la basse en studio en joue aussi sur scène.

Christian Bland : C’était bien d’avoir le studio comme exutoire. Cela nous rendait impatients et nous donnait un but.

Wilderness of Mirrors déploie des paysages psychés plus variés, avec du blues et du folk sixties français.

Christian Bland : Plus on avance, plus on intègre d’instruments. Il y en aura des nouveaux sur le prochain album… On cherche à rendre les sons bizarres, les atmosphères étranges en faisant en sorte qu’une guitare sonne autrement qu’une guitare, par exemple.

Vous n’êtes pas du genre à enchaîner les albums, au contraire. Le temps, c’est une condition nécessaire chez vous ?

Christian Bland : J’ai besoin de temps pour digérer un album et avoir un regard distancié dessus. De laisser un an passer, minimum. Certains groupes sortent des albums à la pelle. Je ne citerai personne… Mais ils en ont déjà sorti cinq alors que je me concentre encore sur le mien… Cela ressemble à du remplissage non réfléchi, de l’improvisation. C’est un peu : « Vas-y, enregistre ! » On pourrait très bien le faire mais ce n’est clairement pas notre façon de procéder.

Jake Garcia : Ça ressemble plus à des live, ce genre d’albums. Nous, on a besoin de temps pour développer nos morceaux, comme les artisans peaufinent leur œuvre. Si on ne sent pas qu’ils sont prêts, on ne les sort pas. Je préfère clairement les œuvres d’art réfléchies, travaillées sur la durée, que l’inverse.

Est-ce finalement de maîtrise dont vous avez besoin ?

Stephanie Bailey : On n’a pas forcément besoin d’être dans le contrôle. En prenant le temps, cela permet au contraire d’évacuer le contrôle pour voir où vont les choses. Mais si vous avez moins de temps, vous risquez d’avoir moins d’emprise.

Christian Bland : Il y a une limite, pas évidente à trouver. Il ne faut pas passer trop de temps sur quelque chose, être trop dans le contrôle et conscientiser non plus.

Wilderness of Mirrors sonne aussi direct que votre premier album autoproduit, Passover. Vous avez partagé la production avec Brett Orrison, avec qui vous aviez déjà beaucoup travaillé. Quelle a été sa contribution ?

Stephanie Bailey : Il y a cette similitude parce que ça faisait longtemps que nous n’avions pas été au contrôle de la production. Tout ce que le groupe voulait s’y trouve, peu de choses ont été supprimées. Là, c’est vraiment nous en studio, à créer les sons ensemble.

Christian Bland : Je trouve toujours bizarre qu’un producteur qui ne fasse pas partie du groupe vienne donner son avis. Je pense que c’est une bonne chose d’avoir fait ça, pour apprendre ce qu’il faut faire en studio, mais je préfère de loin quand on produit nous-mêmes nos morceaux. On a beaucoup appris avec Dave Sardy, par exemple.

Jake Garcia (guitare, basse, chant) : On fait entièrement confiance à Brett qu’on connaît depuis un paquet d’années et ça fait une grosse différence. Il était très ouvert d’esprit et nous a permis d’expérimenter beaucoup de choses. D’habitude, on rencontre un producteur et, si on aime ce qu’il fait, on travaille avec lui pendant deux à quatre mois et c’est plus cadré. Cette fois-ci, on était carrément plus libres.

Stephanie Bailey : C’était très intimiste aussi. Plus tu t’imposes de règles et de délais lors de l’écriture ou de l’enregistrement, moins tu laisses de place pour la créativité. Quand la pandémie bouscule tout le cadre, cela t’ouvre un autre monde et tu reviens à ce que tu voulais faire, à l’essence de ta création.

Sur ce disque, on traverse des paysages sonores changeants dans un trip très bien organisé, sous forme de montagnes russes. C’est la grande force de vos albums. Comment décidez-vous du tracklisting ?

Ramiro Verdooren : Chacun écoute et vote. Au départ, on avait 30 morceaux, on en a gardé 15, puis on a décidé du tracklisting. J’y réfléchis toujours en pensant au vinyle. Comment la face A se termine ? Quand tu retournes le disque, comment commence la face B ? J’adore les albums qui ont des atmosphères très opposées entre leurs faces.

Christian Bland : Notre premier album, Passover, était basé sur l’ordre du premier album des Doors. De la même manière qu’ils ont placé Break On Through en premier, je pense que Young Men Dead était une très bonne intro. La dernière chanson, Call to Arms, est exactement comme The End. En fait, tu peux un peu tricher en comparant avec tes albums préférés. Tu te demandes quels morceaux sont similaires et tu les ranges dans le même ordre. C’est comme ça que j’aime faire. Tu penses à la fin d’abord, le début ensuite, puis tu combles le milieu. On veut que ce soit les montagnes russes. Clairement, je pense qu’on a réussi ici.

Vous encouragez aussi les gens à changer leur perception de la vie avec des paroles universelles et assez ouvertes à l’interprétation.

Christian Bailey : « Nous vous encourageons à repenser vos idées préconçues, à remettre en question l’autorité, et à créer d’autres méthodes de survie. Ouvrez votre esprit et laissez tout entrer », comme disait 13th Floor Elevators…

Laissez tout entrer, vraiment ? Y a t-il des limites que vous refusez de dépasser dans vos paroles, qui sont très politiques ?

Stephanie Bailey : Oui et non. Des limites basées sur la récupération, évidemment. Les paroles sont universelles certes, mais tu peux facilement en dégager une vision de gauche ou anti-Trump… Ceux qui nous écoutent les interprètent, j’espère, de leur propre façon et voient plus loin que les détails qu’on peut glisser. Bien sûr, on ne peut ni contrôler notre art, ni ce que les gens en retiennent. On ne le veut pas, d’ailleurs. Se rendre vulnérables en s’exprimant ouvertement, qu’on soit d’accord ou non, on espère que ce sera au moins apprécié. De toute façon, tu peux dire que « le ciel est bleu », il y aura toujours quelqu’un pour te répondre qu’il est gris…

Christian Bland : Les gens passent parfois totalement à côté du message. L’armée de l’air américaine voulait par exemple utiliser Young Men Dead, une chanson qui s’oppose pourtant à la guerre…

Roky Erickson, on lui a réappris ses propres morceaux !

13th Floor Elevators reste votre plus grosse influence. Qu’avez-vous appris de leur leader Roky Erickson, avec qui vous avez tourné dans les dernières années de sa vie ?

Christian Bland : La patience, la persévérance, le pouvoir de guérison de la musique… La première fois qu’on a joué avec lui, on avait voulu commencer à l’électrique avec les cinq premières chansons de The Psychedelic Sounds, leur premier album. Il n’avait pas joué Reverberation, Roller Coaster et Don’t Fall Down depuis plus de trente ans et patinait totalement. On l’a invité chez nous. C’était vraiment juste nous et lui. On s’est assis avec des guitares acoustiques et ça lui est revenu comme le vélo. On lui a réappris ses propres morceaux ! Et il les a adorés. J’ai enregistré pendant une heure, mais on n’a jamais sorti les bandes.

Stephanie Bailey : Clairement un des cinq meilleurs moments des Black Angels !

Christian Bland : Il avait aussi pas mal d’absences… Un instant, il était comme un grand-père exhumant de sa mémoire un tas d’histoires. Celui d’après, c’était un enfant. On jouait une chanson pendant cinq minutes, puis il réclamait sa canette de Dr Pepper. Il nous racontait un tas de vieilles histoires incroyables, comme la fois où ils ont joué avec les Yardbirds sur la I10, l’autoroute qui traverse le Texas. On n’y croyait pas mais on a vérifié et les Yardbirds y ont bien joué avec 13th Floor Elevators. Ce mec était une légende. J’ai ouvert un bar en hommage au groupe. Ils disaient être les premiers à avoir lancé le rock psychédélique en 1965, à Austin ! Eh bien, c’est notre ville et aujourd’hui, on compte bien perpétuer le mouvement.

Comment voyez-vous votre scène évoluer à l’avenir ? Austin, c’est aussi la capitale de la country outlaw.

Stephanie Bailey : Nous ne sommes fermés à aucun type de son, tant qu’il nous semble authentique. Tout ce qui sonne bien et qui nous fait vibrer, on peut le faire. Mais clairement pas de la country d’aujourd’hui… Des trucs plus classiques.

Jake Garcia : Sur son album solo, Alex [Maas, le chanteur de Black Angels] penche souvent vers la country, c’est vrai… Il aime bien ça. Alors qui sait ?