En définissant son label comme étant « le son de l’Amérique », Norman Granz avait visé dans le mille. Certes, c’était au siècle dernier. Certes, ça ne concernait que le jazz. Mais aujourd’hui encore, avec un catalogue dans lequel se bousculent Billie Holiday, Louis Armstrong, Charlie Parker, Ella Fitzgerald, Bill Evans, Lester Young, Stan Getz, Oscar Peterson et des dizaines d’autres, Verve reste l’une des plus belles aventures de l’histoire de la musique.

L’anecdote est toujours bonne à ressasser. « Chez Verve, racontait Norman Granz, mon comptable me demandait : “Mais pourquoi tu veux sortir un disque de Roy Eldridge ? Ou de Ben Webster ? Ils ne vendent rien !” Moi, je lui répétais : “Ecoute, qu’ils vendent ou pas, ce sont des musiciens importants, ils doivent être enregistrés et Verve sert à ça ! Donc le débat est clos ! » Aujourd’hui, le débat est effectivement clos quant à savoir si la maison fondée en 1956 par Granz est importante ou non. Avec Blue Note, Impulse! et ECM notamment, Verve compte parmi les quelques labels incontournables de l’histoire du jazz. D’autant plus étonnant que contrairement à ses illustres concurrents, sa direction artistique et esthétique est assez indéfinissable. Ce qui n’a pas empêché Norman Granz et ses successeurs d’éditer à la pelle des chefs-d’œuvre signés par les plus grands, de Charlie Parker à Ella Fitzgerald, en passant par Lester Young, Stan Getz, Jimmy Smith, Wes Montgomery, Bill Evans ou Billie Holiday. En cela, Verve ne sera jamais un dénicheur de talents mais plutôt une allée de stars. La version jazz du Walk of fame d’Hollywood Boulevard…

Pas de Motown sans Berry Gordy ou d’ECM sans Manfred Eicher. Donc pas de Verve sans Norman Granz. Ce Californien qui découvre le jazz assez jeune est surtout fasciné par la scène. Son idée principale est de le sortir des clubs enfumés pour l’amener dans de grandes salles de concerts. Pour lui, Ella Fitzgerald et Duke Ellington doivent être considérés comme Leonard Bernstein et Arthur Rubinstein ! Il lance ainsi en 1944, au Los Angeles Philharmonic Auditorium, sa fameuse série de concerts Jazz at the Philharmonic (JATP), un tournant dans l’histoire du jazz ! Des shows qui deviennent vite des tournées à travers les Etats-Unis mais aussi en Europe ! Nat King Cole, Illinois Jacquet, Lester Young, Charlie Parker, Roy Eldridge, Gene Krupa, Buddy Rich, Ella Fitzgerald, Ben Webster, Herb Ellis, Oscar Peterson, Dizzy Gillespie, Ray Brown ou bien encore Stan Getz, toutes les stars se produiront à JATP ! Granz fait aussi exploser les barrières générationnelles et celles qui séparent les différentes écoles et les différents styles de jazz. Surtout, en sortant ce genre musical d’un certain purgatoire underground pour le propulser vers le grand public, il veut également faire la peau à la ségrégation qui gangrène alors l’Amérique. « La raison d’être de cette série de concerts, racontera-t-il plus tard, c’était de faire aller le jazz là où je pouvais faire voler en éclats cette ségrégation. » Le jeune producteur mélange musiciens noirs et blancs, exigent qu’ils soient tous payés aux mêmes tarifs et surtout veut que le public soit mixte. Se battre pour cette égalité dans les années 40 et 50 demandait un sérieux courage et une énergie folle ! En 1955 justement, avant un concert commun donné par Ella Fitzgerald et Dizzy Gillespie à Houston, il enlève lui-même les pancartes « Noir » et « Blanc » délimitant les zones des fauteuils dans la salle. A l’entracte, la police débarque dans les coulisses et veut arrêter, pour jeu illégal, la chanteuse et le trompettiste en train de taper le carton pour se détendre. Après négociations et une amende de 2 000 dollars payées par un Granz furibard, ils pourront remonter sur scène…

A ses activités de producteur, Norman Granz ajoute celle de manager (Ella Fitzgerald en tête mais aussi Oscar Peterson et Duke Ellington notamment) et de patron de label. En 1946, il lance ainsi Clef Records – chapeauté par Mercury – dont les premières références gravent justement dans le marbre certaines performances de JATP. Sept ans plus tard, avec Norgran Records, il veut développer un courant qu’il décrira comme « plus cool ». Les principales références de ses deux écuries seront d’ailleurs rééditées sur Verve à partir de 1956. Les exigences de Granz s’appliqueront aussi au studio. Et lorsqu’il décide de lancer la mythique série des Songbooks d’Ella Fitzgerald, il veut le meilleur des sons et les meilleurs musiciens et arrangeurs ! Le premier volume, Ella Fitzgerald Sings The Cole Porter Songbook qui paraît en 1956, est un succès et sur cette seule année, Granz sort des disques de Billie Holiday (l’essentiel et autobiographique Lady Sings the Blues), Roy Eldridge, Tal Farlow, Gene Krupa, Louis Armstrong, Bud Powell, Sonny Stitt, Bing Crosby, Stan Getz et même Fred Astaire ! Toujours dès cette première année, il édite l’un des best-sellers de la maison, le duo Ella and Louis. Rien qu’en 1956, Norman Granz mettra en boîte plus de 100 séances ! Sa gloutonnerie est telle qu’il ne se limite pas au jazz et enregistre également des artistes comme le bluesman Big Bill Broonzy ou Pete Seeger. Pour donner encore plus d’envergure à sa nouvelle aventure, il fusionne Clef et Norgran avec Verve. Il peut ainsi rééditer ses albums de la décennie écoulée sous pavillon Verve. En février 1958, il lance carrément une campagne de pub baptisée « Un succès pour chaque jour de février » et sort un nouveau disque chaque matin ! Toujours aussi passionné par la scène, Granz envoie ses équipes sur le festival de Newport, la grand-messe jazz où se bousculent les stars. Rien qu’en 1957, il publiera onze albums à partir de ces bandes !

Avec un tel panthéon, passer en revue toute la production estampillée Verve sous l’ère Norman Granz est impossible. Parmi les spécificités du bonhomme, les associations inédites. Comme lorsque, en 1957 toujours, il balance Satchmo dans les pattes du trio du pianiste Oscar Peterson, de vingt-quatre ans son cadet, pour accoucher de Louis Armstrong Meets Oscar Peterson. Le producteur poursuit ainsi ses rencontres atypiques qu’il aimait tant offrir au public de JATP. C’est aussi Granz qui impose de laisser les applaudissements et les cris du public sur les albums live, les producteurs concurrents ayant souvent la fâcheuse tendance à les gommer et ne placer les micros que sur le devant de la scène face aux musiciens… Duos inédits, disques avec grand orchestre à cordes, intégrale de songbooks, Norman Granz ose tout ! Malgré ces succès discographiques, il traverse l’Atlantique définitivement et s’installe en Suisse à Lugano en 1959. Sur le Vieux Continent, les tournées JATP tournent à plein régime, tout comme celles entreprises par ses propres poulains. Alors que le tiroir-caisse se remplit, Granz décide pourtant de vendre Verve à la fin de 1960. Frank Sinatra est sur les rangs mais c’est finalement la Metro-Goldwyn-Mayer qui récupère le label pour 2,5 millions de dollars.

Le rock’n’roll est sur la rampe de lancement, le format 33 tours est de plus en plus populaire et les jeunes jazzmen montent au créneau avec une nouvelle approche. Bref, les années à venir ne ressembleront pas vraiment aux précédentes. Pour coller à ce virage, la MGM nomme Creed Taylor à la tête du label. A 32 ans, le producteur n’est pas vraiment un bleu et peut se targuer d’avoir travaillé chez ABC-Paramount et Bethlehem Records mais surtout d’avoir lancé le label Impulse!. Les sorties d’album sont toujours aussi nombreuses mais Taylor commence à apporter sa touche personnelle, notamment en surfant sur une mode alors naissante : le latin jazz. Le vibraphoniste Cal Tjader, le guitariste Charlie Byrd et bien évidemment le saxophoniste Stan Getz vont sauter dans ce train fructueux. Taylor avoua tout de même que l’idée de mêler jazz et sonorités sud-américaines venait de Byrd, non de lui. En mars 1963, l’album Jazz Samba de Getz s’installe à la première place des charts ! Tout le monde veut faire de la bossa-nova et reprendre du Antônio Carlos Jobim ! Le nom de Norman Granz n’est plus qu’un souvenir et Verve a réussi sa transition vers de nouveaux sons. Comme lorsque Jimmy Smith quitte Blue Note pour devenir la nouvelle star du label dirigé par Creed Taylor.

Le producteur ne perd financièrement pas le nord et vise toujours le sommet des charts. Comme lorsqu’il propose à l’organiste de glisser des reprises de chansons pop dans ses albums. Entre ces albums et ceux de Getz avec la chanteuse brésilienne Astrud Gilberto, Taylor est économiquement intouchable. La page se tourne d’autant plus lorsque Oscar Peterson, un pur protégé de Norman Granz, quitte Verve. Ses détracteurs ne peuvent pas enlever à Creed Taylor un véritable amour du jazz sans édulcorant. C’est par exemple sous son règne que Bill Evans signera de grands disques comme Trio 64 ou, plus osé, Conversations With Myself, sur lequel le pianiste utilise la technique de l’overdubbing qui lui permet de jouer par-dessus son propre jeu, par superposition de trois couches. En 1964, Taylor étoffe son cheptel de jeunes stars en signant Wes Montgomery. Là encore, c’est avec lui que le guitariste signera ses plus gros succès. A la fin des années 60, le rock est si populaire et si rémunérateur que Verve ne peut s’empêcher de s’y intéresser, même homéopathiquement. En avril 1966, les Righteous Brothers offrent ainsi au label son premier n°1 des charts de Billboard avec (You’re My) Soul & Inspiration. Deux mois plus tard, Verve sort Freak Out des Mothers of Invention, le groupe de Frank Zappa. Et en mars 1967, le premier album d’un groupe encore inconnu paraît sur le label jazz : The Velvet Underground & Nico. Creed Taylor choisit l’été de cette même année pour quitter le navire et partir fonder son propre label, CTI. Côté jazz pur, Verve édite de moins en moins d’albums notables et en 1970, ils ne seront que quatorze…

PolyGram rachète Mercury et MGM en 1972. Le catalogue Verve se retrouve ainsi absorbé par le géant européen pour être mis à la cave pour quelques années… Avec la naissance du CD et un potentiel boulevard de rééditions, le label fondé par Norman Granz ressuscite en 1981, porté par Richard Seidel, également à la tête de tous les labels jazz de Phonogram. En cinq ans, le catalogue propose déjà plus de 200 rééditons au format CD ! Le succès est tel que Verve se relance dans la production pure et enregistre quelques pointures comme Shirley Horn, Joe Henderson, Betty Carter, Charlie Haden, John Scofield, Christian McBride et Bobby Hutcherson, le tout sous la direction de producteurs comme Seidel lui-même mais aussi Jean-Philippe Allard, Quincy Jones ou Johnny Mandel. Depuis cette ère, et aujourd’hui encore, Verve continue à éditer des albums de premier choix. Le label a même réussi à ramener son nom au sommet des charts, notamment grâce à la pianiste et chanteuse Diana Krall. L’esprit originel de Norman Granz n’est peut-être plus vraiment là mais Verve reste, toujours et encore, un joli walk of fame