Juliette Gréco nous a quittés en septembre à l’âge de 93 ans. Celle qui se définissait avant tout comme une interprète dévouée aux auteurs qu’elle affectionnait n’était pas pour autant du genre « effacée ».

Juliette Gréco a toujours été « la femme en noir ». À ses yeux, les toilettes sombres qu’elle arborait permettaient de libérer l’imaginaire du spectateur, de le laisser divaguer, et ne surtout rien lui imposer. Dans la neutralité fétichisante du noir, on peut projeter tous les fantasmes. « Je suis habillée de noir car je crois que le rêve de celui qui vous regarde est une chose très importante. Il faut lui conserver ce rêve », affirmait Gréco au micro de Jacques Chancel sur France Inter en 1973. Elle allait même jusqu’à se comparer à un sapin de Noël : d’un élément naturel, brut et associé aux forêts sombres, on fait ce qu’on veut, on l’habille de mille feux, on projette ses propres chimères scintillantes. L’apparente neutralité visuelle de son personnage trouve aussi un écho dans sa qualité d’interprète : lorsqu’on chante les plus grandes plumes, de Jean-Paul Sartre à Boris Vian, en passant par Serge Gainsbourg et Jacques Brel, on est un « sapin », une statue hiératique qui n’est là que pour faire valoir le talent littéraire. A priori, ce portrait pourrait faire passer Gréco pour une femme discrète, cachée derrière des auteurs envers lesquels une déférence absolue serait de mise. Sauf qu’il y a plusieurs dimensions chez cette femme qui était réputée pour son caractère fort (voire impétueux), ses engagements politiques affirmés (à gauche), et sa liberté d’aimer qui bon lui semble (Miles Davis et Michel Piccoli figurent parmi ses amants les plus célèbres). Elle a toujours existé et imposé fièrement sa marque malgré l’effacement que requiert son rôle d’interprète. Le noir exprime donc aussi la force de son tempérament. Et c’est là sa contradiction fondamentale.

Juliette Gréco est une légende. Et comme toutes les légendes, on a construit une histoire autour d’elle, dans un mélange particulier et savoureux de vérités et de mensonges. La genèse de cette légende doit être racontée, afin de mieux comprendre ce personnage hors norme. Avant de devenir le symbole de la liberté absolue, Gréco était entourée de chaînes. On trouve d’abord celles d’une enfance confortable mais sans amour ni tendresse, dans le Bordelais (chez ses grands-parents) et dans les beaux quartiers de Paris (chez sa mère). Puis il y a les chaînes réelles, celles que les nazis mettent à la famille Gréco en 1943 : résistantes, sa mère Juliette Lafeychine et sa sœur Charlotte sont arrêtées et envoyées en camp de concentration, d’où elles reviennent après la guerre. Quant à Juliette, en raison de son jeune âge (17 ans), elle passe un mois à la prison de Fresnes.

Ce sera en 1945 que cette Prométhée des temps modernes s’affranchira pleinement de cette jeunesse pesante. À 18 ans, elle traverse le miroir pour aller vivre dans le quartier le moins conventionnel qui soit : Saint-Germain-des-Près. Elle y découvre les nouveaux mouvements intellectuels, en particulier l’existentialisme, dont elle est souvent considérée comme la muse. Elle touche aussi à la politique avec les jeunesses communistes, ainsi qu’à la poésie et à la comédie en suivant les cours d’art dramatique de Solange Sicard. La bande de Gréco trouve refuge au sous-sol du Tabou, un bar de la rue Dauphine qui devient rapidement célèbre pour les musiques, les danses et plus généralement l’esprit de liberté qui y règne. Puis, au Bœuf sur le toit, Gréco se met à porter la parole de poètes comme Raymond Queneau (Si tu t’imagines) et Jules Laforgue (L’Eternel féminin), sur des musiques de Joseph Kosma – qui était jusqu’alors surtout connu pour sa collaboration avec Jacques Prévert. C’est Sartre qui avait donné rendez-vous à Gréco pour lui proposer d’interpréter ses textes et la diriger vers Kosma. Au début des années 1950, ces chansons (ainsi que La Rue des Blancs-Manteaux, sur des paroles de Sartre lui-même) sont gravées sur un 78 tours qui ne reçoit pas le succès escompté. Il faudra attendre leur sortie en 45 tours, au début des années 1960, pour qu’ils trouvent un écho plus large auprès du public. Ces chansons, ce sont des cadeaux que Sartre fait à Gréco pour lui permettre de constituer un répertoire. Mais en choisissant une interprète aussi charismatique, l’idée du philosophe est aussi de propager la pensée existentialiste de façon séduisante. Un échange de bons procédés en somme.

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