A l’aube des années 90, la vague trip hop submerge la Grande-Bretagne avec une électro influencée par la musique jamaïcaine et les beats rap. Rythmiques chloroformées et ambiances oppressantes, Massive Attack, Portishead, Tricky, Morcheeba et quelques autres inventent une sorte de soul music sombre, futuriste et parfois très cinématographique. Coup de zoom en 10 albums sur un genre aux frontières floues mais à l’influence nette.

Massive Attack – Blue Lines (1991)

Qu’il s’agisse ou non de l’acte de naissance du trip hop, Blue Lines ne ressemble à rien de connu à sa sortie en avril 91. Slalomant entre breakbeats enfumés, samples pointus (Billy Cobham, Tom Scott, Lowrell Simon, Wally Badarou…) et rap anesthésié, le premier album de Massive Attack tend des ponts inédits entre soul, reggae, dub, rock, électro et cold wave. Ce son étouffant mais fascinant s’échappant de Bristol est l’enfant d’un trio – Robert Del Naja (3D), Grant Marshall (Daddy G) et Andrew Vowles (Mushroom) – qui pratique l’échangisme musical, alliage de sonorités vaporeuses, de grooves comme chloroformés et d’ambiances mélancoliques voire méditatives. Une orgie onirique héritée en partie des soundsystems et qu’ils ont développée durant la décennie précédente avec le collectif Wild Bunch (avec Nellee Hooper, le producteur de Björk, notamment). Pour peindre ses Blue Lines, les Massive Attack embarquent avec eux un certain Tricky, ex-intérimaire azimuté du Wild Bunch, et des voix éclectiques comme celles du Jamaïcain Horace Andy ou de la soul sister Shara Nelson. C’est elle qui irradie Unfinished Sympathy, grandiose single porté par des violons hollywoodiens et dont le clip (un unique plan-séquence dans les rues de Los Angeles) marquera les esprits et façonnera l’identité du groupe. On trouve aussi sur Blue Lines Neneh Cherry, dans le rôle de la marraine motivant voire secouant le trio à sortir cet album, ainsi qu’une reprise de Be Thankful for What You Got de l’oublié William DeVaughn, un tube soul de 1974 rebaptisé Be Thankful for What You've Got… A l’arrivée, 3D, Daddy G et Mushroom ne se sont pas contentés de jouer aux diggers doués. Ils ont digéré leurs influences disparates pour inventer la BO d’une époque sombre et glauque dont les enfants comptent bien rester sur le dancefloor.

Portishead – Dummy (1994)

Trois ans après le premier Massive Attack, l’attention se décale de quinze bornes à l’ouest de Bristol. Dans la ville côtière de Portishead – prononcez Portissède et non Portichède – pour un autre trio. Mixte cette fois. Geoff Barrow aux machines et Adrian Utley à la guitare encadrent la voix hallucinante de la timide Beth Gibbons (on pense à Tracey Thorn, Sade et Stina Nordenstam). Si leur premier album réunit tous les marqueurs du trip hop (beats hip-hop, langueur dub, ambiance austère…), il ressemble surtout à la BO langoureuse d’un vrai-faux film, noir de préférence. Effet amplifié notamment par le sample mythique de Danube Incident, un vieux thème de Lalo Schifrin pour un épisode de Mission : Impossible, sur Sour Times. Moins oppressante que celle de Massive Attack, la musique de Dummy reste hautement mélancolique, pour ne pas dire au bord du précipice du désespoir. Un désabusement fascinant à l’âme viscéralement blues et soul. Parfois angoissante comme une partition de Morricone pour un obscur giallo. Et cette sensation d’être accoudé au comptoir d’un bar lounge, obscur et désert, au fond duquel Beth Gibbons joue les Peggy Lee de la fin du monde…

Tricky – Maxinquaye (1995)

Electron libre du collectif Wild Bunch puis pigiste chez Massive Attack, Adrian Thaws alias Tricky se lance en solo, quatre ans après que le public a découvert son chant caverneux sur les Blue Lines du trio de Bristol. Dès ses premiers maxis en 92, on savait le bad boy fourmillant d’idées dépassant le groove brumeux de la scène trip hop. Et Maxinquaye est l’IRM flippant de son cerveau en fusion. Conçu avec Martina Topley-Bird, égérie à la voix sensuelle, l’album mélange soul nuageuse façon Massive Attack, dub maladif, hip-hop avant-gardiste, cold wave glaciale et sonorités électroniques. En gros fan de rap (Rakim est son dieu), Tricky revisite même dans une version métalloïde bien barge le puissant Black Steel in the Hour of Chaos de Public Enemy. Il sample Isaac Hayes comme les Smashing Pumpkins, Marvin Gaye, KRS-One, LL Cool J, les Chantels et Michael Jackson, et impose sa bande-son kaléidoscopique et novatrice. Du groove en phase terminale, scarifié de partout, mais qui fascine un peu plus à chaque nouvelle écoute…


Nightmares On Wax – Smokers Delight(1995)

Au Rapper’s Delight de Sugarhill Gang, George Evelyn alias Nightmares On Wax répond seize ans plus tard par un bien nommé Smokers Delight. De la fumée, ce deuxième album du DJ et producteur de Leeds en a à revendre. Il aura beau claironner qu'il déteste l’appellation trip hop, le Britannique accomplit ici la plus remarquable fusion de dub, soul, jazz, funk, downtempo, ambient et rap des années 90, le collage le plus bluffant de tout ce qui fait le trip hop justement… Enroulant ses samples (Bob James, Quincy Jones, The Dells, Barry White, Positive Force, Lonnie Smith…) et ses plans de claviers vintage autour de rythmiques chamaniques funky ou triballes, NOW accompagne le trip du fumeur avec une apathie et une sophistication inédites. Reste à se laisser porter par les volutes de ce magnifique patchwork instrumental.

Kruder & Dorfmeister – DJ-Kicks (1996)

Ni de Bristol, ni de Londres, ni même d’un quelconque lieu-dit britannique. Ce mix de la série DJ-Kicks est 100 % autrichien. Aux commandes de cette orgie majoritairement downtempo, Peter Kruder et Richard Dorfmeister, deux Viennois qui transforment le dub en une magnifique symphonie lounge pour les kids des beaux quartiers. Entre les doigts de ces deux DJ's, le trip hop d’Herbaliser, le reggae lounge de Thievery Corporation mais aussi du Stefan Hantel alias Shantel, le néo-dub du Statik Sound System ou de la drum'n'bass d’Aquasky. Au-delà du name dropping pour experts, c’est surtout de la matière climatique et cinématographique adossée contre des beats de velours qu’ils sculptent comme une seule et unique composition… Kruder & Dorfmeister livreront deux ans plus tard une autre classique du genre, The K&D Sessions, avec ce fabuleux remix du Heroes de Roni Size. En solo, chacun donnera son approche plus personnelle du genre : Dorfmeister avec le groupe Tosca (l’album Opera s’ouvre avec un titre assez clair : Fuck Dub Part 1 & 2) et Kruder avec le projet Peace Orchestra.

DJ Shadow – Endtroducing..... (1996)

Lorsque paraît Endtroducing..... fin 1996, le rap boucle son âge d’or et commence à toucher le très grand public. Avec ses samples obscurs, ses beats hip-hop et ses ambiances en cinémascope, le trip hop a lui aussi chamboulé l’approche des DJ's et de certains bidouilleurs. A se demander si Josh Davies, un DJ californien de 24 ans, n’est pas le rejeton de ces cultures qu’il révolutionne et fusionne en construisant son album exclusivement à l’aide de samples. Armé d’une MPC60 et de deux platines, DJ Shadow déballe un collage XXL totalement fascinant et riche de tous les genres musicaux possibles et imaginables. A bord d’Endtroducing..., on croise Stanley Clarke, les Beastie Boys, Metallica, Don Covay, Alan Parsons Project, Giorgio Moroder, T. Rex, The Isley Brothers, Meredith Monk, Funkadelic, David Axelrod et même Pink Floyd. Mais la force de Shadow réside dans la puissance narrative de ses collages instrumentaux. Car derrière la virtuosité de ses doigts d’or et l’intelligence de ses assemblages, le Californien réussit à écrire sa propre musique et invente au passage le hip-hop instrumental aux fulgurances électroniques.

Archive – Londinium (1996)

Les frontières floues du trip hop furent d’abord tracées par Massive Attack puis Portishead et enfin Archive. Une médaille de bronze qui n’a jamais empêché les Londoniens de Clapham d’égaler leurs prédécesseurs mais surtout de s’en démarquer. Avec un son moins oppressant, Archive milite dès son premier album pour une musique plus climatique et plus ouverte à d’autres genres. Épaulés par la voix sensuelle et suave de l’Iranienne Roya Arab et le flow rappé de Rosko John, Darius Keeler et Danny Griffiths tissent la toile d’une soul onirique sous Lexomil, adossée contre des beats hip-hop, cotonneux comme il faut. Avec Karl Hyde d’Underworld à la guitare sur quatre titres et Kevin Shields de My Bloody Valentine dans le rôle du parrain de l’ombre caché derrière sa table de mixage, l’instrumentarium apporte une puissante humanité à l’atmosphère de ce spleen musical (la guitare de Headscape). Et lorsque le rapping monte au créneau (So Few Words, Darkroom) et que la torpeur s’éclipse, Archive ne perd pas son âme, bien au contraire.

Morcheeba – Big Calm (1998)

Impossible de goûter à la soul postmoderne de Morcheeba sans voir défiler grand nombre d’images… Deux ans après Who Can You Trust?, le second album de la formation londonienne, qui paraît en mars 98, regorge de trouvailles. Morcheeba fait tout pour décoller l’étiquette trip hop placardée dans son dos. Surtout que la musique de Big Calm scrute d’autres horizons, qu’ils soient pop (The Sea, Blindfold), reggae (Friction) ou folk (Over and Over). Toujours aussi sensuelle, la voix de Skye Edwards domine d’un bout à l’autre ce disque classieux et féerique. Derrière, le travail colossal de Paul et Ross Godfrey impressionne par sa justesse, son sens du groove feutré et sa facture impeccable. On sait les deux frères fanatiques de 2 569 styles de musique, mais tout ici est miraculeusement canalisé. Plutôt que les ambiances, ce sont les chansons qui sont désormais leur priorité. Comme si le trip hop entrait dans un âge adulte en s’affranchissant de certains codes parfois pesants. Avec sa pochette pastichant le très lounge Hi Fi Companion de Ray Conniff et son orchestre, Big Calm a transformé le dancefloor en un no man’s land de cocooning et les névroses du trip hop en séquences douillettes. Un vrai tour de magie !

Massive Attack – Mezzanine (1998)

Dix ans après sa naissance, Massive Attack est intouchable grâce à une esthétique et un son bien singuliers. Avec leur troisième album qui sort en avril 1998, 3D, Daddy G et Mushroom prouvent pourtant que leur trip hop n’avait pas encore bouclé sa mue… La soul du groupe de Bristol, toujours aussi mystérieuse, se fait plus sombre et moins avenante. Amenée par 3D, une cold wave vénéneuse s’immisce même dans ses veines comme sur Angel, inquiétant thème d’ouverture. Sur le dub anthracite de Risingson, l’angoisse est à son paroxysme. Même l’électro métalloïde de Dissolved Girl est une séquence oppressante malgré la voix d’elfe de Sarah Jay. Sur le menaçant mais sublime Teardrop, il faut attendre l’arrivée à plus d’une minute de la fée Liz Fraser, échappée des Cocteau Twins (elle chante aussi sur Black Milk et Group Four), pour desserrer la mâchoire et entrevoir le bout du tunnel… L’omniprésence de sonorités électroniques n’empêche pourtant jamais Mezzanine de rester organique. A la sortie de ce disque fascinant auquel n’a pas participé Tricky, Mushroom quittera le navire pour divergence artistique.

Goldfrapp – Felt Mountain (2000)

Lorsque le sifflement de Lovely Head retentit, on crût d’abord à un inédit de Portishead. Avec son ambiance de vieille BO 60′s chapeautée par une voix un brin sensuelle, le premier album de Goldfrapp ne sera pourtant pas le clone de Dummy. Déjà, l’ADN du tandem londonien composé d’Alison Goldfrapp et Will Gregory est ailleurs. Certes, la chanteuse naviguait en eaux trip hop depuis un certain temps (elle partage le micro avec Tricky sur le Pumpkin de l’album Maxinquaye) mais avec Felt Mountain, les ambitions cinématographiques qu’elle déploie avec son complice multi-instrumentiste sont d’un tout autre calibre. Cet album publié en septembre 2000 semble comme obsédé par le lyrisme ou le mystère de vieilles partitions écrites durant les 60′s et les 70′s par Ennio Morricone, John Barry, Lalo Schifrin, Henry Mancini, François de Roubaix, Krzysztof Komeda et quelques autres. Moins électronique que ses concurrents, Goldfrapp joue la carte du luxe et de la luxure. Rien de dépressif dans ce trip hop mais un lâcher-prise imposé par la voix de soprano d’Alison Goldfrapp et les compositions empreintes d’une force dramatique de Will Gregory. Pour voir le film qu’illustre Felt Mountain, il suffit de fermer les yeux.