En Allemagne aussi, ils ont leur Michel Legrand : Peter Thomas ! Ses musiques de film souvent déjantées ont fortement marqué toute une génération de spectateurs, dans les années 1960 et 1970. A tel point qu’il est souvent cité et samplé par de nombreux jeunes groupes pop, depuis les années 1990. Le compositeur culte s’en est allé le 17 mai 2020. Nous l’avions rencontré trois ans plus tôt, à l’aube de ses 92 ans.

Le timbre, la couleur orchestrale, ont une importance considérable dans votre approche de la musique. Faisons un tour d’horizon rapide d’idées instrumentales singulières qui ont émaillé votre carrière. Commençons par la voix, le premier des instruments. Pour Der Hexer d’Alfred Vohrer (1964), vous avez intégré des cris horrifiques à un chœur. Comment avez-vous eu cette idée insolite ?

A cette époque, j’étais un habitué des séries B produites par Rialto Film. Pour eux, j’avais fait par exemple Ich bin auch nur eine Frau (Alfred Weidenmann, 1962) et Die weiße Spinne (Harald Reinl, 1963). Pendant la conception de Der Hexer, Horst Wendlandt, le patron de la firme, me demande la chose suivante : « J’aimerais que tu écrives une musique que tu n’as jamais faite avant. Surprends moi ! ». Et voici le résultat : des cris, des détonations de revolver à foison… Et ces sons faisaient parfaitement corps avec le swing d’un chœur d’hommes tout aussi inquiétant.

L’orgue électrique est très présent dans votre musique. Pourquoi ? Son utilisation dans Der Unheimliche Mönch de Harald Reinl (1965) est particulièrement plaisante.

Je trouve l’orgue B5 fascinant, et mon attirance pour cet instrument magique ne s’émousse pas avec le temps. Je suis toujours scotché. Mais naturellement, il faut les bons instrumentistes pour l’interpréter, sinon le charme n’agit pas complètement. Alors, où sont les bons musiciens de jazz ?!

Louise Martini dans "Die Endlose Nacht"

Les cuivres (surtout lorsqu’ils sont associés à un thème jazz) ont également une place capitale. Est-ce uniquement par goût personnel pour cette famille d’instruments et ce genre de musique ? Ou était-ce pour apporter un rythme soutenu et un son typé pour des films populaires qui réclamaient une couleur musicale caractéristique ?

Bien entendu j’aime le jazz plus que tout au monde, et je trouve qu’il sied bien aux genres les plus graves (polars, drames, etc.). Et, à mes yeux, la trompette est l’instrument idéal pour accompagner les scènes poignantes. Dans la Bible, ne dit-on pas que les Trompettes de Jéricho font trembler les murs ? Chez moi aussi, elles sont explosives et parfaites pour les situations dramatiques. Et elles sont parfaites également pour les arts martiaux car j’ai utilisé une belle palette de cuivres pour The Big Boss, un film avec Bruce Lee, réalisé par Lo Wei en 1971. La Golden Harvest (une société de production hongkongaise) avait été enchantée par la musique de j’avais composée pour La Case de l’Oncle Tom (Géza Von Radvanyi, 1965), c’est la raison pour laquelle ils ont fait appel à moi. Et comme je suis un compositeur « à 360° », j’ai dit oui sans hésiter. Outre les cuivres, il y avait quelques petits effets électroniques. Et la musique fut enregistrée à Munich – d’ailleurs je trouve le son encore parfait aujourd’hui.

Sur Die Tote aus der Themse de Harald Philipp (1971), là encore vous mettez les instruments en valeur. Comment avez-vous eu l’idée d’une harpe comme instrument soliste pour un thème plutôt funky sur lequel on aurait imaginé plutôt des cuivres ?

La genèse de cette idée est un peu floue dans ma mémoire, mais je me souviens avoir utilisé non pas une, mais deux harpes. A cause de la stéréo. Même chose pour le film de Franz Josef Gottlieb, Van de Velde : The Perfect Mariage (1968).

Bruce Lee - The Big Boss intro start

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La musique du générique du film policier Der Zinker d’Alfred Vohrer (1963) est très originale, à la fois inquiétante et drôle, avec cet orgue complètement insensé…

Je me souviens que l’orchestration était atypique en effet. Il y avait un piccolo plutôt classique joué par un musicien de jazz, et qui se mélangeait à des bongos ultra rapides. Le résultat était impressionnant. La musique fut bien reçue, non seulement par les spectateurs, mais aussi par Rialto Films.

Lorsqu’on passe en revue votre filmographie, on note qu’il y a de nombreux films populaires. A l’époque, le western était un genre omniprésent : on connaît bien les westerns hollywoodiens et les westerns spaghetti, mais on oublie qu’il y a eu également des westerns allemands ! Pour des westerns comme Der Letze Mohikaner de Harald Reinl en 1965, ou Winnetou und sein Freund Old Firehand d’Alfred Vohrer en 1966, vous allez à la fois contre la mode italienne façon Morricone, et contre l’esthétique hollywoodienne façon Dimitri Tiomkin. Vous avez développé votre propre style, qu’on pourrait qualifier de « pop néo-romantique ». Pourquoi le western vous inspire-t-il un tel romantisme ?

Ce n’est pas le genre du film qui déclenche la musique chez moi. En l’occurrence, le western n’a pas vraiment d’influence sur mes idées. Ce sont les émotions qui passent dans le film qui sont primordiales, peu importe le genre. De plus, mon inspiration commence au moment où je vois les images (les rushes ou bien le film déjà monté). Je ne lis jamais les scénarios. Je suis comme un visiteur dans un musée, et c’est le regard direct sur l’œuvre visuelle qui fait naitre la musique dans ma tête. Je n’ai pas besoin de lire le catalogue avant ! Et à partir de là, je me demande : à quel moment le film a-t-il besoin de musique ? Où ma musique pourrait-elle aider les images, augmenter le suspense, etc. ? Lorsque je connais déjà l’histoire avant de voir les images, je me sens moins libre de mes mouvements.

Vous avez fait aussi des films dits d’auteur, comme Die Endlose Nacht, en 1963. Will Tremper était plus ou moins considéré comme l’équivalent des réalisateurs de la Nouvelle Vague française. Comment avez-vous collaboré avec lui ?

Je n’ai qu’un mot pour définir mon travail avec Will Tremper : un rêve ! Il était d’un naturel très ouvert. A propos de Die Endlose Nacht, je dois vous raconter cette anecdote qui s’est déroulée un soir, alors que j’assistais au tournage à l’aéroport Tempelhof de Berlin. Il est 22h et nous attendons l’autorisation de tourner, qui doit avoir lieu après le dernier vol de 22h30. Les passagers de cet avion en provenance de Paris débarquent et, parmi eux, se trouve une jeune femme accompagnée de musiciens. Intrigué par cette équipée fantastique, Will les aborde et leur propose de tourner dans la scène. Il s’agit de Wanda Warska, une chanteuse de jazz tchécoslovaque. Will me demande alors si je peux trouver un piano le plus vite possible. Je lui rétorque qu’il est 22h30 et que les magasins de location de piano sont fermés ! Mais il insiste tellement qu’après avoir remué ciel et terre, je finis par trouver un Steinway de 2m75 de long, apporté à l’aéroport par un déménageur complètement interloqué ! Regardez le film : Wanda et ses musiciens sont formidables. Quand on est animés par l’amour de la musique, tout est possible.

Un an plus tard, changement de genre avec Das Verrätertor de Freddie Francis (1964), un film avec Klaus Kinski en gentleman cambrioleur. La musique est très élégante et un peu mélancolique, même si le rythme est celui d’une balade jazz joyeuse. Que retenez-vous de ce film ?

Le clavecin ne joue pas dans un style baroque, mais avec un feeling jazzy, accompagné par un ensemble rythmique. Il faut insister sur le travail des musiciens. A chaque fois, c’est une aventure hors du commun. Il y a une grande part d’improvisation lors de mes enregistrements, et les musiciens aiment ça. Et moi, j’aime les musiciens car j’estime qu’ils augmentent la valeur de ma musique de manière considérable. L’interprétation, c’est au moins 50% d’une musique. Pardonnez-moi, je passe du coq à l’âne, mais je pense à ça tout d’un coup et j’ai peur d’oublier ensuite : vous ai-je dit que George Clooney avait utilisé six titres de moi pour son premier film en tant que metteur en scène, Confessions d'un homme dangereux (2002) ?

Justement, à propos de reprises et hommages à votre musique, terminons avec votre thème le plus célèbre, celui de la série culte Raumpatrouille (Rolf Honold, 1966). Comment avez-vous vécu ce grand succès ? Comment avez-vous réagi lorsque de jeunes groupes pop comme Pulp ou Röyksopp ont samplé des morceaux de cette BO pour leurs propres chansons ?

Croyez-moi ou non, ce thème je l’ai composé comme je le fais d’habitude, le plus naturellement du monde. Le résultat fut un succès, et plus de 50 ans après, cela reste une grande joie pour moi. Il existe actuellement plus de 250 versions de cette musique disponibles sur internet ! Et les samples des groupes que vous citez me vont évidemment droit au cœur.