Au début des années 70, un gang de renégats envoie valdinguer la country de Nashville, ses codes, son diktat, ses productions lisses et ses clichés. Emmenée par Waylon Jennings, Willie Nelson et quelques autres sauvages aux cheveux longs, cette révolte outlaw insuffle un esprit rock’n’roll dans un genre devenu conservateur.

Les boots sur la table et l’uppercut dans le buffet ! Nashville prend cher au début des 70′s. La Mecque de la country music croyait pouvoir résister à l’avènement du rock’n’roll. Avant l’ouragan soufflé par les rebelles Waylon et Willie, Music City (le surnom de la ville) est dans une bulle. Tous les albums sont contrôlés, calibrés et lissés dans leurs moindres recoins. C’est le règne du Nashville Sound qui a chamboulé la country au point d’en faire une véritable industrie dans les années 60. Avec un usage intense des chœurs et des cordes, la rudesse de la country des pionniers et du style honkytonk est en berne. Un homme est derrière ce son, d’abord intéressant puis progressivement lassant : Chet Atkins. Guitariste hors pair, producteur à l’oreille avisée et boss des studios RCA de Nashville, il orchestre cette sophistication qui rencontre un franc succès grâce à des artistes comme Jim Reeves, Eddy Arnold, Patsy Cline, Floyd Cramer, Ferlin Husky, Ray Price ou Tammy Wynette. Le répertoire est imposé, tout comme les musiciens des sessions et, évidemment, les choix de production. Un univers étanche aux changements que la société américaine vit à la fin des 60′s.

Car l’Amérique n’a plus la même tête. La guerre du Vietnam est passée par là, la jeunesse ne courbe plus l’échine et de nombreux apprentis chanteurs et compositeurs country ont grandi en écoutant certes les pionniers Hank Williams et Bob Wills mais aussi les Beatles et Bob Dylan. Un homme symbolise plus que les autres le mouvement outlaw naissant : Waylon Jennings. Il est le trait d’union entre rock et country car avant d’être une star montante de Nashville, ce Texan a lui-même fait partie de la révolution rock aux côtés de Buddy Holly dont il a été le bassiste. Dans la nuit du 2 au 3 février 1959, l’avion qui s’écrase entre Clear Lake et Moorhead dans le Minnesota emporte celui considéré, à seulement 22 ans, comme l’une des premières légendes du rock’n’roll naissant. Un visionnaire binoclard qui, dans l’Amérique des années 50, brise les frontières (raciales et musicales) entre country, bluegrass, gospel et rhythm’n’blues. Dans le crash, deux autres idoles de la jeunesse périssent : Ritchie Valens (La Bamba) et Jiles Perry Richardson, alias The Big Bopper (Chantilly Lace). Waylon Jennings avait cédé son siège dans l’avion à Richardson malade et pris sa place dans le bus de tournée… Terrassé par la culpabilité de ce coup du destin – d'autant qu'il avait répondu, rigolard, à Buddy Holly qui le narguait en disant : ”J'espère que votre avion va s'écraser” –, Waylon refera surface après plusieurs mois de dépression et deviendra lui aussi un nom du Nashville Sound. Progressivement, comme son ami Buddy au paradis, il aspire à imposer ses chansons mais n’y parvient pas véritablement. Le clash avec Atkins, qui l’a signé en 1965 sur RCA Victor, interviendra vers 1972. Cette année-là, Waylon publie le bien nommé Ladies Love Outlaw : « Jusque-là, ils ne vous laissaient rien faire. Vous deviez vous habiller d'une certaine manière, tout faire d'une certaine manière. Ils n'arrêtaient pas d'essayer de me détruire. Je me suis concentré sur mes affaires et j'ai fait les choses à ma façon… Quand on commence à m’embrouiller sur ma musique, je deviens méchant. »

Waylon Jennings & Willie Nelson - The Outlaw Movement in Country Music Full Episode!

Stinger

Pour aller plus loin dans sa révolte, Waylon Jennings, qui slalome entre une sale hépatite et une surconsommation d’amphétamines, a la bonne idée de changer de manager : Neil Reshen lui renégocie tous ses contrats. Auteur essentiellement pour les autres, Willie Nelson, qui veut davantage chanter ses propres compos, le suit chez Reshen. C’est cet agent atypique (« un chien enragé au bout d’une laisse », dira Jennings) qui incitera l’ancien bassiste de Buddy Holly à être lui-même, à se laisser pousser la barbe, les cheveux et à arborer des gilets en cuir. Willie, lui, signe chez Atlantic Records et touche ainsi un public plus rock et jeune que par le passé avec sa trilogie Shotgun Willie (1973), Phases and Stages (1974) et Red Headed Stranger (1975). Neil Reshen convainc RCA de ce même potentiel chez Waylon. Le label de Chet Atkins change immédiatement son fusil d’épaule et lui offre plus de billets verts et surtout une liberté artistique totale. En 1973, le vrai visage de Waylon Jennings est resplendissant sur l’album Lonesome, On'ry and Mean dont la pochette est signée Mick Rock, photographe alors plutôt habitué à shooter David Bowie, Syd Barrett, Lou Reed, Iggy Pop que les cow-boys…

Cette même année 1973, Waylon Jennings publiera également Honky Tonk Heroes, considéré comme le chef-d’œuvre du mouvement outlaw. La critique comme le public crient au génie ! Le cœur de cette centrale nucléaire est pourtant inconnu du grand public. Son nom : Billy Joe Shaver. Après avoir enchaîné des tas de petits boulots – il perdra deux doigts au passage – et fait de l’auto-stop en Californie, ce Texan s’installe à Nashville où il écrit des chansons attirant l’oreille d’un Waylon qui lui confie l’écriture de son nouvel album. Dans la foulée, Shaver sortira son propre disque, Old Five and Dimers Like Me, magnifique opus sans fioriture, ode intense à la liberté… Violons en veilleuse, chœur en retrait, c’est surtout la guitare Telecaster qui mène les débats du Waylon Jennings de ces années-là, soutenue par une batterie brute, une pedal style impressionniste, de l’harmonica roots et la voix divine du taulier. Il enchaîne l’année suivante encore avec deux albums forts, This Time et The Ramblin' Man, en 1975 avec son plus grand disque Dreaming My Dreams, et en 1976 avec Are You Ready for the Country. Premiers dans les charts country, ces deux LP finiront disques d’or, une première dans sa carrière.

Waylon Jennings "Honky Tonk Heroes"

Jessidaniel

Pour beaucoup donc, Dreaming My Dreams est l’un des plus grands disques de l’histoire de la country music. Lorsque ce chef-d’œuvre s’installe dans les bacs, Waylon a déjà 38 ans, une vingtaine de 33 tours sous le coude et a modifié les standards de Nashville, peu ouverte au rock triomphant mais orpheline des valeurs de ses pères fondateurs, les Hank Williams, Lefty Frizzell et autre Bob Wills… Waylon a de plus en plus de poils sur les joues, ne suce pas que de la glace, ne gobe pas que des Tic-Tac et ses jeans sont de moins en moins repassés. Il veut surtout que sa philosophie s’entende encore plus. Une rencontre va aider à concrétiser ses rêves. Car derrière la console du Glaser Sound Studio de Nashville, où est mis en boîte Dreaming My Dreams, un homme fait des merveilles : Cowboy Jack Clement, ancien bras droit de Sam Phillips chez Sun Records, qui avait produit Johnny Cash et Jerry Lee Lewis. C’est lui qui apporte plus de spontanéité à l’enregistrement, abat la carte des prises live en studio et n’utilise l’overdub que si nécessaire. Contrairement à la majorité des productions country du moment, Dreaming My Dreams est un disque hautement organique, légèrement roots et jamais surchargé d’enluminures. Waylon Jennings est également singulier et brillant dans le ton de l’album et dans le choix des compositions. Car cette œuvre célébrant le passé et ses maîtres (Are You Sure Hank Done It This Way et Bob Wills Is Still the King) est un enregistrement souvent romantique voire mélancolique… Cerise sur le cheesecake : la voix de Waylon, une fois de plus. Toujours aussi grave, reconnaissable entre mille et d’une profondeur impressionnante.

Tous les voyants sont au vert, Waylon Jennings est au sommet de son art et RCA se frotte les mains. Le label a si bien senti le potentiel de cette révolution esthétique et sonore qu’en janvier 1976, il parachève son coup de maître commercial en sortant la compilation qui donnera son nom au mouvement : Wanted! The Outlaws. Premier album de country à se vendre à un million d'exemplaires, il comprend d’anciens titres de Waylon Jennings et Willie Nelson mais aussi de Jessi Colter (ex-femme de Duane Eddy qui a épousé Waylon en 1969) et Tompall Glaser, un autre outlaw qui ne réussira jamais à profiter de cette opportunité pour devenir lui aussi une légende… Tout est savamment marketé pour faire de cette compilation le casse de l’année. Jusque dans la pochette pastichant les affiches vintage des cow-boys hors-la-loi recherchés. « Là, on ne devait pas être simplement des méchants, racontera Waylon plus tard. On se positionnait en dehors des règles de la country music, en verrouillant la porte de notre propre cellule de prison. On ressemblait à des clochards. “Me faites pas chier !”, c’était ce qu’on essayait de crier. On adorait l’énergie du rock’n’roll, mais le rock s’autodétruisait déjà. La country était sirupeuse. Pour nous, être outlaw signifiait se dresser pour nos droits, notre propre façon de faire les choses. L’idée était celle d’une musique différente et ce terme d’outlaw était une bonne description. En même temps, ça nous faisait bien rigoler tout ça. »

Townes Van Zandt - Pancho and Lefty. Heartworn Highways

The Record Selector

Des musiciens et chanteurs country déjà bien établis prendront plus ou moins le train outlaw en marche. Merle Haggard ou Johnny Cash. Adulé par l’Amérique profonde, l’Homme en noir – un vieil ami de Waylon – veut rappeler que personne ne peut lui imposer quoi que ce soit et qu’il est aussi la voix des opprimés, comme lorsqu’il enregistre deux live dans les pénitenciers les plus stricts du pays : le 13 janvier 1968 à Folsom et le 24 février 1969 à San Quentin. Entre les deux, Cash s’est même enfermé en studio avec une icône de la contre-culture, Bob Dylan. De son côté, Kris Kristofferson impose dès Kristofferson, son premier album également connu sous le nom du single Me & Bobby McGee, un style à cheval entre country, folk, blues et rock. Il est aussi un hors-la-loi du genre.

Cette révolution outlaw ne se limitera pas au clan Willie & Waylon. Au Texas, de jeunes songwriters abordant le genre par son versant le plus épuré, en flirtant davantage avec le folk voire le blues, répandront un son à des années-lumière de Nashville. Avec Townes Van Zandt, Guy Clark puis Steve Earle, la révolte est plus lettrée. Le premier du lot, le plus sombre d’entre eux, ne se contentait pas de tremper sa plume dans les entrailles de la misère humaine, physique et mentale. Ce cynisme glaçant comme cette lucidité caustique faisait toujours la différence chez ce hors-la-loi de Townes Van Zandt… De trois ans son aîné, Guy Clark était un autre type de narrateur hors pair. Un troubadour à la voix rocailleuse dont les compositions seront interprétées par Johnny Cash, Willie Nelson, Kris Kristofferson, Ricky Skaggs, Rodney Crowell, Emmylou Harris, Bobby Bare ou George Strait. Intègre, simple, sobre et honnête, Clark était un grand artisan de la petite histoire chantée. Ses merveilles Desperados Waiting for the Train et That Old Time Feeling figuraient sur son premier album Old N°1 publié en 1975. Un Desperados Waiting for the Train qui sera repris dix ans plus tard par les Highwaymen, groupe 5 étoiles réunissant – quelle surprise ! – Johnny Cash, Waylon Jennings, Willie Nelson et Kris Kristofferson. Avec ce supergroupe lui aussi bien marketé et qui enregistrera trois albums (Highwaymen en 1985, Highwaymen 2 en 1990 et The Road Goes On Forever en 1995), la saga outlaw est bouclée, la marge est devenue la norme et la rébellion d’hier l’institution d’aujourd’hui. Si, aujourd’hui, l’esprit outlaw est encore en vie, c’est dans le cœur de la country alternative et d’une partie de l’americana, chez les Steve Earle, Lucinda Williams, Ryan Bingham, Dale Watson, Chris Stapleton, Jason Isbell, Margo Price ou encore Sturgill Simpson, qui font vivre cet héritage face à la country-pop toujours très populaire outre-Atlantique.