Trois ans après “Orange” qui leur a valu le Grammy Award de la meilleure prestation de musique de chambre, l’Attacca Quartet et Caroline Shaw publient “Evergreen”, un bouleversant album paru chez Nonesuch à la mi-septembre. Avec cette fois-ci la contribution majeure de Shaw elle-même, qui interprète à la voix trois de ses propres compositions. Qobuz a rencontré Domenic Salerni, l’un des deux violonistes du quatuor. Un échange tout en douceur et sensibilité.

En mars 2019, l’Attacca Quartet sortait Orange, un album intégralement consacré à la compositrice Caroline Shaw. Trois ans plus tard, vous collaborez de nouveau avec elle : qu’est-ce qui vous a donné envie de vous replonger dans son répertoire ? Ce second chapitre marque-t-il le début d’un compagnonnage à plus long terme ?

Tout à fait. Et pour être exact, avec Evergreen, nous en sommes plutôt au huitième chapitre ! Caroline Shaw et Attacca sont collègues et amis de longue date – bien avant la sortie d’Orange en fait. Orange était certes le premier album que nous lui dédiions mais c’était en quelque sorte la synthèse de longues années d’étroite collaboration. Au fil des ans, nous avons eu la chance de jouer avec et pour elle dans toutes les configurations possibles : en tant que compositrice, chanteuse, violoniste, altiste… Et par-dessus tout en tant qu’amie ! (Rire.) Lorsque nous préparions Orange, nous avons travaillé sur un grand nombre de ses œuvres avant de choisir lesquelles figureraient sur le disque. Quand nous avons arrêté notre sélection, il nous restait encore beaucoup de matière, des morceaux que nous maîtrisions et qui ne demandaient qu’à être enregistrés en vue d’un prochain disque. Dans un sens, pour notre quatuor, Evergreen n’est pas tellement un “retour à”, mais plutôt une continuité logique. Et cette fois, le projet était particulièrement excitant puisque Caroline n’était pas seulement là pour nous diriger ou nous partager sa vision de compositrice, mais aussi pour interpréter ces pièces avec nous en tant que chanteuse.

Orange a reçu le prix de la meilleure performance de musique de chambre au Grammy Awards 2020. Le disque été unanimement acclamé par la critique et a atteint un nombre de streams assez inouï pour un album de musique contemporaine. J’imagine qu’avec une telle exposition, on doit ressentir la pression de faire aussi bien, voire mieux…

Je pense que chaque artiste vit la pression différemment. Mais en ce qui me concerne, qu’importe le contexte, il y aura toujours une pression inhérente à l’enregistrement d’un disque : celle de donner le meilleur de soi-même. Mais contrairement au live, le studio vous offre cet énorme luxe de pouvoir faire autant de prises que nécessaire. Pour ma part, lors des sessions d’enregistrement, j’étais surtout habité par la joie de travailler directement avec Caroline au chant et avec mes collègues du quatuor, la pression était très finalement très éloignée de moi. Quant à l’exposition médiatique, personne ne s’attendait à ce que nous produisions un “Orange 2” ! Donc, comme nous n’étions pas vraiment attendus au tournant, nous avons pu travailler tranquillement.

Attaca Quartet © David Goddard

Les albums de l’Attacca Quartet tournent généralement autour d’une idée motrice forte. Of All Joys évoquait la joie de se retrouver après des mois de séparation imposée par les confinements, Real Life constituait une vaste exploration sonore du monde électronique… Que nous raconte Evergreen ?

Le fil rouge de l’album est centré sur les interactions de l’Homme avec la Nature – même si toutes les œuvres du programme n’y font pas directement allusion. The Evergreen, pièce centrale du disque auquel elle a donné son nom, est un poème dédié à un arbre millénaire que Caroline a découvert par hasard lors d’une promenade sur la côte ouest du Canada. Blue Print est une sorte de dialogue espiègle entre Caroline et Beethoven – on va dire un “dialogue à travers les âges”. Et dans And So, elle rend un hommage au conjoint d’une de ses amies, malheureusement décédé. Pour chacune de ces œuvres, qu’elle soit adressée à un être humain ou à un arbre et qu’il s’agisse d’une conversation implicite ou explicite, je pense que le propos général de l’album est de réfléchir à la façon dont la musique peut réagir aux Hommes et à la Nature.

L’une des nouveautés de ce disque est la présence de Caroline Shaw elle-même en tant qu’interprète au chant sur trois titres. Et à chaque fois, on est ébloui par la parfaite symbiose entre sa voix et les instruments, comme si aucune des deux parties n’avait le leadership : vous avancez tous dans la même respiration, dans un rubato fascinant tant il paraît libre…

Merci beaucoup, vos commentaires font vraiment plaisir à entendre ! Et je suis heureux d’apprendre que cette synchronie est perceptible à l’écoute puisque c’est exactement l’effet que nous avons cherché à rendre. Il faut savoir que sur les titres où Caroline chante, il n’y avait pas de réelle hiérarchie entre elle et nous. Notre ingénieur du son avait loué pour elle un micro extrêmement performant, qui lui permettait de l’enregistrer au milieu de nous au lieu de l’isoler dans une cabine séparée. Dans cette configuration, notre formation tenait bien plus du quintette que du quatuor avec soliste.

Il y a aussi une bouleversante reprise de Other Song, chanson initialement créée par Caroline Shaw sur son album Let the Soil Play Its Simple Part avec l’ensemble So Percussion. Cette nouvelle version pour cordes est radicalement différente de l’originale, on croirait avoir affaire non pas à une cover mais à une nouvelle chanson. Avez-vous participé au processus de réorchestration ?

On n’a pas participé à l’écriture proprement dite. Mais disons que si des idées nous viennent pendant la construction du morceau, notamment dans le but de rendre un motif plus lisible ou plus expressif, Caroline est tout à fait ouverte à prendre ces suggestions en compte. Sur Other Song, elle avait déjà en tête une vision très précise de ce qu’elle voulait, mais lors d’une création, il arrive souvent que des questions d’ordre technique se posent aux interprètes sur comment interpréter tel ou tel passage. Prenez le climax du morceau par exemple, il y a ce magnifique tourbillon qui converge vers le mot “find”. Cet apogée n’était à l’origine pas présent dans la partition, c’est quelque chose auquel nous avons abouti à force de tâtonnements pour trouver la meilleure expressivité. Le fait que la compositrice interprète également à nos côtés nous force à penser comme des compositeurs et plus seulement comme des instrumentistes.

Pour en revenir à votre idée de radicalité sur cette nouvelle version, Caroline est ce genre de musicienne qui rebat constamment les cartes de la création. Ça ne l’intéresse pas (et nous non plus d’ailleurs !) de refaire toujours la même chose. Donc elle a changé l’orchestration, le mood, et nous avons changé certains aspects : en festival, je me souviens que nous avions d’abord joué le dénouement pizzicato, malheureusement, ça sonnait trop plat alors nous avons opté pour un jeu arco.

Attacca Quartet - Caroline Shaw's "Plan & Elevation: IV. The Orangery"

Nonesuch Records

L’Attacca Quartet est aujourd’hui unanimement reconnu pour son travail sur la musique contemporaine, et pourtant, vous revendiquez des influences venues d’époques plus lointaines. L’album se clôture notamment par un poème du XIIe siècle dans lequel vos instruments prennent un tout autre timbre. Quel rapport entretiennent les Attacca avec la musique ancienne ?

Si vous demandez à n’importe lequel d’entre nous – et particulièrement à Amy Schroeder et Andrew Yee, qui sont les fondateurs du quatuor –, ils vous diront qu’Attacca trouve ses fondements dans la musique de Haydn. Nous sommes bien évidemment inspirés par la musique baroque, mais avant tout pour ses techniques instrumentales, plus que pour son esthétique. Notre but est d’extraire les textures sonores de cette époque et de les insuffler dans de l’écriture plus moderne. Par exemple, nous utilisons régulièrement des archets baroques pour éclaircir le timbre, ce qui les rend très différents des archets modernes. Cant voi l’aube, le poème dont vous parlez, a été écrit au XIIe siècle, mais la musique est absolument contemporaine : tout l’enjeu est de piéger l’audience et de lui faire croire qu’elle a été écrite en même temps que le texte.

Attacca Quartet semble ne pas vouloir se spécialiser dans un genre ou une période : comment définiriez-vous la ligne artistique de votre ensemble ?

Si l’on devait se spécialiser dans quoi que ce soit, ce serait dans la musique que l’on aime ! C’est aussi simple que ça. (Rire.) Nous sommes prêts à jouer la musique de n’importe quel compositeur pourvu qu’elle nous permette de continuer notre exploration du son et des différentes techniques. Dans le cas de cet album, on adore Caroline Shaw, on adore tout ce qu’elle fait, et on a envie de faire partie de l’aventure, tout simplement. Si vous considérez toute la discographie de notre quatuor depuis ses débuts, vous constaterez qu’une grande partie de notre travail s’articule sur des compositeurs singuliers, uniques en leur genre. Notre leitmotiv est de plonger en profondeur dans l’esthétique d’un auteur, en donner une approche à 360 degrés. En allant au cœur de l’esthétique d’un compositeur, vous en apprenez énormément sur lui, mais aussi sur l’époque dans laquelle il vit ou a vécu. Je suis ravi que le quatuor maintienne cet éclectisme, et pour autant, je ne pense pas que cela fasse de nous des touche-à-tout. Lorsque nous nous lançons dans un nouveau projet, nous nous y investissons à fond ! Et je pense que le public est assez sensible et intelligent pour comprendre les intersections, les passerelles que nous jetons entre les genres et les esthétiques.