Le Dies irae, le tintement des cloches… quelques thèmes identificateurs imprègnent fortement l’œuvre de Serge Rachmaninov. Dans une sorte d’hommage vibrant à sa terre natale, il compose en 1913 une symphonie avec voix, sur des textes d’Edgar Allan Poe traduits en russe : Les Cloches. La gravure de Charles Dutoit pour Decca restitue pleinement toute l’intensité poétique et le vif éclat de l’écriture du compositeur russe…

Rachmaninov reste un compositeur largement sous-estimé. Aux côtés de ses pages les plus médiatiques, tels le Prélude pour piano opus 3 n°2 ou les Concertos n°2 & 3, des pans entiers de son œuvre – et souvent les plus passionnants - demeurent trop méconnus : la Troisième Symphonie, composée entre 1935 et 1936, est sans doute l’une de ses créations les plus intenses, d’une violence assourdissante, en même temps qu’emplie d’élans passionnés à fendre l’âme. Certains interprètes au XXe siècle, comme Paul Kletzki, Sir Malcolm Sargent ou Paavo Berglund, ont bien compris l’importance de cette partition dans la trajectoire de Rachmaninov, et en ont donné des visions superlatives (…l’appel désespéré aux maisons de disques). De même, Les Cloches appartient aux sommets de Rachmaninov, tant cette symphonie chorale pour soprano, ténor, baryton, chœur et grand orchestre composée en 1913 est d’une puissance expressive rare. À la différence de L’Ile des morts d'après un tableau d'Arnold Böcklin, Rachmaninov compose avec Les Cloches une partition lumineuse, marquée cependant par de terribles soubresauts d’angoisse, tel ce solo de cor anglais dans le Lento lugubre final, Les Cloches de fer. Inspirée de textes d’Edgar Allan Poe traduits en russe par Constantin Balmont, célèbre homme de lettres de l’époque, cette cantate fort développée offre également une méditation sur la « musique des cloches », l’un des éléments identificateurs de la Russie, et qui a toujours fortement influencé le compositeur : « Le son des cloches d’Église, raconte Rachmaninov, dominait toutes les villes russes que j’ai connues : Novgorod, Kiev, Moscou. Les cloches accompagnaient chaque russe de son enfance jusqu’à la tombe (…) L’un de mes meilleurs souvenirs d’enfance est associé aux quatre sons des grandes cloches de la cathédrale Sainte-Sophie de Novgorod (…). Les sonneurs de cloches étaient de vrais artistes. Les quatre sons étaient un thème qui revenait sans cesse, quatre sons qui pleuraient, au timbre argentin. J’ai toujours associé à ces sons de cloches la notion de larmes… ». Pas étonnant que Rachmaninov ait été séduit alors par l’imaginaire des cloches qui sous-tend les poèmes de Poe. Avec cet extraordinaire cycle, sorte d’hommage vibrant à sa terre natale, émerge chez Rachmaninov un style concentré, plus brut et implacable, presque plus russe, qui se manifestera dans toutes ses œuvres suivantes - voyez la différence par exemple entre le Quatrième concerto pour piano, composé en 1925 et 1926 et d’une aridité assez déconcertante, et le Deuxième Concerto, datant de 1900. D’une manière générale, les grands interprètes de cette œuvre sont russes : Svetlanov (1974), Kondrachine (extraordinaire, 1963, aux côtés d’une version dionysiaque des Danses Symphoniques, avec l’Orchestre Philharmonique de Moscou). Ces enregistrements restent pour le moment indisponibles en numérique. Quelqu’un se chargera-t-il d'ailleurs un jour en numérique du catalogue Melodiya ? Cependant, Charles Dutoit (disponible naturellement en LossLess sur Qobuz) s'est lancé il y a une quinzaine d’années dans un grand cycle Rachmaninov chez Decca, gravant les symphonies et ce très beau programme vocal, avec l’une des plus belles versions des Cloches réalisées par un occidental. Bénéficiant d’une magnifique prise de son, et d’un orchestre à la fois ample et transparent (Philadelphie en super super forme), Charles Dutoit apporte à cette œuvre la sérénité du paradis, tout en laissant entrevoir des connections très étroites avec de nombreux contemporains de Rachmaninov, notamment Mahler – le tout début de l’Allegro ma non troppo intrigue par sa parenté avec le début de la Quatrième Symphonie de l’Autrichien et plus encore avec Das lied von der Erde (Von der Schönheit, Der Abschied). Charles Dutoit refuse la violence abrupte et foudroyante d'un Kirill Kondrachine pour faire surgir une inquiétude plus ténue, peut-être aussi plus continue. Le Lento lugubre, avec ses motifs de « vagues » à peine articulés et ses accents sourds (très différent en cela de Kirill Kondrachine, justement) diffuse le sentiment d’une gêne persistante, incomprise, qui rôde toujours. Superbe !

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