La rédaction de Qobuz fait la liste de ses disques coup de cœur de 2023. Bilan d’une année riche et diverse. 

CLASSIQUE (Pierre Lamy)

On était obligés de commencer ce best of classique 2023 en célébrant le retour en force des néo-tonaux, eux qui proposent depuis quelques années une agréable révolution dans le traitement de la composition et de l’harmonie. Parmi eux, la compositrice française Camille Pépin fait figure de jeune prodige dans le domaine, et s’attire les faveurs de la profession à l’international. Le label NoMadMusic eut la merveilleuse idée, en mars, de faire paraître une splendide monographie consacrée à son œuvre. Au casting, on retrouve l’Orchestre National de Lyon sous la baguette de Ben Glassberg qui y donnent une bouleversante impression de ses œuvres récentes. Rendons également hommage à notre Qobuzissime Alpesh Chauhan, chef d’orchestre britannique qui fit paraître en début d’été chez Chandos un excellent programme Tchaïkovski, qui se distinguait par une battue alerte et une vision panoptique des différentes sections de l’Orchestre symphonique écossais de la BBC. En octobre, le pianiste islandais Víkingur Ólafsson nous présentait chez Deutsche Grammophon un enregistrement impeccable des Variations Goldberg de Bach étincelant de pureté et traçant une voie nouvelle parmi les nombreuses interprétations historiques de cette œuvre incontournable. Le même mois, les éminents membres new-yorkais du mythique Quatuor Emerson faisaient leurs adieux à la scène après 47 années d’existence, et s’associaient à la soprano Barbara Hannigan pour produire Infinite Voyage, album exigeant consacré à la seconde école de Vienne. Enfin, ECM, label attitré d’Arvo Pärt, vient clôturer ce top avec la parution en novembre de Tractus, vision transversale de l’œuvre chorale du compositeur estonien servi par les meilleurs ambassadeurs du genre : le Chœur de chambre de l’Estonian Philharmonic : une lumineuse méditation hivernale.

ALTERNATIVE & INDÉ (Charlotte Saintoin)

Au début de l’hiver, l’année à peine commencée, le Canadien Andy Shauf sortait de sa discrétion légendaire avec Norm, un condensé de douceur pop peignant le dur portrait d’une passion obsessionnelle. Il fallut ensuite attendre l’été. Sur le même continent, l’Américaine Julie Byrne passait chez Ghostly International pour son troisième disque, The Greater Wings. Un bijou intimiste gorgé de cordes, où sa voix grave résonne dans un dépouillement folk. Un jour plus tôt, Anohni revenait après six ans d’absence avec ses Johnsons – hommage à la militante Marsha P. Johnson – pour son disque le plus soul à date, ode à la Terre, aux femmes et aux trans. Deux semaines après, Damon Albarn plongeait droit avec Blur dans un océan de mélancolie avec The Ballad of Darren. Une parenthèse déjà refermée pour le groupe anglais reparti en hiatus avant Noël mais qui fera de 2023 une année bénite. Août se terminait sur Haunted Mountain de Buck Meek, guitariste de Big Thief, sublime sommet de pop-folk dentelée à la poésie gracile. Le parfait disque à mettre à fond dans la décapotable qu’on n’aura jamais.

De la néo-fusion futuriste de la chanteuse et bassiste Meshell Ndegeocello pour son premier disque Blue Note The Omnichord Real Book au post-jazz hautement sophistiqué du quartet du batteur Mark Guiliana (Mischief) en passant par le dialogue intimiste et faussement classique du saxophoniste français Pierrick Pedron et du pianiste cubain Gonzalo Rubalcaba, le jazz mystique, lyrique et sensualiste de la flûtiste franco-syrienne Naissam Jalal (Healing Rituals) ou encore l’exploration/réinvention par le saxophoniste Émile Parisien et le pianiste Roberto Negro du premier quatuor à cordes de György Ligeti (Les Métanuits) et le jazz « sans limites » du batteur londonien Yussef Dayes (Black Classical Music) : c’est l’extraordinaire diversité de styles et d’idiomes dont se réclame aujourd’hui la scène jazz mondialisée que célèbre ce palmarès 2023.

MUSIQUES ÉLECTRONIQUES (Smaël Bouaici)

L’année électronique a commencé sur les chapeaux de roues en février avec l’album Quest for Fire qui marquait le retour de Skrillex au format album. Le producteur américain, qui s’est associé à Fred Again et Four Tet derrière les platines, a été adoubé par la scène anglaise et européenne, la dernière chose qui manquait à sa street cred. Fred Again, justement, était sur tous les fronts en 2023, et continue sur la lancée de son Actual Life 3 en 2022 avec un superbe album commun avec Brian Eno, Secret Life. Côté français, on a beaucoup aimé l’album Eye Cube, d’I:Cube, grande figure de la French Touch qui a lâché le point & click de l’ordinateur pour les machines avec succès. En septembre, c’est le producteur nantais Simo Cell qui mettait tout le monde d’accord avec son premier long format Cuspide Des Sirènes. Il y a eu bien d’autres jolis disques cette année, mais on ne pouvait finir cette rétrospective autrement qu’avec la pianiste polonaise Hania Rani, partie discuter avec les fantômes dans la machine du côté des montagnes suisses sur Ghosts.

RAP (Brice Miclet)

Ils se sont unis et vécurent très heureux en 2023. Danny Brown et JPEGMAFIA, deux énergumènes musicaux et géniaux, ont sorti un coup de maître, Scaring the Hoes, album commun tutoyant l’abstract et la radicalité. Et puisque Killer Mike, avec Michael, a certainement commis le disque le plus politique et historiquement important de ces 12 derniers mois, réminiscence du mouvement Black Lives Matter, et que Key Glock, avec l’excellent et versatile Glockoma 2, a rappelé l’immense pertinence du rap de Memphis actuel, difficile de savoir sur quelle tête apposer la couronne.

En France, les blockbusters notables manquant à l’appel, ce sont donc des rappeurs plus confidentiels mais pas moins talentueux qui récoltent les honneurs. Tant mieux. Okis, avec le limpide Rêve d’un rouilleur, a marqué le rap lyonnais de son empreinte, quand le duo éternellement à part Butter Bullets est revenu très très fort avec JAZZ, sarcastique, provocateur et technique.

Bonus : De La Soul, est, à sa manière, l’un des groupes de l’année 2023. Parce que les six premiers albums du groupe américain culte sont enfin arrivés sur les plateformes de streaming cette année, et que l’un des trois membres, Trugoy The Dove, est décédé le 12 février. RIP.

ROCK ALT (Charlotte Saintoin)

2023 a été marquée par le retour de Slowdive. En 32 ans d’existence, dont un hiatus qui en aura mangé 22, la rare formation de Reading arrive à son cinquième disque. Everything Is Alive mélange avec une grande maîtrise leur génétique shoegazienne à l’électronique et l’ambient. Plus foufous, au zénith opposé, les savants King Gizzard & The Lizard Wizard sortent de leur faitout leur 24e album en seulement dix ans. Le trash metal brûlant de PetroDragonic Apocalypse, toutes guitares dehors, sert de yang au synthétique Silver Chord, arrivé trois mois plus tard. Amateurs de distorsions mais plus portés par Sonic Youth et les 90′s, le quatuor américain mené par Karly Hartzman Wednesday offre son quatrième et meilleur disque à date chez Dead Oceans. Autre jeune combo agitant la planète rock : Geese. Bêtes de scène venues de Brooklyn, le quintet à deux guitares s’éloigne de ses débuts post-punk sur 3D Country. Un second disque tout en déconstruction,, croquant à pleines dents dans tous les genres, blues, country, soul, gospel, transpirant à grosses gouttes et qui aurait bien mérité une distinction Qobuzissime. Bien loin de leur jeunesse, les vétérans Yo La Tengo lâchent les vannes pour construire la beauté sombre et noisy de This Stupid World. Il n’y a pas à rougir côté France, notamment grâce au génial quatuor The Psychotics Monks et son expérimental Pink Colour Surgery. A voir d’urgence sur scène.

BLUES/COUNTRY/FOLK (Stéphane Deschamps)

Ces musiques – blues, country et folk – ne sont pas toutes jeunes mais elles continuent d’inspirer les nouvelles générations. Par exemple, la poétesse folk Kara Jackson et son envoûtant Why Does the Earth Give Us People to Love, Nat Myers qui joue du blues comme en 1935 sur Yellow Peril ou le sombre Loverman qui, depuis la Belgique croone comme Leonard Cohen ou Johnny Cash sur Lovesongs. Trois premiers albums, et on souhaite à leurs auteurs des carrières aussi longues et prolifiques que celle de Willie Nelson. A 90 ans, il a sorti son 74e album titré Bluegrass, et c’est un peu comme son premier album. En tout cas, c’est son premier album entièrement dévolu au bluegrass, et c’est une réussite. Au chapitre « sorti de la malle aux trésors oubliée au fond du grenier », il faut se prosterner devant le coffret Written in their Souls : 146 démos du mythique label Stax, qui apportent un nouvel éclairage à la soul de Memphis, à la bougie.

Côté pop, en voilà une année bien servie. Dans l’esprit des grandes divas, Lana Del Rey sort le brumeux Did You Know That There’s a Tunnel Under Ocean Blvd, plus d’une heure de mélodies ombrageuses bercées au piano. Christine revient avec ses Queens pour la pop sculpturale de PARANOÏA, ANGELS, TRUE LOVE, un projet à l’ambition somptueuse que certains qualifient volontiers d’intello, sur lequel l’icône Madonna pose son sceau. Autre avant-gardiste qui réinvente le genre, Caroline Polachek frappe fort avec le puissant Desire, I Want to Turn Into You. Plus léger, sans complication aucune et ultra accessible, la pop adolescente de Guts consacre Olivia Rodrigo, à l’aube de sa vingtaine, comme la prochaine grosse pop star à suivre. Peter Gabriel clôt cette année avec le très 80′s mais surtout très attendu i/o, en grande partie réalisé avec Brian Eno et ses fidèles musiciens et sur lequel il travaille depuis… plus de trente ans. 2023 restera aussi comme l’année choisie par le plus grand groupe de l’histoire, les Beatles, pour déposer son « ultime » single. Now and Then, travaillé une première fois en 1995 à partir d’une démo au piano enregistrée par John Lennon sur cassette par le trio Paul McCartney, Ringo Starr et George Harrison, puis finalisé à l’aide de l’intelligence artificielle, clôture symboliquement la réédition de leur « Double bleu »

CHANSON FRANÇAISE (Nicolas Magenham)

Une jeune pousse a marqué l’année de la chanson française : Clara Ysé avec son premier album, OCEANO NOX. tandis qu’avec son ovni Dans Cent Ans, Flavien Berger a clos une trilogie lunaire et fantasmagorique entre électro, chanson et musiques savantes. On a aussi aimé Paris-Hawaï, le dernier opus du collectif La Femme, huit titres inspirés par la musique hawaïenne, l’exotica et la surf music. Afin de rendre hommage à Lula, la femme de sa vie décédée en 2004, le vétéran Serge Rezvani, lui, a déterré les chansons les plus emblématiques de leur couple fusionnel (Chansons pour Lula). Enfin rendons hommage à un grand poète qui nous a quittés en 2023 : Jean-Louis Murat, dont un magnifique Best Of est sorti, par la main du destin, le lendemain de sa mort à l’âge de 71 ans. Synthétisant 40 ans de carrière, ce disque démontre l’immense richesse d’inspiration du chanteur auvergnat à la voix lancinante.

ROCK/METAL (Chief Brody)

S’il est un retour au premier plan qui se doit d’être célébré en 2023, c’est bien celui d’Extreme avec son époustouflant Six, qui, à défaut d’être aussi funky que ses prédécesseurs, impose une science du riff et du solo qui vous laisse sans voix. Merci, Nuno Bettencourt. Steven Wilson continue sa quête sonore expérimentale avec un de ses meilleurs albums à ce jour. The Harmony Codex n’a pas fini de vous hypnotiser. Autres candidats au voyage dans les hautes sphères, les Français de Klone qui, avec Meanwhile, touchent au divin tout en remettant les guitares saturées et le growl en avant pendant qu’AVKRVST installe tranquillement son The Approbation comme une nouvelle alternative à Opeth et Porcupine Tree. Pas mal pour un premier album de la part du jeune groupe norvégien. Et comme rien ne vaut une bonne dose de musique extrême savamment distillée dans une nappe de reverb, Trounce livre avec The Seven Crowns le diamant sombre de cette fin d’année, entre black, blast et shoegaze. Du pur son hors des sentiers battus, marque de fabrique de nombreux combos suisses au savoir-faire indéniable.

Si 2023 n’a pas été à proprement parler une « grande année » pour le metal, elle nous a tout de même apporté son lot de disques fort intéressants, à l’instar du très étonnant Life Is but a Dream d’Avenged Sevenfold. On se demande bien quelle mouche a piqué le quintet américain pour qu’il aille aussi loin dans l’expérimentation et l’audace. A coup sûr, le disque qui aura embelli cette année un peu terne. Presque aussi foufou, le Postcards from the Asylum de Jason Bieler & The Baron Von Bielski Orchestra distille des mélodies plus évidentes mais n’oublie pas quelques excentricités propres à l’ex-leader de Saigon Kick. Il y a eu aussi Kvelertak, qui nous revient avec un Endling de grande qualité. Les Norvégiens sonnent de plus en plus comme un Turbonegro qui aurait mangé un groupe de hardcore. Molybaron a confirmé tout le bien que l’on pensait de lui avec Something Ominous, qui ajoute de la technicité à ses mélodies toujours aussi imparables. Enfin, les increvables Overkill ont prouvé qu’il n’y avait pas d’âge pour sortir un excellent album de thrash : Scorched en témoigne avec hargne.

REGGAE (Smaël Bouaici)

Dans la lignée du sacre aux Grammys du Jamaïcain Kabaka Pyramid pour son album The Kalling (produit par Damian Marley) en février, ce fut une année faste pour le reggae roots classique, qui retrouve des couleurs face à la déferlante « trap-hall », un mélange de trap et de dancehall apprécié par la jeune génération. Un reggae à l’ancienne qu’on retrouve sur l’excellent Strenght de Samory I, avec le hit Wrath en featuring justement avec Kabaka. De son côté, le producteur jamaïcain JonFX a carrément sorti un album intitulé Vintage Reggae, remplie de perles pour les amateurs de la période rocksteady. Ceux-là seront aussi convaincus par le magnifique album de l’Anglais Joe Yorke, qui dévoile son falsetto saisissant sur Hopeless sur des productions reggae remplies de soul. En France, Big Red regarde aussi dans le rétro avec un excellent album de rocksteady, Come Again, tout comme les Auvergnats de Dub Shepherds, qui nous ramènent directement dans les années 70 avec leur dernier disque Night and Day.

SOUL/R&B (Brice Miclet)

Une batterie, une basse, une guitare et beaucoup de douceur pour le nouvel album de Cleo Sol, Gold, qui pourrait être résumé via cette magnifique chanson qu’est In Your Own Home. Un des temps forts de la soul sauce 2023, au même titre que l’album Angels & Queens de Gabriels, groupe de Los Angeles dont le deuxième album reprend cette recette héritée du gospel, modernisant les arrangements épiques de piano et propulsant la voix du chanteur Jacob Lusk dans des sphères tout à fait fascinantes.

Dans un tout autre registre, plus hybride, on retrouve le producteur et chanteur anglais Sampha, dont le deuxième album Lahai est une très belle suite à Process, paru en 2017. Cette sensibilité exacerbée, cette quête de l’apaisement tranche avec la grandiloquence, pas moins émotive, de A Reckoning par Kimbra, Néo-Zélandaise bluffante et audacieuse, proche de l’hyperpop. Enfin, la Britannique Corinne Bailey Rae a fait à travers Black Rainbows une renaissance artistique absolument formidable.

On ne va pas se mentir, 2023 n’a pas été une grande année pour les musiques du monde. Peu de révélations ou de mouvements de fond, mais toujours des individualités installées qui ont confirmé tout le bien qu’on pensait déjà d’eux. Avec Amatssou, les incontournables Tinariwen font preuve de constance dans la qualité. Avec Millions of Us, les Sud-Africains BCUC sortent sans doute leur meilleur album. Avec Les Egarés, quatre pointures du jazz et des musiques du monde (Ballaké Sissoko, Vincent Ségal, Vincent Peirani et Emile Parisien) se retrouvent au sommet. Et pour les mondes perdus, on a pu compter sur Rogê, qui, avec Curyman, fait renaître la magie luxuriante des productions brésiliennes des années 60 et 70. Ou encore la nonne et pianiste éthiopienne Emahoy Tsege-Mariam Gebru, décédée en 2023 à l’âge de 99 ans, mais qui laisse derrière elle une poignée de disques au parfum d’éternité.

BANDES ORIGINALES (Nicolas Magenham)

C’est à un Français que l’on doit la musique du film québécois Simple comme Sylvain, comédie romantique décapante signée Monia Chokri. Émile Sornin (alias Forever Pavot) a composé une BO tendre et joyeuse, qui se réfère explicitement à la pop orchestrale des années 1970. S’il ne fallait citer qu’une BO hollywoodienne dans cette sélection, ce serait évidemment la musique du cinquième volet d’Indiana Jones, Le Cadran de la destinée, composée par l’indéboulonnable John Williams (91 ans !). 2023 est un grand cru pour un autre vétéran de la musique de film, Gabriel Yared, à qui l’on doit la BO magnifique de L’amour et les forêts de Valérie Donzelli. Vitalic signe la musique du premier film de Giacomo Abbruzzese, Disco Boy, avec des ambiances anxiogènes efficaces. Si le film Visions est moins convaincant que le précédent long-métrage de Yann Gozlan (Boîte noire en 2021), la partition de Philippe Rombi brille par sa richesse d’inspiration, entre Bernard Herrmann et Krzysztof Penderecki. Terminons cette sélection avec une magnifique réédition, celle d’Une Étrange Affaire de Philippe Sarde (1981). Piquante et profondément mélancolique, sa musique bénéficie de la présence réjouissante du groupe argentin Cuarteto Cedron.