Soixante ans après sa disparition, Edith Piaf (1915-1963) n’a rien perdu de son statut d’icône. Reprise et célébrée dans le monde entier, elle a chanté Paris, la passion amoureuse et le malheur dans une centaine de morceaux au parfum souvent autobiographique. Retour sur six chansons – connues ou moins connues – de celle qu’on surnommait la Môme.

On a tendance à diviser la carrière d’Edith Piaf en deux périodes : les chansons réalistes tout d’abord, puis les chansons sentimentales après la guerre. Mais évidemment, c’est aller un peu vite en besogne. Y compris dans la seconde partie, on trouve des morceaux où règnent la noirceur et la misère, cette vie malheureuse que Piaf a connue enfant. Née en 1915, elle est d’abord élevée par sa grand-mère maternelle alcoolique, dans le XIXe arrondissement de Paris, avant d’être envoyée dans l’Eure, chez sa grand-mère paternelle, tenancière de maison close. C’est là qu’Edith perd la vue, avant de la recouvrer en 1921. Un an plus tard, son père acrobate la reprend avec lui. Entre les petits cirques itinérants et la vie d’artistes de rue misérable, Edith Piaf est plongée très tôt dans le milieu du spectacle, et dès l’âge de 9 ans, son père commence à exploiter son don pour le chant. En résumé, l’enfance d’Edith Piaf pourrait être le cadre idéal d’une chanson réaliste, comme celles qui l’ont fait connaître à partir de 1935 (L’Étranger, Le Petit Monsieur triste, De l’autre côté de la rue).

« Moi j’essuie les verres au fond du café… » : en 1956, Les Amants d’un jour prolonge avec brio la dureté des chansons de ses débuts. Elle raconte l’histoire d’un couple d’amoureux qui se donne la mort dans une chambre d’hôtel. Piaf prête sa voix à la narratrice, une serveuse qui est le témoin de leurs dernières heures. Les enjeux sociaux et la passion amoureuse destructrice sont enrobés de vibratos torturés : nous sommes bien dans une chanson réaliste. Sur scène, Piaf essuyait réellement un verre durant toute l’interprétation de la chanson, avant de le faire tomber dans un fracas assourdissant au pied du micro. Ce détail a contribué à faire passer ce titre à la postérité.

Pour beaucoup, Edith Piaf incarne le Paris populaire et romantique. Qu’il s’agisse de décrire une réalité sociale brutale ou de dépeindre une carte postale merveilleuse, celle qui est née à Ménilmontant a chanté la capitale française sous toutes ses coutures (Sous le ciel de Paris, Les Mômes de la cloche, Elle fréquentait la rue Pigalle). Les Orgues de Barbarie (1958) est moins connue que ces standards, mais elle est tout aussi belle. En personnifiant cet instrument qui symbolise le Paris des faubourgs (« Tandis qu’elles s’égosillent au milieu du boulevard ») et en comparant les rues à un fleuve agité (« Une ruelle obscure/Va glissant dans le noir/Retrouver son boulevard »), cette chanson semble vouloir maintenir en vie un Paris qui est en train de disparaître. La force vitale qui parcourt Les Orgues de Barbarie reflète d’ailleurs la personnalité de Piaf, toujours debout malgré la mort qui guette (« Les années ont passé/Les refrains ont vieilli/Mais les orgues du passé/Hantent souvent la nuit »). C’est aussi une déclaration d’amour à la culture populaire, et principalement à la chanson – à laquelle Piaf a donné des lettres de noblesse, avec son exigence et sa personnalité hors norme (« Les orgues de Barbarie/C’est une symphonie/Pour les rues de Paris »).

On doit les paroles des Orgues de Barbarie à Georges Moustaki, lequel entretenait une liaison amoureuse avec la chanteuse. Le jeune auteur-compositeur-interprète était sans cesse poussé dans ses retranchements par Piaf afin qu’il donne le meilleur de lui-même. En a résulté une poignée de chefs-d’œuvre finement ciselés, dont le point d’orgue est certainement Milord, sur une musique de Marguerite Monnot. Ce grand succès de Piaf raconte l’histoire d’un homme riche et désespéré qui retrouve le sourire grâce à une prostituée chaleureuse. Une chanson réaliste qui est réconfortante et pleine d’espoir, ce n’est pas si courant. Il n’y avait qu’Edith Piaf pour réussir ce tour de force.

Ce morceau est l’occasion d’évoquer les liens entre Piaf et le cinéma. Véritable petit film en chanson, Télégramme a la particularité d’être ponctué par les signaux sonores électriques du télégraphe. C’est presque du Kraftwerk avant l’heure ! Cette chanson sortie en 1951 met en scène Marie Belage, qui reçoit un télégramme d’un certain François, lequel lui annonce son arrivée à Orly, le 2 mai à 8 heures. Flashback : vingt ans auparavant, Marie et François étaient des amants passionnés, mais leurs parents refusèrent leur union. François quitte la France et fait promettre à Marie de l’attendre. Mais vingt ans plus tard, à Orly, François passe près d’elle sans même la reconnaître, les années ayant eu raison de sa beauté.

Cette petite histoire rappellera peut-être à certains une scène du film La Femme d’à côté de François Truffaut (1981), dans laquelle l’un des personnages, Odile Jouve, reçoit un télégramme d’un ancien amant qui lui annonce son retour imminent. Mais à l’inverse de Marie, Mme Jouve s’arrange pour ne pas être là le jour où il revient (de peur qu’il ne la reconnaisse pas ?). Il se trouve que Truffaut a beaucoup pensé à Piaf lors de la conception du film, à tel point qu’il a déclaré que La Femme d’à côté était « un film d’Edith Piaf ». Portée par un caractère passionné, Mme Jouve (interprétée par Véronique Silver) est une survivante de l’amour. Elle estime qu’après la tentative de suicide qui a suivi ladite rupture, elle s’est retrouvée comme Edith Piaf : « Rien de rien, je ne regrette rien ». Plus tard dans le film, Fanny Ardant – sorte d’alter ego de Mme Jouve – citera également un vers de Piaf, « Sans amour on n’est rien du tout ». « Plus les chansons sont bêtes, plus elles sont vraies », conclut-elle avec un cynisme mêlé d’amertume.

Pour finir sur les liens entre Piaf et le cinéma, outre les nombreuses chansons de film qu’elle a interprétées, signalons qu’elle était une grande cinéphage. Elle pouvait aller voir le même film plusieurs fois en salles. Charles Aznavour raconte la fascination de la chanteuse pour Le Troisième Homme de Carol Reed, tandis qu’avec sa grande amie Micheline Dax, elles sont allées voir Boulevard du crépuscule de Billy Wilder une dizaine de fois. « Mais elle voulait qu’on sorte systématiquement durant la scène où William Holden disait à Gloria Swanson qu’elle était trop vieille pour lui », précise la comédienne et siffleuse émérite. Connaissant le penchant de Piaf pour les hommes beaucoup plus jeunes qu’elle, il ne serait pas étonnant qu’elle se soit quelque peu identifiée à ce personnage démesuré et sulfureux de l’histoire du cinéma.

Non loin des Orgues de Barbarie est rangé Le Vieux Piano. Écrit trois ans avant sa mort, Le Vieux Piano décrit un temps qui n’existe plus et il est difficile de ne pas penser à la femme Edith Piaf à l’évocation de cet instrument de musique qui rend l’âme. Portée par une structure sophistiquée, la chanson multiplie les couleurs musicales : au piano lent et nostalgique succède un ragtime faisant figure de fasj éthylique des soirées de fête, pour finir en marche militaire façon Le Pont de la rivière Kwaï. Alternant passages parlés et passages chantés, Piaf y évoque une sorte d’alter ego qui « venait se saouler le dedans de pathétique », en célébrant des amis « morts au milieu d’un accord ».

La chanson est composée par Claude Léveillée, un artiste québécois qu’Edith Piaf a rencontré à Montréal et qu’elle a fait venir durant l’été 1959 pour qu’il lui écrive quelques chansons. Léveillée faisait alors partie du collectif Les Bozos, fondé avec six autres chansonniers québécois. Le Vieux Piano est un bon exemple du chemin parfois chaotique qu’une chanson peut emprunter au cours de sa gestation. D’abord intitulée Les Vieux Pianos, elle a été interprétée par la Québécoise Micheline Manseau après avoir figuré à la troisième édition du Concours de la chanson canadienne. En traversant l’Atlantique, le morceau change non seulement d’interprète, mais ses paroles sont drastiquement remaniées par Henri Contet, l’un des auteurs de prédilection de Piaf. A vrai dire, seuls deux vers d’origine demeurent, et ce qui n’était au départ qu’une simple déclaration d’amour à une musique d’autrefois est devenu un portrait de femme émouvant.

Durant les derniers mois de sa vie, le répertoire d’Edith Piaf s’essouffle un peu, au même rythme que son état de santé. Malgré l’apport de jeunes auteurs-compositeurs comme Francis Lai qui essaient de lui apporter du sang neuf, certaines chansons souffrent de la comparaison avec les chansons « rive gauche » qui, à la même époque, donnent un grand coup de pied dans la fourmilière. Une marche poussiéreuse, des paroles ressemblant à une version délavée de Mon Légionnaire, la voix essorée : Tiens v’la un marin est certainement l’une des chansons les plus faibles de la dernière période de Piaf.

Dans cette ambiance « fin de règne », Edith Piaf était en recherche perpétuelle de nouveaux auteurs. Ce qui nous donne l’occasion de rapporter cette anecdote saisissante racontée par Claude Nougaro au micro de France Inter. Alors jeune auteur-compositeur-interprète, Nougaro reçoit un soir un coup de téléphone d’Edith Piaf. Ils ne se connaissent pas et elle lui demande s’il peut venir sur-le-champ. Il accepte sans trop comprendre ce qu’il lui arrive et Piaf lui envoie son chauffeur : « Boulevard Lannes, je passe le grand portail de bronze », raconte Nougaro. « Je monte un étage. La porte s’ouvre et je vois devant moi un désert de moquette. Aucun meuble à l’horizon. Une enfilade. Il y avait un grand piano à queue qui luisait sombrement dans un coin et quelques piles de disques. Et au fond de l’enfilade, recroquevillée comme un petit animal malade, dans les bras d’un jeune homme grec aux cheveux bouclés (son mari Théo Sarapo), elle était là. »

Le chanteur toulousain décrit la suite avec la truculence qui le caractérisait : « Alors que j’aurais dû m’assoir devant cette femme épuisée et malade comme devant la grotte de Lourdes, je demande un whisky pour me donner de la contenance. Depuis les cuisines lointaines, on m’amène un scotch. Puis elle me dit : ‘Venez écouter la nouvelle chanson de mon retour à l’Olympia’. Elle chante alors un morceau que je trouve assez vieillot, très académique. Elle s’arrête avant la fin et m’informe qu’elle cherche une coda. J’en étais à trois rasades de bourbon et je lui fais : ‘Edith, pour la fin de la chanson je vois ceci : dans les cintres de l’Olympia, j’imagine une corde qui se balance comme une liane et qui vous emporte dans le ciel’. Silence sépulcral. Je sens un courant d’air. Je vois le chauffeur arriver. ‘Voilà, la soirée est terminée, Monsieur Nougaro’. Et on me raccompagne. C’était un véritable attentat de ma part. »

Nous avons débuté cette sélection par une chanson réaliste. Il fallait donc la terminer par une chanson d’amour. Et quelle chanson d’amour ! Sans doute la plus célèbre de tous les temps. Un monument. La légende veut que ce soit Edith Piaf elle-même qui l’aurait écrite sur un bout de table, à la demande de son amie Marianne Michel, chanteuse en mal de propositions. Puis Piaf l’aurait retravaillé avec son parolier Henri Contet et le musicien Louiguy (compositeur de nombreux films de Sacha Guitry). La compositrice habituelle de Piaf, Marguerite Monnot, aurait refusé la collaboration, considérant cette chanson comme une « niaiserie ». Il est amusant de noter que, selon un brouillon original, « je vois la vie en rose » était initialement « je vois des trucs en rose ». Marianne Michel l’enregistre donc la première et son interprétation frappe par un sentimentalisme qui tranche avec la puissance que lui donnera Piaf peu après. C’est donc la version de cette dernière, enregistrée en octobre 1946, qui remporte la mise auprès du public. Reprise depuis par plus de 350 artistes, elle fait aujourd’hui partie des chansons qui génèrent le plus de droits d’auteur en France.

Parmi les reprises les plus frappantes, on aurait pu s’attarder sur celle de Grace Jones en 1977 ou de Lady Gaga dans le remake de A Star Is Born en 2018. Mais nous avons choisi la version d’une contemporaine d’Edith Piaf : Marlene Dietrich. Celle-ci la chante notamment dans le film d’Alfred Hitchcock, The Stage Fright, en 1950. Toute la perversité du cinéaste anglais se fait jour dans la scène où un petit garçon vient apporter une poupée à Marlene Dietrich lorsqu’elle entonne La Vie en rose sur scène. Tachée d’un sang factice, la robe de cette poupée est destinée à déstabiliser l’artiste, dont la propre robe fut tachée de sang après qu’elle a commis un meurtre. Celle-ci écarquille les yeux et se met à oublier les paroles à la vue de cette poupée souillée. « La vie en rose » devient « la vie en rouge sang » et ce tube intemporel prouve son efficacité en toutes circonstances, même les plus morbides.

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