La Bibliothèque nationale de France ne contient pas que des livres, elle archive également tous les disques publiés dans l’Hexagone. Loin d’être la chasse gardée d’une poignée de rats de bibliothèque, une partie de ces trésors est désormais accessible sur Qobuz : c’est la collection sonore BnF. Reportage sur la genèse d’un projet ambitieux et prisé des mélomanes en tout genre.

Lorsque l’on quitte l’espace public du site Tolbiac de la BnF et qu’on commence à pénétrer dans les entrailles de la plus importante institution culturelle de France, on se croirait presque dans le roman Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad. En lieu et place d’un fleuve tortueux s’enfonçant dans le continent africain, notre expédition nous entraine dans un interminable labyrinthe aux immenses murs de béton. En guise de bêtes sauvages, on croise une armée de grosses boîtes suspendues dans les airs et montées sur rail. Contenant les documents que les usagers souhaitent consulter, elles s’enfoncent lentement dans le lointain pour rejoindre l’espace public. Plus on avance, plus la température baisse et plus l’atmosphère devient caverneuse. Une fois arrivés à destination – les magasins des archives sonores –, les portes se referment derrière nous et il ne reste plus qu’à admirer les trésors que renferme ce lieu interdit au public.

L’histoire des archives sonores de la BnF a commencé bien avant la BnF. L’origine de ce département (qui s’appelle depuis 2021 « Son, vidéo, multimédia ») remonte aux Archives de la Parole créées en 1911 par le linguiste Ferdinand Brunot. Celles-ci forment la première collection institutionnelle d’enregistrements sonores en France. Dans les années 1920, les Archives de la Parole deviennent le musée de la Parole et du Geste, et des missions de collecte de folklore musical sont réalisées en Roumanie, en Tchécoslovaquie et en Grèce. En 1938, la collection sonore est élargie à l’édition phonographique et prend le nom de Phonothèque nationale, avec un dépôt légal du disque – tout comme il existait un dépôt légal du livre. « La loi qui avait été votée prévoyait que chaque disque publié sur le territoire français devait être déposé par l’éditeur en deux exemplaires à la Phonothèque nationale », précise Lionel Michaux, conservateur à la BnF. Mais les industries culturelles étant elles aussi touchées par le conflit mondial, seule une poignée de disques sont déposés les premières années (19 disques en 1940 par exemple). Si Lionel Michaux admet que « la Phonothèque nationale a eu du mal à démarrer, le dépôt croit de manière exponentielle après la guerre, jusqu’à atteindre un dépôt de 6 000 disques au milieu des années 1950 ». En 1976 a lieu le rattachement officiel de la Phonothèque nationale à la Bibliothèque nationale.

Le département Son, vidéo, multimédia conserve et communique les collections de documents sonores, de vidéos et de documents multimédias, entrés à la BnF par dépôt légal mais aussi par acquisition, par don ou par dépôt volontaire. Cet ensemble représente en 2023 plus de 1,5 million de documents. Dans le domaine du son, si les amateurs de musique sont évidemment comblés, ceux qui désirent dénicher des documents parlés et des bruitages le sont tout autant. Cette collection sonore est disponible sur des supports multiples et variés : disques 78 tours, microsillons, disques compacts et cassettes audio. « Grâce aux acquisitions régulières, ces archives sont une véritable matière vivante qui s’enrichit de jour en jour », se réjouit Lionel Michaux.

« Ces archives sont une véritable matière vivante qui s’enrichit de jour en jour »

Et si le support matériel représente une part colossale de la collection, la musique dématérialisée commence à émerger, d’autant que la BnF vient de signer un accord avec les majors de l’industrie musicale pour le dépôt de fichiers numériques natifs. Par ailleurs, le département conserve une collection unique de 1 400 appareils d’enregistrement et de lecture de documents sonores, à l’image de l’impressionnante collection sonore Charles Cros. Celle-ci est constituée d’appareils aux noms aussi étranges et poétiques comme le triumphone (un phonographe portatif), le phonopostal (destiné à envoyer des cartes postales sonores) ou encore l’Organina Thibouville (petit orgue de barbarie).

BnF x Qobuz

Qobuz

Venons-en à la collection sonore BnF proprement dite, qui est disponible en streaming et téléchargement sur Qobuz et qui regroupe les enregistrements des années 1950 et du début des années 1960. Avant tout, pourquoi cette période plutôt qu’une autre ? « Dans ce programme initié en 2012, il était convenu de numériser l’ensemble des disques microsillons arrivés par dépôt légal à la BnF entre 1949 (qui correspond à l’arrivée du premier microsillon produit sur le territoire français) et 1962 (en 2012, les droits voisins des disques tombaient dans le domaine public au bout de 50 ans) », répond Lionel Michaux. Dans cette collection qui représente environ 46 000 disques, la musique classique se réserve sans doute la plus belle part.

Le premier microsillon produit sur le territoire français date donc de 1949 et il s’agissait de L’Apothéose de Lully de Louis Couperin, publié par la maison de disques L’Oiseau-Lyre, avec Roger Désormière à la baguette. Dans le domaine classique, ce label est un exemple parmi d’autres de maisons de disques emblématiques de la collection sonore BnF. On trouvera également Deutsche Grammophon et Véga, qui ont publié Pierre Boulez et Karlheinz Stockhausen. Signalons aussi l’émergence des baroqueux à la fin des années 1950, lesquels tiennent une place non négligeable dans la collection. A cet égard, le chef d’orchestre berlinois Nikolaus Harnoncourt a initié une véritable déconstruction dans l’interprétation de la musique baroque européenne avec le Concentus Musicus Wien. Enfin, les amateurs de grandes voix trouveront leur bonheur parmi des trésors interprétés par Maria Callas, Lisa Della Casa, Dietrich Fischer-Dieskau ou Mario Lanza.

Les labels spécialisés dans le jazz ne sont pas en reste avec notamment Blue Star et Vogue, créés respectivement par Eddy Barclay et Charles Delaunay. Les albums américains Kind of Blue de Miles Davis, The Fabulous Bird de Charlie Parker et L’Excitante Trompette de Dizzy Gillepsie sont rangés non loin des premiers enregistrements de Django Reinhardt, d’une kyrielle de disques de Stéphane Grappelli ou du Ouin-Ouin du pianiste Martial Solal (qui est probablement l’un des rares musiciens de la collection BnF encore vivants en 2023 !).

En matière de chanson française, on aura le plaisir de réentendre des interprètes que le temps a injustement oubliés (Jacqueline François et sa Demoiselle de Paris, Patachou chantant Brassens) ou, au contraire, a mythifiés (les enregistrements studio et live d’Edith Piaf, les premiers disques de Charles Aznavour). La mode étant aux rythmes latins dans les années 1950, on trouvera pléthore de disques de Gloria Lasso et Dalida, non loin des airs de l’orchestre de Francis Lopez. Quant à la chanson Rive gauche, elle est représentée par Juliette Gréco, Boris Vian et Léo Ferré. On appréciera aussi les pépites que sont les chansons de Kurt Weil par Catherine Sauvage (en VF donc), ainsi que les Frères Jacques et l’acteur-réalisateur Yves Robert interprétant Les Exercices de style de Raymond Queneau.

Ils viennent presque toujours du classique, ils sont souvent passionnés de jazz et ils ont fait pour beaucoup leurs armes dans la variété : la nouvelle génération de compositeurs pour le cinéma de cette époque figure aussi en bonne place dans la collection BnF. Commençons par Michel Legrand et son Une femme est une femme bourré de charme (feat. Anna Karina), ou alors le merveilleux tandem qu’il formait avec Francis Lemarque (la BO de Terrain vague de Marcel Carné). Outre leur collaboration fructueuse dans la chanson, le duo Alain Goraguer/Serge Gainsbourg a aussi fait des étincelles dans la musique de film (Les Loups dans la bergerie d’Hervé Bromberger).

Du côté d’Hollywood, une nouvelle génération monte également en puissance en ces années 1950 : citons Breakfast at Tiffany’s d’Henry Mancini ou bien l’endiablé Some Like It Hot d’Adolph Deutsch, qui comprend quelques standards de Marilyn Monroe. Avant d’être un pilier de la musique de film dans les années 1970 et 1980, l’Argentin Lalo Schifrin fut un arrangeur star, pour la maison de disques Verve notamment. C’est à cette époque qu’il commit quelques disques de reprises de standards à la sauce bossa-nova, tel que Rendez-vous dansant à Copacabana, avec des covers improbables mais ébouriffantes de Mon Homme ou Moulin rouge.

Il nous est tous arrivé d’entrer dans une boutique d’antiquités pour simplement « faire un tour », et finalement d’en ressortir de longues heures après, envoutés par l’atmosphère particulière de ces refuges sans âge. La collection sonore BnF, c’est un peu le même principe : quand on commence à chiner parmi ces trésors, il est difficile de repartir. On se retire provisoirement du monde extérieur, happés par le passé, et on s’enivre des dizaines de mélodies, de rythmes, d’instruments de cet arsenal sonore unique en son genre.