La chanson a tenu un rôle primordial dans les événements de mai 1968, notamment à travers l’omniprésence de la radio. Contestataires, inoffensifs ou réactionnaires, les tubes racontent eux aussi l’histoire de la France et des Français durant cette période tourmentée.

Qui aurait prédit qu’au tout début de l’année 1968, sous la présidence d’un Charles de Gaulle vieillissant (77 ans), les incidents qui éclatèrent dans certaines universités seraient annonciateurs d’un mouvement libertaire avec, pour point d’orgue, une France totalement paralysée quelques mois plus tard ? Chacun s’accorde à reconnaître le rôle essentiel de la chanson au moment de cette période à la fois joyeuse et troublée. Tout d’abord, c’est une évidence, le chant est bien souvent le réceptacle d’un souffle romantique révolutionnaire et fait partie intégrante du folklore contestataire. En 1968, sur les barricades, on entonne évidemment L’Internationale, mais aussi des chansons contemporaines, aux paroles parfois détournées. Les Français se tiennent informés grâce aux radios périphériques comme RTL et Europe 1, dont les reportages sont entrecoupés de chansons. Quant aux radios de service public, celles de l’ORTF, elles sont en grève du 13 mai au 23 juin et se transforment alors en « robinets à musique ».

Il est toujours intéressant de débusquer une idéologie derrière un événement banal et quotidien tel qu’une simple chanson passant sur un pick-up ou sur les ondes. En 1968, la musique populaire française est majoritairement imperméable à la contestation. La raison en est simple : la futilité est bien souvent l’une des composantes de la chanson pop, ce qui fait, bien souvent, tout le charme de ces bulles apparemment décolorées du contexte social ou politique. Alors que le pays gronde, des airs qui parlent d’amour ou d’exotisme résonnent : Comment te dire adieu de Françoise Hardy, la reprise de Riquita par Georgette Plana, ou encore D’Aventures en aventures de Serge Lama. Il existe aussi les chansons à double tranchant : lorsque Jacques Dutronc célèbre les matins de Paris en avril 1968 (Il est cinq heures, Paris s’éveille), il s’adonne non seulement à une belle peinture de la Ville lumière mais aussi d’une population déprimée, voire opprimée. A 5 heures du matin, tout est possible, tous les horizons sont ouverts, et c’est cette promesse de liberté qui anime les manifestants du Quartier latin. Les paroles seront même pastichées par les étudiants : « Les 403 sont renversées, la grève sauvage est générale. Les Ford finissent de brûler, les enragés ouvrent le bal. Il est cinq heures, Paris s’éveille. »

En revanche, d’autres tubes de l’époque prônent très nettement un ordre établi et un certain conformisme. Pour trouver les exemples les plus édifiants, tournons-nous vers Sheila et Sylvie Vartan. En 1968, l’interprète de L’école est finie vend un million de disques avec une chanson qui vante les vertus du travail et de la famille : Petite Fille de Français moyen. L’année suivante, Sylvie Vartan affirme avec une triste naïveté que l’On a toutes besoin d’un homme. Même son de cloche dans Comme un garçon et sa morale conservatrice : « Je suis une petite fille/Tu fais ce que tu veux de moi/Je suis une toute petite fille/Et c’est beaucoup mieux comme ça. »

D’une manière générale, les yéyé, symboles d’une jeunesse libre et délurée durant les années 1960, n’ont pas pris part à la contestation. Lorsqu’on lui parle de Mai 68, Johnny Hallyday répond laconiquement : « Ce n'était pas mon problème, je n'étais pas concerné. » Les choses ne sont sans doute pas si simples. Un artiste comme Johnny Hallyday a pu cristalliser un sentiment de révolte chez ses jeunes fans, notamment à travers des sonorités rock et des concerts au déhanché endiablé. A cet égard, il faut réécouter A tout casser avec Jimmy Page (futur membre de Led Zeppelin) à la guitare. On pourrait presque ranger Comme d’habitude de Claude François dans ces mêmes eaux troubles où fermente une colère prête à déborder. Pourquoi ne pas voir le triste couple de cette chanson sortie fin 1967 comme une allégorie de la lassitude d’un peuple envers ses élites ? Bref, qu’on le veuille ou non, et comme disait Bob Dylan en 1964 : « The times they are a-changin’. »

Les temps changent… C’est ce qu’expriment très clairement ces artistes qui ont pris Mai 68 à bras-le-corps, ces auteurs-compositeurs-interprètes de chansons tracts qui sont au cœur de la lutte, celles de Dominique Grange ou Évariste. Leurs 45 tours sont même publiés par le Crac (Comité révolutionnaire d’action culturelle). Parmi les autres chanteurs engagés dans la lutte se trouve Léo Ferré : la chanson Les Anarchistes, qu’il interprète le 10 mai à la Mutualité, sera l’un des hymnes des révolutionnaires. Quant à Jean Ferrat, il reverse la recette d’un récital à Bobino aux comités de grève. Et l’on ne compte pas les artistes qui investissent les usines pour y interpréter leurs refrains aux côtés des ouvriers grévistes. « Notre rôle était de soutenir par notre présence, en participant à de nombreux concerts de solidarité, ce mouvement », se souvient Francis Lemarque.

Avant les événements, tout au long des années 60, les germes d’une contestation se nichent dans de nombreux morceaux signés par des artistes qui ne cacheront pas leur sympathie pour le mouvement. C’est, par exemple, dans les chansons de Michel Polnareff ou d’Antoine que les futurs jeunes manifestants trouvent un écho à leur colère sourde. En 1966, le premier prône l’amour libre dans L’Amour avec toi, tandis que le second défend avec humour la contraception (Les Elucubrations) et, dans un style dylanesque improbable, le droit à l’avortement (La Loi de 1920). Mai 68 est aussi (et avant tout) l’expression d’une lutte en faveur des droits des femmes et la chanson a parfois traduit cette révolution sexuelle en marche. Serge Gainsbourg commence à dépoussiérer les mentalités en 1966 avec Les Sucettes (pour France Gall), puis, en 1967, avec la première version de Je t'aime, moi non plus, qu’il enregistre en duo avec Brigitte Bardot. Bien qu’interdite à la diffusion du fait du mari jaloux de BB, la chanson fait parler d’elle et marque l’histoire de la libération des mœurs. Enfin, le tableau ne serait pas complet si l’on omettait Juliette Gréco et son fameux Déshabillez-moi, qu’elle susurre en 1967.

Entre les pro-68, les anti-68, ceux qui regardent ailleurs, et ceux qui sont emportés par le mouvement malgré eux, le petit monde de la chanson française est un reflet fidèle de la société de l’époque. Quid de l’après 1968 ? Progressivement, à partir de cette date, une nouvelle génération émerge et donne un coup de pied dans la fourmilière des codes de la chanson. Parmi ces nouvelles têtes, on croise Julien Clerc, Bernard Lavilliers, Gérard Manset, Jacques Higelin, Brigitte Fontaine ou bien Renaud (qui a interprété sa première composition, Crève salope, en mai 68 à la Sorbonne). La naissance de maisons de disques indépendantes et audacieuses comme Saravah marque également le début d’une nouvelle ère. Quant aux événements de mai 68 en eux-mêmes, ils inspirent une poignée d’artistes dans les décennies suivantes : Claude Nougaro en 1973 (Paris mai), Gilbert Bécaud en 1983 (Mai 68), ainsi que, sur un mode anticontestataire, Philippe Clay en 1971 (Mes Universités).

Au cinéma, outre les films de Philippe Garrel (Les Amants réguliers, musique de Jean-Claude Vannier) ou Bernardo Bertolucci (Les Innocents, musique de Stuart Wilson), Mai 68 sert de toile de fond à des longs-métrages populaires signés Yves Robert (Courage, fuyons) ou bien Gérard Oury (La Carapate). Dans ce dernier film mettant en scène Pierre Richard et Victor Lanoux, on note la présence récurrente de Because It’s May, une chanson interprétée par un groupe obscur (Sunset Brothers), composée par Philippe-Gérard, et dont les paroles (en anglais) sont signées par la coscénariste du film, Danièle Thompson. Il peut paraître saugrenu de clôturer ce panorama par une chanson lovée dans l’écrin quelque peu « bourgeois » de la comédie grand public et traditionnelle de Gérard Oury. Mais la synthèse de l’esprit des événements de 1968 y est objectivement parfaite, notamment grâce à ce jeu de mots aux assonances impeccables : « If it’s may/Don’t say May I say/Just mean what you say. »

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