Dès sa création en 2007, Erased Tapes s’est imposé comme un des labels les plus innovants des quinze dernières années, tout en rencontrant le succès auprès du public. Parfois trop vite réduit à sa vitrine néoclassique (Nils Frahm, Ólafur Arnalds), le label basé à Londres mène des explorations aux confins de l’ambient, l’electronica et l’expérimental à travers un catalogue mené de manière harmonieuse par l’Allemand Robert Raths, que Qobuz vous propose d’explorer.

A l’origine d’Erased Tapes, consacré aujourd’hui comme l’un des labels les plus avant-gardistes tous genres confondus, il y avait une page MySpace trop peu fréquentée. C’est en attendant que sa carrière décolle sur l’ex-plateforme vedette de l’industrie musicale que Robert Raths, un Allemand installé à Londres, s’est rendu compte qu’il était plus doué pour faire émerger d’autres artistes. Parmi ses contacts sur le réseau figure un producteur nommé Rival Consoles. L’humanité de ses synthés hantés et de ses beats cassés convainquent rapidement Raths d’en faire la première signature de son label.

A 22 ans, Ryan Lee West est un ancien guitariste qui étudie les technologies musicales dans une fac de Leicester, dans la grande banlieue de Birmingham. Et c’est probablement cette approche sensible de la musique électronique qui a séduit l’Allemand, lequel ouvre donc son catalogue avec l’EP Vemeer (sous l’alias Aparatec) en 2007. West développera son electronica mélancolique et spatiale notamment sur la perle minimaliste Odyssey en 2013 (“Je n’aime pas quand un morceau est trop travaillé, je suis devenu obsédé par l’idée de réduction”) tout en signant des remix remarqués pour Clark, Max Cooper ou Jon Hopkins.

A la fin des années 2000, avec l’arrivée de YouTube et Facebook, MySpace meurt à petit feu et Robert Raths réalise le côté éphémère d’Internet. Pour asseoir son label, il décide de renforcer son écurie, mais pas n’importe comment. L’Allemand se met à réfléchir comme un coach pour monter l’équipe la plus compétitive. “Je commençais à penser que cette histoire de label digital n’allait pas durer éternellement, et j’ai donc cherché des artistes qui seraient complémentaires.”

Le prochain sur la liste s’appelle Ólafur Arnalds. La vingtaine à peine entamée, l’Islandais est celui qui fait pencher Erased Tapes vers le piano, grâce à son album Eulogy for Evolution, paru en 2007 (mais écrit alors qu’il avait 17 ans), sur lequel il démontre sa virtuosité pour retransmettre des émotions au clavier. “Le premier titre que j’ai entendu était 3055, et j’ai adoré le fait que dans les parties calmes, on entende la pédale de sustain plus fort que les notes”, se souvient Robert Raths. “Il était très ambitieux. Cet album est censé représenter la vie de la naissance à la mort, et tous les titres de morceaux sont des signatures temporelles d'un moment de l'existence. La partie sur la mort est intéressante, avec ce solo de guitare violent et fiévreux. C’est incroyable d’avoir conçu un tel disque à son âge.”

Erased Tapes Piano Octopus - Nils Frahm, Peter Broderick & Ólafur Arnalds live in Brussels

Erased Tapes

Pour Arnalds, qui n’a passé qu’une année à étudier la musique classique, Erased Tapes faisait figure de label idéal : “Je ne pourrais jamais jouer Debussy, même avec un pistolet sur la tempe. Je ne peux jouer que la musique que j’ai écrite, et je ne me considère même pas comme un pianiste. La scène classique est fermée à ceux qui n’ont pas étudié la musique toute leur vie. Mon idée, c’est d’amener mes influences classiques aux gens qui n’écoutent pas ce genre de musique pour leur ouvrir l’esprit.”

Après ce coup de maître, Erased Tapes étoffe son catalogue avec un autre musicien iconoclaste, l’Américain Peter Broderick, qui signe en 2009 Music for Falling From Trees, une commande de la chorégraphe londonienne Adrienne Hart, pour lequel il délaisse sa guitare et compose au piano et violon. Le multi-instrumentiste de Portland sortira en 2011 Music for Confluence, pour le documentaire Confluence portant sur cinq meurtres non résolus de Jennifer Anderson et Vernon Lott. Il s’installe entre-temps à Berlin, où il croise un pianiste nommé Nils Frahm, qui va venir compléter le combo de têtes de gondole d’Erased Tapes, avec le duo ambient/classique Adam Wiltzie et Dustin O’Halloran, alias A Winged Victory For The Sullen (dont l’album éponyme est sorti en 2011).

C’est avec Wintermusik, en 2009, paru un peu plus tôt dans l’année sur le petit label berlinois Sonic Pieces (avec un tirage de 333 exemplaires), qu’a démarré l’aventure de Nils Frahm avec Erased Tapes. Subjugué comme tant d’autres par sa sensibilité à la fois classique et électronique, Robert Raths lui laisse une entière liberté de création, sans restriction de rythme de sorties. Le prolifique compositeur allemand en profite pour publier des disques à la pelle, entre son album concept Felt en 2011, chef-d’œuvre qui laisse transparaître le mécanisme du piano et les bruits ambiants, son maxi synthétique Juno, son album Screws, écrit avec un doigt cassé, ou The Bells, composé durant deux nuits avec Peter Broderick sur le piano à queue de l’église de Grünewald, dans la forêt qui borde le sud-ouest de Berlin.

Un esprit collaboratif

Le genre de projets auxquels Raths donne sa bénédiction sans hésiter, tant il aime voir ses artistes travailler ensemble. Le label manager estime d’ailleurs que c’est le Eulogy for Evolution d’Arnalds qui a inspiré Nils Frahm à revenir au piano après des années de production électronique. En 2012, pour l’anniversaire des cinq ans du label, Arnalds et Frahm travaillent pour première fois ensemble sur un EP de trois titres, Stare, lequel mènera en 2015 à Collaborative Works, qui rassemble trois EP et la fiévreuse jam-session nocturne Trance Frendz.

Frahm renvoie l’ascenseur à Broderick en 2013, en remastérisant son album Float, sorti en 2008, et renommé Float Addendum. Ólafur Arnalds, quant à lui, est en train de s’amuser en studio avec Janus Rasmussen, cerveau du groupe des Iles Féroe, Bloodgroup. Ce projet “techno pour rigoler” se concrétise à travers Kiasmos, et aboutit, après quelques EP, à l’album Kiasmos en 2014, acclamé par la critique, sur lequel ils entrelacent avec élégance techno et classique, beats électroniques et piano acoustiques, pour un résultat hypnotisant.

Pour Raths, ce disque permet de boucler la boucle en reconnectant Erased Tapes aux premières sorties plus club de Ryan West. “Notre public ne s’y attendait pas, et même les gars ne s’attendaient pas à ce que ça décolle aussi vite. Tout à coup, on a reçu des tas d’offres pour les faire jouer. Ils pouvaient partir en tournée dans le monde entier sans avoir à embarquer avec eux une énorme section de cordes. Cet album a marqué un tournant.”

Le disque permettait aussi à Erased Tapes de sortir de l’ornière néoclassique, une étiquette qui lui colle à la peau depuis le succès de Nils Frahm et Ólafur Arnalds. “Je comprends pourquoi on utilise ce terme. Si l'on a besoin de faire court pour décrire le label, c’est probablement une des meilleures expressions”, estime Ryan West alias Rival Console. “Mais je n’ai jamais entendu qui que ce soit au label l’utiliser. Le simple fait que je sois signé est la preuve qu’Erased Tapes n’est pas seulement un label de musique classique.”

Pour Peter Broderick, c’est une expression passe-partout un peu fainéante : “Oui, les artistes les plus populaires d’Erased Tapes peuvent correspondre à ce terme, mais si vous écoutez tout le catalogue, vous trouverez des tas de choses qui n’ont rien à voir.” C’est aussi ce qui a poussé Robert Raths à sortir les compilations Erased Tapes Collection (neuf volumes jusqu’ici) : “Cela permet aux gens de mieux comprendre comment tout est connecté. Un morceau de piano de Nils aura une allure différente s’il est mis côte à côte avec un track de glitch de World's End Girlfriend (le projet du Japonais Katsuhiko Maeda, ndlr).”

Des mythes des 70’s ressuscités

Au milieu des années 2010, Erased Tapes brouille encore un peu plus les pistes en ajoutant à son écurie des expérimentateurs des 70’s, Penguin Cafe Orchestra et Lubomyr Melnyk. Groupe à géométrie variable mené par le guitariste (de formation classique) Simon Jeffes, Penguin Cafe Orchestra a sorti son premier album en 1976, Music from the Penguin Cafe, produit par Brian Eno et inspiré par les travaux de Terry Riley ou Philip Glass, qui mélangeait pop, classique et touches électroniques et décrit à l’époque comme néoclassique ! Après le décès de Simon Jeffes en 1997, son fils Arthur a repris le flambeau en 2011, faisant tomber le Orchestra du nom, mais gardant la même passion pour l’hybridation. Erased Tapes sortira d’abord The Imperfect Sea et Umbrella (featuring le guitariste japonais Cornelius) en 2017, puis le très réussi Handfuls of Night ‎en 2019.

Lubomyr Melnyk, 71 ans, est le recordman mondial de vitesse au piano (19,5 notes par seconde) et le pionnier de ce qu’on a appelé “la musique en continu”. Assister à un concert de Melnyk est une expérience mystique : l’artiste d’origine ukrainienne compose en même temps qu’il joue, superposant de vastes structures dans un formidable maelström harmonique. “Mon corps entier est transformé quand je joue, je le sens. Mes doigts ressentent le souffle du monde, c’est comme si je passais dans une autre dimension”, explique le pianiste que Robert Raths a découvert sur MySpace en 2007. “Je n’arrivais pas à le contacter. Tout ce qu’il y avait sur sa page, c’était une photo d’un type qui ressemble à un sorcier et des morceaux de piano complètement dingues.”

Lubomyr Melnyk - Butterfly (Live in Copenhagen)

Erased Tapes

Il finit par le localiser à un festival à Cologne, à l’affiche duquel figurent Nils Frahm et Peter Broderick. Et c’est Lubomyr Melnyk lui-même qui vient parler au duo après leur show. C’est ainsi qu’est né Corollaries, premier album du pianiste pour Erased Tapes, en 2013, enregistré et produit par Peter Broderick avec l’aide de Nils Frahm et Martyn Heyne. “Ce type fait de la musique depuis trente-cinq ans et nous sommes arrivés très tard, raconte Raths. Quand on lui a présenté l’album fini, il nous a dit : “Mais où étiez-vous quand j’avais 30 ans ?” Les gens doivent comprendre qu’il faisait de la musique juste pour se payer de quoi manger, les pontes de la musique académique n’ont jamais fait attention à lui. Tout ce qu’on pouvait faire, c’était lui montrer qu’il mérite mieux que ça.” Erased Tapes sortira deux autres albums de Lubomyr Melnyk, Rivers and Streams en 2015 et Fallen Trees en 2018, et le placera en tête d’affiche de la série de concerts pour les 10 ans du label, dans le prestigieux Royal Festival Hall de Southbank Centre, à Londres. Juste récompense pour un génie trop longtemps ignoré et un parfait symbole du concept porté par Erased Tapes depuis ses débuts, des musiques instrumentales composées sur des chemins de traverse mais qui, toutes, retranscrivent à la perfection les émotions, et poussent à l’introspection. Rarement un label n’avait touché aussi juste. Et si profond.