Trente-quatre ans après sa mort en 1989, l’Autrichien Herbert von Karajan incarne toujours la figure du chef d’orchestre. À la tête de l’Orchestre philharmonique de Berlin, qu’il a élevé au rang de marque mondiale pendant presque trois décennies (1955-1989), il a méthodiquement réenregistré le cœur de son répertoire : Beethoven, Brahms, Bruckner, Verdi, Wagner, Strauss…

Musicien emblématique du miracle économique allemand d’après-guerre, nul n’a mieux su anticiper, puis s’approprier, les mutations de cette époque cruciale qu’Herbert von Karajan : celles de l’image – contrôlée et entretenue avec un soin maniaque dès la fin des années 50 –, de la médiatisation, de la diffusion mondiale du disque. Il ne s’est pas contenté de diriger et d’enregistrer. Il s’est voulu ingénieur du son, metteur en scène, cinéaste, créateur de festivals et d’instituts. Il s’est exhibé au volant de voitures de sport, d’avions, à la barre de voiliers, déclinant encore et toujours sa fascination pour la technique. Mais ces apparences ne doivent pas occulter sa réalité première : celle d’un musicien génial qui s’est attelé pendant des décennies à décortiquer le répertoire des grands maîtres du classique.

Beethoven : Symphonie n° 5, Orch. philharmonique de Berlin, DG (1962)

Si vous ne connaissez pas encore Karajan, commencez par la 5e Symphonie tirée de sa première intégrale Beethoven chez DG. C’est le compositeur auquel il n’a jamais cessé de revenir. L’intensité du geste, les contrastes impérieux, la concentration du discours, qui ne s’interdit pas le spectaculaire, pourtant, nous disent un point crucial : c’est fait, il EST Karajan, Berlin est SON orchestre. Au point de faire ressentir une jouissance qui s’enivre de son propre pouvoir. Une fulgurante première version avec Vienne (mono, Emi / Warner 1948) révélait ce qui brûlait en lui. Les gravures de studio ultérieures, même de très haut niveau, ne seront que des redites, en un sens. Écoutez aussi la Symphonie n° 4 (DG, 11/1962). Mais pour éprouver le magnétisme animal dégagé par le couple Karajan / Berlin, il faut aussi voir la 5e Symphonie filmée par Henri-Georges Clouzot (Blu-ray Unitel Classica, 1 / 1966): le cinéaste français les magnifie dans une fabuleuse cosmogonie en noir et blanc.

Brahms : Symphonie n° 2, Orch. philharmonique de Berlin, DG (1963)

Brahms est l’autre pilier auquel Karajan revint encore et toujours. Comme pour Beethoven, à partir des années 60, chaque décennie a apporté sa « nouvelle version », qui semblait pouvoir faire oublier la précédente. Maintenant que le temps a passé, on peut arguer que les premières ont fixé des standards que Karajan a renouvelés, épurés sans doute, mais pas forcément dépassés. Peut-être aussi parce que la décennie 60 l’inscrit encore à la confluence de l’histoire antérieure du Philharmonique de Berlin. Et enfin parce que l’écriture de Brahms met en valeur son soin méticuleux de la forme, sa quête d’une somptuosité sonore appuyée sur un legato qui vise à intégrer (fondre ?) chaque élément dans une totalité supérieure. Il y a ici plénitude lyrique empreinte de nostalgie, mais aussi une majesté singulière.

Bruckner : Symphonie n° 8, Orch. philharmonique de Vienne, DG (1988)

Les cathédrales symphoniques de Bruckner, qui exigent temps long et endurance, ont toujours fasciné Karajan. S’il a enregistré l’intégrale – les 9 symphonies « usuelles » – à Berlin, il ne les a pas toutes jouées en concert, se concentrant d’abord sur la trilogie finale des 7e, 8e, et 9e et le Te Deum. Comme dans nombre de ses témoignages ultimes, la toute-puissance cède la place à une intériorité, une interrogation métaphysique sans doute en partie liée à la douleur physique qui a obscurci ses dernières années. Son approche est marmoréenne et méditative (l’immense Adagio passe à lui seul les 25 minutes), mais toujours supérieurement conduite. Comme toujours, la lumière des timbres du Philharmonique de Vienne – l’orchestre dont il était le plus proche, après Berlin –, la douceur de ses cordes, l’emmènent ailleurs, animent ce marbre impénétrable, promettant une transcendance, voire une rédemption. Tout est accompli, ce que confirme l’ultime 7e, parue post-mortem (DG 4 / 1989).

Dimitri Chostakovitch : Symphonie n° 10, Orch. philharmonique de Berlin, DG (1966)

Karajan a choisi avec minutie ce qui lui parlait dans le répertoire russe : Tchaïkovski d’abord (remis sur le métier tout au long de sa carrière, à Londres, Berlin ou Vienne), mais aussi Moussorgski, Rimski-Korsakov, Prokofiev ou Stravinsky. Sa première gravure de la Symphonie n° 10 de Chostakovitch, qui marque son intérêt pour les œuvres engendrées par les guerres (aussi chez Nielsen, Holst, Honegger, Prokofiev), nous fait éprouver viscéralement la densité unique du son du Berlin des années 60. Cette plénitude ne se confond pas avec celle, plus métallique et acérée, des phalanges russes. Karajan y déploie son génie de la continuité, de la tension, et une éloquence tragique implacable. La deuxième version (DG, 1/1981) est plus mate, distanciée peut-être. Mais cherchez impérativement le concert donné à Moscou en 1969, en présence de Chostakovitch (Melodiya) : un Karajan démiurgique livre ce jour-là l’un de ses plus prodigieux témoignages en public.

Gustav Mahler : Symphonie n° 9, Orch. philharmonique de Berlin, DG (1982)

Mahler occupe une place particulière dans le cursus de Karajan. Il n’y est venu que sur le tard. Effet d’une jeunesse où le compositeur, juif, avait été totalement proscrit par les nazis ? Deux 9e existent, enregistrées à deux ans d’intervalle. Le concert qui suivit la gravure en studio (il réalisait très souvent l’enregistrement avant de jouer l’œuvre en concert) fut jugé si réussi qu’il fut édité à son tour, monté avec soin. La splendeur du geste et la plastique de la sonorité sont communes aux deux versions. Chacune s’inscrit dans un crépuscule : celui de Mahler, mais plus largement du postromantisme. Et sans doute aussi dans une décadence où le sentiment tragique se dissout pour partie dans la beauté pure. La version studio (11 /1979, 2 et 9/ 1980) offre encore des reflets quasi straussiens. Imperceptiblement plus tendue, la version en concert se tourne vers l’avenir. On la privilégiera donc, sans cesser de les renvoyer l’une à l’autre.

Schönberg : Nuit transfigurée. Pelléas et Mélisande, Orch. philharmonique de Berlin, DG (1974)

Il en va de Schönberg comme de Mahler. Karajan s’en est approché progressivement, à partir des années 60. Est-ce parce qu’il a attendu d’avoir atteint les standards d’exécution qu’il s’était fixés ? Mais les deux compositeurs, au tournant du XXe siècle, participaient de la désagrégation d’un monde, celui du romantisme, et présageaient un avenir désormais incertain – la Première Guerre mondiale suivra de peu. L’ensemble dédié à la seconde École de Vienne (outre Schönberg, Berg et Webern) est sans doute la production majeure du Karajan des années 70. Karajan inscrit Schönberg dans la filiation de « Brahms le progressiste » – titre d’un article fameux du compositeur. Mais il le fait avec un élan intérieur et une ampleur lyrique qui engendrent des lectures emplies de vertiges, aux couleurs entêtantes et à l’accomplissement instrumental proprement irrésistible.

Sibelius : Symphonies n°4 & 7 et 5 & 6. Orch. Philharmonique de Berlin, DG (1965, 1967)

Est-ce là le diamant sur la couronne du Karajan des années 60, la décennie peut-être la plus significative de tout son legs DG, de notre point de vue ? Le chef avait inscrit Sibelius à son premier concert avec le Philharmonique de Berlin en 1938, bien avant d’en être nommé chef à vie. Les couleurs profondes et moirées de l’orchestre siéent idéalement au Finlandais. Karajan ouvre des espaces infinis, qui sont aussi bien mentaux que sonores, abstraits que naturels. Lignes claires, longueur inépuisable du souffle et hauteur de l’inspiration : ces visions minérales ont acquis un statut légendaire. Sibelius avait admiré les enregistrements de Karajan avec le Philharmonia Orchestra (EMI/Warner). Qu’eût-il dit de ceux-là, qui vont plus loin encore ? La 4e est peut-être l’œuvre la plus hermétique de toutes : elle respire ici avec l’évidence de la beauté, et une limpidité cristalline.

Richard Strauss : Le Chevalier à la Rose (Der Rosenkavalier), Philharmonia Orchestra, Emi / Warner 1 (1956) ; Orch. philharmonique de Vienne, DG (1960)

Karajan chef d’opéra est un chapitre en soi. Comme Strauss est une autre pierre angulaire de son répertoire, saluons ce classique du disque. C’est avec lui qu’Elisabeth Schwarzkopf a chanté sa première Maréchale en 1952 à la Scala de Milan, rôle avec laquelle elle se confondra ensuite. En studio, et sous la houlette du producteur Walter Legge, c’est un sommet de raffinement, de sophistication même, avec un magnifique trio vocal féminin (Schwarzkopf, Ludwig, Stich-Randall). Mais il a affaire à forte partie avec la représentation donnée à Salzbourg en 1960 pour l’inauguration du Grand Festspielhaus. Tout y est plus viennois : l’esprit, l’orchestre, et le sublime trio vocal féminin (Della Casa, Jurinac, Güden). Edelmann est par deux fois un Baron Ochs impayable. La vie de la scène, la réalité charnelle des personnages s’incarnent plus encore en public. L’agilité mentale, la virtuosité et le génie du dialogue avec les voix font deux fois de Karajan le somptueux maître d’œuvre de ces incontournables. N’oubliez pas non plus, en studio, Une Vie de héros (DG, 3 / 1959), les Quatre Derniers Lieder avec Gundula Janowitz (DG, 2 / 1973) et les Métamorphoses (DG, 8 / 1969), chaque fois avec un Philharmonique de Berlin qui s’enivre des mélismes straussiens.

Verdi : Messa da Requiem, Orch. philharmonique de Berlin, DG (1972)

Karajan a sans cesse interrogé les grandes oeuvres chorales de Bach, Mozart, Beethoven, Brahms ou Verdi. En véritable Autrichien « le cœur à l’Est, les pieds au Sud », il a beaucoup dirigé le dernier nommé, à l’opéra comme au concert. Il existe nombre de Requiem de Verdi sous sa direction, de Salzbourg 1949 à Vienne 1984. Choisir entre Vienne et Berlin est difficile, mais le quatuor vocal est un élément important de la décision. Le chœur est comme toujours le fidèle Wiener Singverein, compagnon de tant d’enregistrements. On inclinera pour Berlin, pour la couleur d’ensemble, le suprême contrôle sonore, qui va jusqu’à l’onctuosité, aussi parce qu’un interprète de langue allemande ne dirige pas l’œuvre comme le ferait un maestro italien. Sa vision est raffinée, retenue, essentiellement sombre – le ton comme la couleur (le Dies irae !). Le quatuor vocal, très équilibré, réunit des chanteurs avec lesquels le maestro travaillait en confiance.

Wagner : Parsifal, Orch. philharmonique de Berlin, DG (1980)

Wagner est un chapitre à part du legs de Karajan : les Maîtres chanteurs de Nuremberg (Bayreuth 1951), Tristan et Isolde (Bayreuth 1952), surtout L’Anneau du Nibelung (DG studio, 12 / 1966 à 10 / 1969) sont des étapes marquantes de son parcours : le dernier nommé est le manifeste d’une esthétique très personnelle qui va vers l’épure et l’allègement, y compris dans le choix des voix. Si on suggère de commencer par la fin, par ce Parsifal qui est aussi le dernier mot de Wagner, c’est parce que Karajan y transcende encore son propos. Le climat envoûtant qui en émane dit combien il est totalement intériorisé. La densité n’y est jamais pesanteur, la grandeur ne se confond pas avec l’emphase, temps et espace s’unissent. Les personnages sont auréolés d’une lumière qu’on pourrait dire apaisée et métaphysique. Les couleurs de Berlin sont ensorcelantes, sa puissance intacte. Le chef maintient en outre une conduite véritablement dramatique, ce qui n’est pas toujours le cas dans ses ultimes enregistrements d’opéra. Si les vertus respectives de Peter Hofmann et Dunja Vezjović ont parfois prêté à discussion, le trio masculin formé par José Van Dam, Kurt Moll et Siegmund Nimsgern est grandiose.