Un triple album l’a placé au sommet en 2015 (“The Eric”), et il est revenu avec un double en 2018, le tout aussi réussi “Heaven and Earth” ! Kamasi Washington intrigue et charme par-delà la jazzosphère. Aux côtés de Kendrick Lamar et Snoop Dogg mais surtout à la tête du collectif West Coast Get Down, le charismatique saxophoniste de Los Angeles souffle un vent de folie sur la scène jazz contemporaine.

Il y a beaucoup d’avant et d’après dans la vie de Kamasi Washington. L’autobiographie de Malcolm X, les rencontres avec Snoop Dogg, le trompettiste et chef d’orchestre Gerald Wilson et Kendrick Lamar, avec une bonne dizaine d’autres noms également. Il y a surtout l’avant et l’après The Epic. C’est sous ce titre parfaitement choisi que Kamasi est devenu Kamasi. La vie du saxophoniste californien a basculé avec le succès mondial – critique et public – de ce triple album – format rare et osé – publié en 2015 non pas par un label de jazz mais via Brainfeeder, l’écurie du producteur Flying Lotus, plus habitué à l’abstract hip-hop et à l’électro décalée qu’au jazz pur et dur. Soudain, ce nom de Kamasi Washington se retrouvait sur les bouches de mélomanes habituellement peu attirés par l’idiome jazz. Et pourtant, l’épique Epic enquillait près de trois heures de musique pas vraiment édulcorée. Jusqu’ici, seuls certains junkies de jazz en stade terminal connaissaient et suivaient les pérégrinations de cette charismatique armoire à glace trentenaire qui avait participé au fameux To Pimp a Butterfly de Kendrick Lamar. Comment ce triple disque est né ? Et pourquoi son auteur s’est retrouvé à croiser le fer avec des artistes aussi divers que Lauryn Hill ou Herbie Hancock qui l’a invité à participer aux sessions de son prochain album ?

Kamasi Washington + WCGD At The Piano Bar

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L’histoire de Kamasi Washington est indissociable de celle de sa ville natale. Los Angeles. Plus précisément Inglewood, quartier bouillant de South Central, théâtre de la guerre des gangs – Crips contre Bloods – qui culminera entre 1985 et 1995. Les balles fusent au-dessus de la tête de ce chevelu fils d’enseignant et de musicien (son père, saxophoniste lui aussi, le suit parfois en tournée) logiquement fasciné par cette guérilla urbaine qui fera des centaines de morts. « A l’époque, la culture afro-américaine médiatisée, c’était le rap et la violence des gangs qui allait avec. Que des choses très négatives. A côté, le jazz, qui est entré dans ma vie à ce même moment, m’a paru tout simplement plus intelligent. Pourtant, j’ai eu ma phase sombre, vers 9 ans, où je voulais moi aussi être un membre de gang, un criminel… »

La lecture de l’autobiographie de Malcolm X l’irradie, lui évitant de basculer du côté obscur de la force. Surtout, le jour où l’un de ses cousins lui fait découvrir Lee Morgan et Art Blakey, Kamasi apprend le jazz, joue du jazz, vit jazz mais continue à grandir aussi au son du hip-hop, de la soul, du funk… Comme nombre de musiciens de sa génération, les frontières stylistiques sont plus que poreuses. Bénéficiant d’un programme scolaire destiné à aider les élèves brillants des quartiers défavorisés, il enchaîne les établissements réputés. Et grâce à un professeur de musique de la Locke High School de Watts qui passe prendre chaque jeune virtuose à la sortie de l’école pour le ramener à son domicile après la répétition, il intègre un orchestre d’ados doués. Tous ceux qui feront l’actuelle scène de L.A. sont là ! Tous ceux qui formeront le West Coast Get Down, ce collectif sans réel leader mais dont Kamasi Washington reste le plus célèbre, se retrouvent dans cette bulle : le bassiste Miles Mosley, le batteur Tony Austin, les pianistes Brandon Coleman et Cameron Graves, le tromboniste Ryan Porter et les frères Bruner, Ronald le batteur et Stephen le bassiste, désormais mondialement connu sous le nom de Thundercat

Le niveau technique de ce gang est tel qu’il se retrouve à épauler des pointures de la soul, du R&B et du hip-hop. Kamasi bluffe son monde et surtout un certain Snoop Dogg qui l’embarque avec lui. « Je devais convaincre mes profs de me laisser partir en tournée avec ces stars. Ces expériences m’ont plongé, très jeune, dans la vraie vie. Tourner avec Snoop m’a appris à mieux écouter la musique. Percevoir quand ce que l’on joue est vraiment cool ou ne l’est pas. Avant, je me concentrais exclusivement sur ce que je jouais, pas sur comment je devais le jouer. Et toute la différence est là… Lauryn Hill, dans un autre registre, m’a énormément ouvert l’esprit et montré comment être musicalement plus libre. Avec Raphael Saadiq, j’ai compris comment ne plus avoir peur de changer soudainement de direction. Il adorait nous dire, deux minutes avant de monter sur scène, qu’il fallait jouer telle chanson de telle manière alors qu’on l’avait répétée autrement ! » Rihanna, George Duke, Chaka Khan, Stanley Clarke, Mos Def, Quincy Jones viennent allonger la liste de ses employeurs d’un jour, à la scène comme en studio…

NPR Presents - Kamasi Washington's 'The Epic' in Concert

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Seul ou avec ses potes d’enfance, Kamasi Washington arpente les clubs angelinos où les programmations sont plus éclectiques que jamais. Le saxophoniste se retrouve parfois sur scène face à un public où se mélangent fans de jazz, de rap et de rock gothique ! L’opposé du jazz new-yorkais bien adossé contre son système de castes. A Los Angeles, il faut être caméléon et pouvoir jouer avec tout le monde. Rien d’étonnant à ce que les grands noms de l’histoire du jazz originaires ou ayant grandi là n’aient jamais été comme les autres : Charles Mingus, Eric Dolphy, Horace Tapscott ou Gerald Wilson comptent parmi ces renégats géniaux ayant empêché la jazzosphère de tourner en rond… Tapscott et Wilson : deux grands jazzmen de l’ombre. Deux passeurs aussi, pour qui la transmission est au cœur de leur passion. Deux adeptes du jazz conçu en big band. Deux des plus grandes influences d’un Kamasi Washington qui n’est pas seul à émerger de la bouillonnante scène angelino. La basse de l’allumé Thundercat résonne elle aussi un peu partout. Le producteur et multi-instrumentiste Terrace Martin, proche de Kendrick Lamar, joue également les passeurs et les entremetteurs. Il embarquera Kamasi dans l’aventure de To Pimp a Butterfly, incontournable troisième album du rappeur de Compton, qui donnera là encore un coup de pouce à la notoriété du saxophoniste. Cette prestigieuse « pige », l’intéressé la range religieusement aux côtés des dizaines d’autres. Aujourd’hui encore, il reconnaît qu’une vie entière de sideman aurait pu le combler. Mais jouer pour les autres n’empêche évidemment pas les créations personnelles. En cela, The Epic est une sorte d’autobiographie qu’il se devait de graver dans la cire. Au moins une fois. Un condensé (certes long) d’une vie en musique. L’envie aussi de ne pas garder dans un coin de sa tête toutes ces compositions en ébullition.

Livrée par un groupe comprenant notamment deux batteurs (Ronald Bruner Jr. et Tony Austin), deux bassistes (Miles Mosley et Thundercat), deux claviers (Brandon Coleman et Cameron Graves), une section cordes de 32 violonistes et un chœur d’une vingtaine de chanteurs, cette immense suite expérimentale lorgne aussi bien vers l’héritage de John Coltrane que celui de Pharoah Sanders, Albert Ayler, du Pan-Afrikan Peoples Arkestra d’Horace Tapscott ou de Weather Report. On se laisse porter par ces vagues soufflées, ces thèmes brillamment composés (sublime Askim), ces relectures variées (le standard Cherokee comme Clair de lune de Debussy), ces arrangements qui tirent dans toutes les directions. Kamasi Washington n'a évidemment pas grandi qu'au son du jazz, et d'autres influences, qu'elles soient soul, funk, rock, classique ou rap, traversent aussi The Epic qui nécessite de nombreuses écoutes pour en apprécier toute la densité. La chose aura mobilisé son auteur et ses complices sur un mois plein. Trente jours durant lesquels tout le West Coast Get Down enregistre du matin au soir dans sa tanière ! La musique de Kamasi donc, mais aussi celle de chacun des membres du collectif. La légende veut que près de 200 compositions aient été enregistrées durant ces trente jours, dont un quart du saxophoniste.

Qu’un tel triple album soit diffusé par Brainfeeder aidera à le rendre encore plus ovni. Certains puristes auraient peut-être rêvé de le voir sous pavillon Impulse ! mais non. En signant avec le label de Flying Lotus, Kamasi Washington est finalement en phase avec son temps et sa personnalité. Avec le West Coast Get Down, il entame alors une tournée marathon aux quatre coins du monde. Les salles affichent complet et tous veulent entendre, et surtout voir, ce colosse souffleur, « le saxophoniste de Kendrick », « la nouvelle signature de Brainfeeder », celui qui fait du jazz « autrement »…

L’effet de surprise passé, le Californien ne se vautre pas pour autant sur ses lauriers. Lors d’une semaine de break au milieu de cette tournée sans fin, il réserve un studio et convainc sa clique pourtant sur les rotules d’enregistrer une suite à The Epic. Après le triple, place au double donc ! Heaven and Earth. Un nouveau tsunami de musiques plurielles. Toujours aussi mystique. Toujours aussi collective. Toujours aussi éclectique (on croise une reprise du Hubtones de Freddie Hubbard et, plus fou, du thème du film La Fureur de vaincre de Bruce Lee). Toujours aussi habitée, la musique de Kamasi Washington reste assez insaisissable. C’est même sa raison d’être. Il passe de Brainfeeder à Young Turks, label de The xx, FKA twigs et Sampha, pas vraiment connu pour ses signatures jazz. Reste à savoir si les fans « non jazz » de The Epic replongeront à nouveau corps et âme dans cet océan d’improvisations qui confirme le talent de son créateur et de ses complices…

NB: citations Kamasi Washington, interview par Marc Zisman pour Télérama Sortir (novembre 2015).