Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur le Sax... sans jamais avoir osé le demander

Le 6 novembre 2017, on célèbre en grande pompe le 203e anniversaire de la naissance d’Antoine-Joseph Sax, dit Adolphe Sax, venu au monde à Dinant dans ce qui était alors le Royaume-Uni des Pays-Bas, encore appelé Royaume des Belgiques. Dinant, la capitale de la dinanderie, autrement dit l’art de mettre en forme les métaux en feuille comme le cuivre ou le laiton… La légende (se non è vero è ben trovato) affirme qu’il s’en est failli de peu que le saxophone, le saxhorn, le saxtromba, le saxtuba et autres saxmachines ne voient jamais le jour : en effet, le petit Adolphe serait tombé d’une hauteur de trois étages et se serait fendu le crâne sur une pierre, aurait bu un gobelet de vitriol à l’âge de trois ans, aurait failli mourir empoisonné par les vapeurs toxiques d’instruments fraîchement vernis entreposés dans sa chambre (curieuse idée paternelle, il faut bien l’avouer), aurait failli se noyer dans telle ou telle rivière, et se serait sérieusement brûlé à de multiples occasions. Entre-temps, il a survécu – y compris à une tumeur sur la lèvre réellement documentée, une fois adulte – jusqu’à l’âge vénérable de 79 ans et si la fin de sa vie ne fut pas un lit de roses, puisqu’il était ruiné et quelque peu oublié, son nom brille désormais au firmament des inventeurs révolutionnaires d’instruments de musique.

Les questions que tout le monde se pose au sujet d’Adolphe Sax et de ses instruments (en vrac, pour reprendre quelques sujets de l’ouvrage du bon docteur David Reuben : Les aphrodisax fonctionnent-ils ? Qu’est-ce que la sol-do-mi ? Qu’est-ce qu’un pervers saxuel ? Qu'est-ce qui advient durant un glissando ? etc.) vont trouver dans ce petit articulet quelques réponses, même s’il est impossible de résumer la vie et surtout l’œuvre d’Adolphe en ces quelques lignes. Qu’il soit dit d’emblée que, si le nom de Sax est fermement ancré dans celui de la famille des saxophones, le brave homme a également inventé ou développé les saxhorns (à partir du bugle), les saxtrombas (qui n’ont pas vraiment trouvé leur place), la clarinette contrebasse, et pour un peu il aurait été le fabricant des « tubas wagnériens » - et aurait ainsi fait son entrée indiscutable et définitive dans l'orchestre classique - si les deux fougueux personnages avaient pu s’entendre.

Une fois qu’il eut quitté sa bonne mais ô-combien provinciale ville de Dinant, dans laquelle le travail du cuivre était certes développé depuis des siècles sous forme de dinanderie mais ne pouvait en aucun cas servir de plateforme à un inventeur d’instruments révolutionnaires, Sax s’installa à Paris en 1842, navigant d’atelier en atelier, mais toujours dans le même quartier alors quelque peu périphérique qui englobe les IXe et Xe arrondissements, là où vivaient alors bien des artistes – Berlioz, Liszt, Chopin, Wagner, Delacroix, Sand et cent autres. Le 21 mars 1846, il dépose le brevet de sa famille de saxophones, mais son invention semble bien antérieure. Berlioz s’en était d’ailleurs fait le chantre dès 1842 dans un article du Journal des débats que voici, avec son orthographie d’origine : « Le Saxophon, ainsi appelé du nom de l’inventeur, est un instrument de cuivre assez semblable à l’ophicléïde par sa forme, et armé de dix-neuf clefs. Il se joue non pas avec une embouchure, comme les autres instrumens de cuivre, mais avec un bec semblable à celui de la clarinette-basse. Le Saxophon serait ainsi le chef d’une nouvelle famille, celle des instrumens de cuivre à anche. Son étendue est de trois octaves ; son doigté est à peu près le même que celui de la flûte ou de la deuxième partie de la clarinette. Quant à la sonorité, elle est de telle nature que je ne connais pas un instrument grave actuellement en usage qui puisse, sous ce rapport, lui être comparé. C’est plein, moelleux, vibrant, d’une force énorme, et susceptible d’être adouci. C’est fort supérieur, à mon sens, aux notes graves des ophicléïdes pour la justesse, pour la fixité du son dont le caractère d’ailleurs est tout à fait neuf et ne ressemble à aucun des timbres qu’on entend dans l’orchestre actuel. Grâce à l’anche dont il est pourvu, le Saxophon peut enfler et diminuer le son ; il produit, dans le haut, des notes d’une vibration pénétrante qui pourraient même être heureusement appliquées à l’expression mélodique. Sans doute il ne sera jamais propre aux traits rapides, aux arpéges compliqués ; mais les instrumens graves ne sont point destinés aux évolutions légères ; il faut donc au lieu de s’en plaindre, se réjouir de l’impossibilité où l’on sera d’abuser du Saxophon et de détruire son majestueux caractère en lui donnant des futilités musicales à exécuter. Les compositeurs devront beaucoup à M. Sax, quand ses nouveaux instrumens seront devenus d’un usage général. Qu’il persévère ; les encouragemens des amis de l’art ne lui manqueront pas. »

Berlioz disait vrai, mais force est de constater que, hormis quelques rares exemples – certes très visibles, mais toujours « anecdotiques », le saxophone ne trouva jamais le chemin de l’orchestre classique, romantique et moderne. Est-ce parce que l’orchestre avait déjà trouvé sa forme quasi-définitive dès les années 1830, qu’en 1842 et pendant bien des années il ne se trouvait que peu de musiciens capables de maîtriser le nouvel instrument, ou qu’il eût rapidement (trop rapidement ?) assuré sa place dans les harmonies et fanfares militaires très friandes d’instruments capables d’être moult bruyants même en plein air, alors qu’ils avaient quand même le velouté des bois y compris dans le médium et le grave ? Un mélange de ces observations ? Berlioz lui-même n’utilisa presque jamais le saxophone qu’il portait pourtant aux nues, mais on peut imaginer qu’il louait dans leur ensemble tous les instruments de Sax, plutôt que de singulariser le seul saxophone. On ne lui connaît qu’une seule œuvre (hélas perdue) faisant usage du saxophone : l’Hymne pour sextuor d’instruments de Sax, en l’occurrence la petite trompette à cylindres en mi bémol, le petit bugle à cylindres en mi bémol aussi, le grand bugle à cylindres en si bémol, la clarinette-soprano, la clarinette-basse et le saxophone. Un seul saxophone, et non pas la panoplie complète bien qu’elle existât déjà. Mais peut-être n’y avait-il pas à Paris six musiciens capables de saxophoner de concert ce 3 février 1844 dans la Salle Herz à Paris, un concert au sujet duquel Théophile Gautier en personne écrivait, dans La Presse du 5 février : « On a beaucoup loué, pour des qualités opposées à celles de ce brillant morceau [l’Ouverture du Carnaval romain : « cette œuvre, avant six mois, sera populaire dans toute l’Europe », précisait Théophile], l’Hymne composé par Berlioz pour les nouveaux instruments de Sax, dont l’effet a surpris l’auditoire par leur grande et belle sérénité. Le saxophone surtout, qui n’est point cependant parvenu au point de perfection où l’habile facteur compte le porter, est d’un caractère grandiose et religieux. On ne saurait le comparer à rien de ce qu’on possède dans les orchestres actuels. »

Moins poétique sans doute, mais plus précis, l’article de Maurice Bourge dans la Revue et gazette musicale du 11 février notait : « L’Hymne, transcrit pour six instruments à vent de M. Adolphe Sax, n’avait pas originairement la destination que M. Berlioz lui a assignée dans ce concert. Composé sur des paroles, cet hymne a été chanté à Marseille avec grand succès. En le réduisant pour en faire un sextuor instrumental, l’auteur a voulu simplement offrir à M. Adolphe Sax l’occasion de produire en public des inventions ou des perfectionnements, dont presque tous les compositeurs et les critiques distingués de l’époque ont apprécié le mérite. [Les six instruments] ont paru d’un beau timbre et d’une sonorité aussi pleine que satisfaisante. Si les praticiens ont seuls le droit de prononcer sur les difficultés du mécanisme, dont ils sont juges naturels, tout oreille bien conformée et tant soit peu exercée est compétente pour apprécier la qualité de son d’un instrument. L’opinion publique a ratifié par ses suffrages les tentatives de M. AS, tout en reconnaissant que, malgré leur talent incontestable, les exécutants n’avaient pas eu le temps de se familiariser assez avec ces instruments nouveaux. » On touche ici l’un des points sensibles du problème des saxophones : peu d’instrumentistes, du moins dans le monde orchestral non-militaire, en maîtrisaient alors les arcanes.

On aurait beau jeu à énumérer les rares incursions du saxophone dans le répertoire symphonique et chambriste « classique » : le Boléro de Ravel bien sûr, mais un ouvrage s’amusant à décliner toutes les sonorités imaginables, dont le hautbois d’amour, ne se devait-il pas d’intégrer trois saxophones ? L’Arlésienne de Bizet, autant les célèbres Suites que la musique de scène originale pour 26 instruments – mais le compositeur n’avait d’autre choix que d’instrumenter pour l’effectif précis qui lui était imposé en cette période de disette, d’après-guerre avec la Prusse, de la fin de la Commune qu’était l’année 1872, donc s’il s’y trouvait un saxophone, autant l’utiliser au maximum de ses moyens ; notons que dans la première Suite qu’il tira plus tard de son Arlésienne, Bizet maintient le saxophone orchestral et lui confie même l’un des plus suaves contrechants qui se puissent imaginer dans le mélodrame des bergers… Halévy, Meyerbeer, Massenet, Delibes, Thomas, Saint-Saëns, Franck, d’Indy (rien que des compositeurs de la sphère française, soit dit en passant) ont chacun saupoudré une pincée de saxophone obbligato en duo dans des airs de tel ou tel ouvrage ; Ravel l’a remis en solo dans son orchestration des Tableaux d’une exposition de Moussorgsky, mais seulement dans le solo du Vecchio castello, sans jamais l’utiliser ni avant ni après, preuve évidente que le compositeur, pourtant l’un des plus géniaux orchestrateurs qui soient, n’avait pas l’usage de cette sonorité dans la « vraie » texture orchestrale ; un Concerto de Glazounov, la Rhapsodie de Debussy restée inachevée et dont la composition semble avoir arraché des larmes d’exaspération au compositeur (« le saxophone est un animal à anche simple dont je connais mal les habitudes » ; « Ça ne te paraît pas indécent, une femme amoureuse d’un saxophone, dont les lèvres sucent le bec en bois de ce ridicule instrument ? – Ça doit être sûrement une vieille taupe qui s’habille comme un parapluie », écrivait-il au sujet de la brave dame états-unienne qui lui avait passé commande mais ne reçut jamais rien d’achevé en retour)...

Vaughan Williams a réservé à un trio de saxophones l'un des moments les plus sauvages de sa Neuvième symphonie, et l'on pourrait sans doute étendre la liste jusqu'à plus soif, mais quoi qu'il en soit, rien à faire : le saxophone restera toujours une exception soliste dans l'orchestre, et n’aura jamais réussi à faire une entrée officielle, ferme, définitive et organique dans la véritable texture symphonique, ni en France ni (encore moins) sur le reste de la planète. A part Britten dans sa Sinfonia da Requiem, dans laquelle le saxophone fait vraiment partie intégrante, mais c'est l'un des trop rares exemples.

Pendant toutes ses années parisiennes, le malheureux Sax sera l’objet de mille tracasseries de la part des concurrents locaux, verts de rage et de jalousie devant les succès du facteur, d’autant que ses instruments trouveront rapidement le chemin des musiques militaires – pire : Sax fut nommé chef de la Fanfare de l’Opéra en 1847, facteur de la Maison Militaire de l’Empereur en 1854 (quelle gifle pour les facteurs du cru, un vulgaire dinandier Belge qui ose les détrôner sur leur propre terrain, devant leur propre empereur), puis Professeur de saxophone pour les classes d’élèves militaires rattachées au Conservatoire en 1857. Notez que l’instrument reste désespérément cantonné dans un genre de musique : militaire et fanfares de scène, dont il ne s’échappera que pour un tout autre genre – fort peu militaire au demeurant –, le jazz. Bref. Berlioz encore, le fidèle Hector, narre avec son ton si truculent, dans le Journal des débats du 29 avril 1845, une joute musicale qui opposa les instruments de Sax à ceux de quelque concurrent malheureux, en public : « C’est mardi dernier que cette épreuve a eu lieu devant un jury composé des membres de l’Institut, sous la présidence de M. le général de Rumigny. Elle n’a pas été un instant douteuse. La bande militaire de Sax, bien qu’inférieure en nombre aux orchestres contre lesquels elle avait à lutter, et rendue incomplète par la défection de quelques exécutans qui, pour des raisons à eux connues, avaient craint de se compromettre en prenant parti pour lui, a dès les premiers accords montré sa supériorité. Le contraste de sa sonorité, de la plénitude et de l’égalité de tous ses sons, avec la maigreur des parties intermédiaires des autres orchestres, a été frappant de prime abord. La supériorité des sax-horns sur les cors (pour la musique en plein air), leur agilité brillante dans les solos et les traits, l’homogénéité donnée à la masse par cette nouvelle famille instrumentale, la beauté des sons graves des tubas aidés des clarinettes basses, comparée à la sonorité terne et impuissante des bassons, et aux notes incertaines et si souvent fausses des masses d’ophicléides, n’ont pu être méconnues. L’auditoire nombreux que la curiosité avait attiré au Champ-de-Mars a plusieurs fois salué l’orchestre de Sax de ses applaudissemens ; sa fanfare d’ordonnance a été mieux accueillie encore. La question paraît donc dès ce moment résolue en sa faveur, quels que soient les amendemens que la commission jugera peut-être convenable de proposer. » Il va sans dire que, malgré les coups bas et les manigances quasi-mafieuses des concurrents, les saxmachines furent finalement adoptées.

La classe de saxophone du Conservatoire fut fermée en 1870, Guerre franco-prussienne oblige, et ne rouvrit… qu’en 1942, confiée à Marcel Mule (dont l'un des carrousels offre quelques rares enregistrements). En ces périodes troublées, les revirements politiques et les conflits eurent une influence fort néfaste sur la santé du commerce, surtout le commerce des arts. Sous les coups conjugués de ses concurrents et d’une certaine malchance – sans compter que son impétuosité fut parfois quelque peu explosive –, Adolphe Sax fut plusieurs fois acculé à la faillite, et même s’il était souvent remis sur les rails grâce à d’indéfectibles amitiés dont celle de Berlioz (un soutien qui s’éteignit hélas avec le compositeur en 1869), le génial facteur finira sa vie dans le grand dénuement. Sans avoir eu le bonheur de connaître l’incroyable épopée qui sera celle du saxophone au XXe siècle, une fois l’instrument adopté aux Etats-Unis par les musiciens de music-hall puis de jazz. Mais c’est une autre histoire, qui mérite bien un nouvel article à elle seule.

Ce qui reste aujourd’hui de l’atelier qu’occupa Adolphe Sax de 1846 à 1871, au 50 rue Saint-Georges à Paris ; l’image en tête d’article en donne une idée de l’époque