Indissociable de l’œuvre de Jacques Brel, la figure de l’antihéros hante les grandes chansons du poète belge, de « Ne me quitte pas » à « Madeleine », en passant par « Les Bonbons » et « Ces gens-là ». Quarante-cinq ans après sa disparition, retour sur la carrière d’un géant de la chanson à travers sa galerie de personnages ratés, mesquins ou désespérément idéalistes.

Le 20 septembre 1973, ce n’est pas sur scène mais sur les écrans de cinéma que le public vient nombreux pour s’esclaffer devant Jacques Brel en petit VRP suicidaire et cocu, prêt à tout pour récupérer sa femme. Le film a pour titre L’Emmerdeur, et il est signé Edouard Molinaro sur un scénario de Francis Veber. Dans l’inconscient collectif, c’est souvent ce personnage désespéré et désespérant qui vient en tête lorsqu’on évoque la figure de l’antihéros chez Jacques Brel. Accompagné par une modeste valse pour accordéon et guitare (composée par lui-même et son arrangeur habituel François Rauber), il incarne ici l’homme médiocre dans toute sa splendeur, comme s’il s’agissait d’un prolongement physique, brut et concret de sa poésie, comme si l’esprit de Ne me quitte pas et de Madeleine avait été injecté dans le film. Car naturellement, bien avant le cinéma, c’est d’abord dans ses chansons qu’il a croqué ces héros peu ou pas exemplaires, tantôt lâches et mesquins, tantôt naïfs et attachants. Des personnages qui se contentent de peu ou, au contraire, font preuve d’un idéalisme borné qui finit par les perdre.

C’est d’ailleurs sous le signe du ratage qu’ont lieu les débuts du chanteur. Après avoir vécu au sein d’une famille d’industriels catholiques, il quitte sa Belgique natale en 1953, à l’âge de 24 ans, pour tenter sa chance à Paris. C’est le célèbre directeur artistique Jacques Canetti qui le prend sous son aile, ce dernier croyant dur comme fer au talent de Brel. Mais le public et les professionnels ne sont pas de cet avis. Canetti aimait à dire qu’il a « sorti Brel de son trou », mais il a fallu au moins trois ans avant qu’il ne parvienne à imposer le chanteur et surtout à lui faire découvrir son style propre. Brel peaufine inlassablement ses textes, sa musique et son jeu de scène aux Trois Baudets, la salle de spectacle de Canetti. Celui qu’on surnommait Socrate, et qui fut également le découvreur de Georges Brassens, Jacques Higelin et tant d’autres, est donc arrivé, minutieusement, patiemment, courageusement, à le faire éclore. Avec le recul, toutes ces années de persévérance et d’échecs auraient très bien pu être le sujet d’une chanson de Jacques Brel, tant ce dernier était, aux yeux de sa famille et du public, un « loser », un artiste sans avenir.

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