Sandor Végh, le Quatuor Végh, Enrico Gatti, Jordi Savall ... nous poursuivons la publication des passionnants souvenirs de Michel Bernstein, tels qu'ils furent publiés en 2004 et 2005 sur le site www.abeillemusique.com. Le principe de notre publication est de suivre l'ordre du texte original. Mais nous avons ici regroupé, pour offrir un texte plus cohérent, l'évocation du Quatuor Végh...

À propos du Quatuor Végh et de Sándor Végh

«J’éprouve aujourd’hui un certain sentiment d’urgence à évoquer ma grande aventure avec le légendaire Quatuor Végh. De plus en plus observe-t-on l’attention que portent les jeunes discophiles à cet ensemble dont la démarche artistique ressort du même esprit que celle d’Edwin Fischer ou Wilhelm Furtwängler. Il semble qu’il existe de nos jours un intérêt grandissant pour le quatuor, cette forme sublime de la musique qui présente sans doute la plus grande densité de chefs-d’œuvre de toute la musique. Et c’est un fait qu’il existe de plus en plus d’ensembles qui se vouent à cette forme, alors que l’élaboration instrumentale atteint à une rigueur et une propreté d’exécution à laquelle ne parvenaient pas toujours les glorieux aînés. Et cependant cette bonne santé physique masque un peu cette attitude existentielle et métaphysique à laquelle nous avions été habitués. Au moment où j’entendis parler des Végh, j’étais sous l’emprise des quatuors de la génération précédente : le Quatuor Calvet, le Quatuor de Budapest et surtout le Quatuor Busch, dont je connaissais chaque mesure de leurs enregistrements des Neuvième, Onzième, Quatorzième, Quinzième et Seizième Quatuors de Beethoven. Survint alors un ensemble plus jeune qui présentait des exécutions plus polies et d’une grande pureté instrumentale : c’était le Quatuor Hongrois qui fit au début des années cinquante une belle carrière internationale. Je me procurai, à Londres bien sûr, les Cinquième et Sixième Quatuors de Bartók.

Un autre quatuor, originaire de Budapest ?

C’est alors que mon admiration vacilla : un autre Quatuor originaire de Budapest, le Quatuor Végh, venait de donner dans la merveilleuse salle de l’ancien Conservatoire les six Quatuors de Bartók en trois concerts. Ces soirées sont restées dans l’esprit de tous ceux qui ont eu la chance d’y assister. Ce Quatuor portait le nom de son primarius et fondateur Sandór Végh, qui avait été un temps membre du Quatuor Hongrois. Un Prix de Genève avait couronné le Quatuor Végh en même temps qu’il permettait à ses membres de vivre à l’Ouest et c’est ainsi que les Végh devinrent citoyens français, bien qu’ils prirent rapidement l’habitude de résider en Suisse. Dès 1949, le Quatuor Végh commença à enregistrer pour Les Discophiles Français : des Quatuors de Mozart d’abord, puis l’intégrale des Beethoven assez rapidement. Peu après, il enregistrait pour Decca à Londres le Quatuor «Rosamunde» de Schubert, les deux Opus 51 de Brahms, le Quatuor de Kodaly et, un peu plus tard, le dernier Brahms, l’Opus 67. Enfin c’est pour Columbia Londres que fut réalisée la première gravure tant attendue des six Quatuors de Bartók. La série des Discophiles Français avait été enregistrée à Paris, Salle Adyar, Square Rapp, dans le septième arrondissement. André Charlin assurait la prise de son, avec un souci d’espacement et de clarté qui était la marque de cet ingénieur de génie qui construisait lui-même son matériel. Malheureusement la pression des événements conduisait Charlin à mettre en service des équipements insuffisamment contrôlés. Il en résultait des problèmes, tel celui rencontré dans la série des Mozart. Un manque de stabilité des moteurs du magnétophone conduisait à des différences de tonalité d’une séance à l’autre. Il me souvient que la série des Beethoven commença par le Douzième, qui parut d’abord seul, sur un disque de 25 cm, pour se poursuivre assez rapidement. Peu après, le Quatuor Végh participa au Festival de Prades et le concert au cours duquel il joua le Quintette en ut majeur de Schubert avec Pau Casals devait être enregistré. Nul ne savait encore que ce concert constituerait le dernier disque publié du Quatuor avant 1972. Face aux différends surgissant au cours des répétitions, les quatre musiciens décidèrent de dissoudre le Quatuor. Au milieu des années cinquante, le Quatuor Végh n’existait plus.

Le retour au disque de Sándor Végh

Mais il ne cessa jamais de jouer. Les différends n’étaient pas graves à ce point que les musiciens cessent leurs relations amicales. Professeurs dans des conservatoires, ils trouvaient chaque année quelques semaines au cours desquelles se réunir pour le plaisir, et donner quelques concerts quasi confidentiels. Largués par un star system de plus en plus contraignant et par une sorte de refus de jouer la carrière pour la carrière, à la fin des années cinquante, les Végh étaient oubliés du public et des organisateurs de concerts. D’autres formations s’étaient installées à la place qui leur revenait avec un succès beaucoup plus grand, plus universel. En 1969, Sándor Végh donna avec Yvonne Lefébure l’intégrale des Sonates pour piano et violon de Beethoven, à Saint-Germain-en-Laye puis à Paris. C’est alors que je rencontrai Sándor et lui proposai de mettre Valois à son service pour constituer une discographie du Quatuor parée de la stéréo et des acquis de la technique moderne. Sándor Végh voulut d’abord fixer son interprétation des six Sonates et Partitas de Bach pour violon seul, ce qui fut rapidement réalisé à Cervo, sur la Riviéra Ligure, dans une église désaffectée, à trois dizaines de mètres de la maison que Végh possédait sur un piton donnant sur la mer d’un côté et sur la place de l’église de l’autre. Pour les concerts en plein air qui se produisaient l’été, la maison de Végh faisait fonction de loges d’artiste. Cette maison, la plus belle de l’endroit, Végh l’avait d’ailleurs acquise dans des conditions à peine croyables. Il n’avait jamais entendu parler de Cervo, mais un de ses élèves en était originaire et représentait la gloire locale de son village. L’élève devait y donner un concert mais, deux jours avant, il fit une chute et se cassa le bras. Plus que l’annulation en soi du concert, c’était la déception que les habitants allaient éprouver après les efforts d’organisation dépensés qui le rongeait. Aussi Végh lui proposa-t-il d’assurer le concert à sa place. Avant de commencer, le curé voulut dire quelques mots de présentation : «J’ai le grand regret de vous informer que notre concitoyen X… a fait une chute et s’est gravement cassé le bras. Il nous a donc envoyé un pauvre réfugié hongrois sans travail, dont il a eu pitié, pour assurer à sa place le concert qu’il ne pouvait donner…» Sans doute quelqu’un vint aussitôt avertir le curé de la bévue qu’il venait de commettre car, à la fin , il se précipita pour présenter ses excuses et se faire pardonner de l’offense commise. «Tout ce que je pourrai faire pour vous, je le ferai» ajouta-t-il. «Et bien, dit Végh, j’aime ce village, j’aime cette église, j’aime cette place, trouvez-moi une maison…». Ainsi fut-il fait. Je rencontrai les trois autres membres du Quatuor, lors d’un concert à Cervo. Ils ne furent pas du tout enthousiasmés à l’idée de refaire des disques. Ils avaient gardé un mauvais souvenir de leurs précédentes expériences. Et d’ailleurs disaient-ils, rien ne subsistait de leur ancienne discographie qui tout de même avait dépassé les vingt disques à un moment donné. Il y avait aussi le sentiment que Végh tirait la couverture à lui : «depuis qu’il est ami avec Casals, disaient-ils, il nous traîte de haut». Et comme Végh avait laissé se dégrader la technique éblouissante qui l’avait jadis imposé, les membres du Quatuor ne voyaient pas l’intérêt de recommencer les mêmes choses. En octobre 1971, Végh était à Dortmund où il donnait régulièrement des cours à la Hochschule. Le taxi dans lequel il rentrait à son hôtel fut violemment heurté par une voiture qui avait coupé rapidement un carrefour pourtant protégé par des feux. Le chauffeur fut tué sur le coup, Végh perdit connaissance et se roula en boule. Il se réveilla à l’hôpital. C’est alors que, ne voyant pas son violon, il en demanda des nouvelles avec une certaine angoisse : c’était le Stradivarius qu’avait possédé et joué Paganini. Le personnel hospitalier lui répondit qu’on n’avait pas trouvé de violon. Le malentendu se creusait car Végh craignait pour son violon tandis que les soignants pensaient qu’il divaguait, encore sous le choc de l’accident. C’est alors que Végh demanda que le directeur de l’hôpital en personne vint le voir. Pour lui tenir à peu près ce langage : « Professeur, vous me connaissez, vous savez qui je suis, et la valeur artistique et historique de l’instrument sur lequel je joue. Faites rechercher mon violon, je vous en supplie, il est forcément dans le taxi accidenté.» Le taxi, irrécupérable, était déjà à la décharge publique, sous d’autres véhicules, prêt à la découpe et au pilonnage. On le dégagea à l’aide d’une grue, mais on ne trouva rien. Par acquis de conscience, on fit découper le coffre au chalumeau et, miracle, le violon apparut : intact. Trois mois après, Végh rentrait à Cervo en convalescence. Quelques jours plus tard il recevait la visite de ses trois compères qui lui dirent d’une seule voix : « Sándor, les enregistrements, ce sera quand tu voudras, où tu voudras, quand tu pourras !».

L'enregistrement des quatuors de Bartók

Et c’est ainsi qu’en avril 1972, nous nous sommes retrouvés à La Chaux-de-Fonds, dans une salle à l’acoustique merveilleuse, le Musica Théâtre, pour fixer la seconde version des Premier, Deuxième et Cinquième Quatuors de Bartók. Les trois autres seront enregistrés en juillet de la même année. L’enregistrement de ces Quatuors de Bartók se déroula rapidement, dans des conditions et une atmosphère très favorables. Pour la première fois les musiciens réalisaient les bienfaits de la stéréo et les grands progrès depuis leurs précédents disques qui remontaient tout de même à près de vingt ans. Pour appuyer la sortie de cette intégrale que je considérais comme essentielle, j’envisageai de donner le cycle en concerts à mes frais, salle Gaveau à Paris. Je n’avais pu obtenir la disponibilité de la salle pour les répétitions que quelques heures juste avant le concert. J’étais quelque peu honteux de n’avoir que cela à proposer aux artistes. Je l’annonçai d’abord à Végh qui me répondit, mi-figue mi-raisin : « Bon. Eh bien on s’arrangera ». Ce n’était pas un très bon départ. Je me rendis ensuite à l’hôtel de Paul Szabo, et lui exposai penaud la situation. Szabo me dit aussitôt sur un ton péremptoire et violent : « on répète pas…». C’était la déconfiture totale et je voyais déjà le moment où le concert serait annulé. Puis il ajouta : « Si on répète, il (Végh) va faire n’importe quoi sachant qu’on le suivra, si on ne répète pas, il devra nous écouter». Je revenais de loin. Les concerts ne firent pas leur plein. Le public avait oublié les Végh qui n’avaient pas joué à Paris depuis près de quinze ans. Mais ce fut un triomphe moral car tout ce que Paris comportait de musiciens était présent. Chacun voulait retrouver l’impression forte de 1949, lors de la première intégrale des Quatuors de Béla Bartók. Après les concerts, nous passâmes ensemble quelques soirées au restaurant et j’en profitai pour envisager un nouvel enregistrement des Quatuors de Beethoven. Mais ceci est une autre affaire qui sera contée au chapitre suivant. Un mot encore. Les Quatuors de Bartók par les Végh font partie des enregistrements du siècle, rétrospective établie par Diapason voici cinq ans. Tout récemment, Patrick Szersnovicz, retraçant sur France Musiques son parcours musical, citait parmi ses disques fondateurs le Quatrième Quatuor, et, après avoir fait jouer le Non troppo lento, m’associait à l’aventure dans un bel hommage qui m’est allé droit au cœur.

Beethoven et le Quatuor Végh

Trouver des dates pour débuter l’enregistrement intégral des Quatuors de Beethoven ne prit que quelques instants... Les concerts Bartók parisiens avaient lieu fin novembre 1972, nous décidâmes de nous retrouver dès la mi-décembre. Plus ardues furent les discutions financières car Paul Szabo s’était mis dans l’idée de proportionner la hauteur des cachets à mon enthousiasme : « tu nous dis que nous sommes les meilleurs, alors tu dois nous payer comme les meilleurs ». Impossible de lui faire comprendre qu’on peut adorer un ensemble et ne pas avoir les moyens de l’engager. Dans le cas présent, dans les quelques mois séparant les enregistrements Bartók des Beethoven, la valeur du franc suisse – mais oui, ils aimaient mieux les francs suisses, allez savoir pourquoi – était passée du simple au triple. Si bien que, s’ils recevaient la même chose, moi je payais trois fois plus. À la veille d’enregistrer dix-sept Quatuors, ce devenait un sacré budget. Il n’y avait d’ailleurs chez Szabo et ses amis nul amour possessif de l’argent et ils savaient même faire preuve de générosité. Mais c’était surtout une question d’amour propre : ne pas paraître être moins cher que tel autre ensemble connu. En tout cas on est allé fort loin sur le fil du rasoir et j’eus les plus grandes peines à leur faire comprendre que je ne pouvais pas suivre et qu’il serait dommage pour des questions de principe de priver les discophiles de leur interprétation. Puis, je ne sais plus comment, soudain tout se dégela et on se sépara les meilleurs amis du monde… Je retrouverai plusieurs fois ce genre de blocage de situation. Sur le plateau, les musiciens parlaient en hongrois et discutaient avec une passion corrosive. Un jour qu’ils parlaient depuis une heure, je tentai d’aller comprendre où était le problème. Paul Szabo me déclara qu’il rentrait chez lui parce que ses amis l’avaient offensé. Il reprendrait le travail lorsqu’il aurait reçu des excuses. Aucun des trois autres ne voulant faire d’excuses, chacun retourna à son hôtel. Le lendemain matin tout le monde était à son poste, c’est-à-dire les trois sur la scène et Szabo dans une petite loge, violoncelle à la main, attendant dignement ce qui avait des chances de n’arriver jamais. La situation prenait d’heure en heure un caractère irréversible jusqu’à ce qu’une idée de génie me traverse l’esprit. « Vois-tu, dis-je à Szabo, je veux bien croire que tu as raison mais je suis persuadé qu’ils ne feront pas d’excuses. Il faut donc qu’il y en ait un de plus intelligent sinon on va à la catastrophe. Et cela va être toi. Tu ne vas pas jouer pour eux, tu ne vas pas jouer pour moi, tu vas jouer pour Beethoven ». Szabo me regarda, resta un instant silencieux et prit son violoncelle : « D’accord, je vais jouer pour Beethoven ». Les autres n’ont jamais compris ce que j’avais pu lui dire pour mettre fin à toutes ces heures de bouderie. Et ils ont joué comme des dieux. Les Végh, c’était ça aussi. Le début [des sessions] ne se passa pas très bien. Tout d’abord, en arrivant au Musica Théâtre nous découvrîmes que seule la petite scène était dressée. Je n’avais pas remarqué auparavant qu’il pouvait y avoir plusieurs dimensions de scène mais cette fois je constatai que nous ne disposions pas du même espace, ce qui congestionnait un peu le son. On s’en tira grâce à la tétraphonie dont Georges Kisselhoff expérimentait les possibilités. Puis Sandor Végh voulut commencer par le Quatuor en fa mineur, opus 95, le plus court, le plus dense, le plus rude, le plus violent de tous les quatuors de Beethoven. Ce n’était peut-être pas le bon choix pour un quatuor qui n’avait pas travaillé ensemble – concerts Bartók mis à part – depuis plus de six mois. Toujours est-il qu’après quelques heures, nous n’avions pas terminé le premier mouvement. Alors Sandor Zöldy, qui était en général le plus discret des quatre mais qui était considéré dans les milieux professionnels comme l’archétype du second violon de quatuor, décida d’arrêter. « Si c’est avec ça que nous allons faire notre rentrée de quatuor légendaire, ça ne marchera pas. Ce que nous faisons, c’est la cuisine de Bocuse dans la gamelle du chien. Je ne continue pas ». Consternation, déception. Silences lourds que personne n’ose couper. Discrètement je propose de commencer par un autre Quatuor. Suggestion acceptée : les musiciens attaquent le Huitième Quatuor, l’opus 59 n° 2. Et là tout change, toute la tension se résout dans le lyrisme héroïque de l’œuvre. Le Huitième sera donc le premier achevé de cette nouvelle intégrale. Après quoi on reprendra le Onzième avec succès et on enregistrera même les deux premiers mouvements du Septième qui sera complété en mars 1973, en même temps que les Neuvième et Dixième Quatuors. Les séances ont suivi un rythme assez serré. En juin paraissait le coffret contenant les Quatuors de la période médiane. Paul Szabo était venu à Paris pour la post-production et cela avait été l’occasion d’un travail approfondi et fructueux dont il s’était montré satisfait sans pour autant cacher qu’il avait le sentiment qu’ils ne finiraient pas l’intégrale. Prophétie qui, heureusement, ne s’est pas concrétisée. Juin et juillet furent des mois d’intense travail : Quatuors n° 12 à 16 et Grande Fugue. Atmosphère excellente et satisfaction des musiciens de voir se réaliser le grand œuvre. Le dernier soir, au moment de se quitter, j’attire l’attention sur un problème de son : le premier mouvement du Quatorzième avait été enregistré à une heure d’affluence et la rumeur du trafic était perceptible sous la musique. On sait que dans cette pièce où les voix sont inextricablement enchevêtrées les unes aux autres tout montage est – était notamment à l’époque de l’analogique – extrêmement délicat. Or les deux montages réalisés dans ce mouvement étaient fort audibles. Je le fis remarquer aux musiciens. Certains ne voulaient surtout rien percevoir, d’autres n’entendaient que cela. Il était deux heures du matin et rien ne se décidait. Mais s’il fallait attendre trois mois plus tard pour effectuer une simple correction, tout le calendrier de parution était compromis. Alors, après que les artistes eurent tergiversé un certain temps, Végh se leva : « C’est moi le plus âgé, dit-il, et je suis très fatigué. Mais comme on ne va pas gâcher un mouvement sublime par un montage imparfait, il faut rejouer ce mouvement. Venez Messieurs ». Ils refirent deux prises d’un seul tenant et l’on choisit la plus belle, sans aucun montage. L’opus 18 fut commencé en octobre 1973 et terminé en janvier 1974. La publication de l’intégrale fut très remarquée et les organisateurs de concerts engagèrent à nouveau le Quatuor Végh. Pour ma part, je comptais bien poursuivre ma collaboration avec cet illustre ensemble et les deux enregistrements prévus dans la foulée étaient la Suite lyrique d’Alban Berg et le Quatuor en sol majeur de Schubert. Dans le cadre de ce travail collectif, j’avais organisé un nouveau cycle de concerts à la salle Gaveau, quand, après un excellent dîner pour fêter la parution des Beethoven, Sandor Zöldy annonça à la consternation générale qu’il mettait fin à sa collaboration avec le Quatuor. « Voici trente-quatre ans que nous travaillons ensemble, dit-il à ses amis, trente-quatre ans que nous donnons des concerts, faisons des tournées dans le monde entier, enregistrons des disques. Trente-quatre ans que j’ai le trac à chaque prestation, que je ne dors pas la nuit précédant l’exécution. J’ai supporté, je ne peux plus. Le concert auquel j’ai participé ce soir était le dernier». Zöldy parlait peu. Mais ce qu’il disait, on savait que c’était irréversible. Quoique l’on puisse penser, une page venait d’être tournée. Pour sauver les concerts parisiens, Végh fit venir un de ses amis installé en Amérique. À peu de temps de là, l’altiste Georges Janzer, qui enseignait à Bloomington, décida de s’installer définitivement aux USA. Végh fit alors appel à Bruno Giurana, un excellent altiste italien qui sut s’intégrer sans trop de peine. Mais l’unité instrumentale était destructurée et Paul Szabo ne voulait plus continuer. Il aurait fallu retravailler tout le répertoire avec les nouveaux titulaires et cela, Szabo ne le voulait à aucun prix. Erich Höbarth, un des élèves préférés de Sandor Végh, tint cependant la partie de second violon durant trois ans avant de fonder le Quatuor Mosaïques avec Christophe Coin, et le Quatuor Végh disparut en pleine gloire en 1980. Végh continua ses activités comme chef d’orchestre et comme enseignant. Je le revis de temps à autre lorsqu’il donnait des concerts à Paris et nous allions déjeuner au restaurant Moissonnier, rue des Fossés St-Bernard, manger de la salade de lentilles que je lui avais fait découvrir la première fois que nous avions partagé un repas ensemble, et dont il raffolait. Lorsque l’État français le décora, il fit demander que je sois présent à la cérémonie et à cette occasion me dit longuement combien il avait apprécié notre collaboration et en quelle estime il me tenait. C’était une rencontre triste, comme s’il sentait que ce serait la dernière et que j’appartenais définitivement à son passé. Ce fut effectivement la dernière.

À propos d'Enrico Gatti

À l’époque où j’ai conçu Astrée, mes pôles d’intérêt concernaient avant tout le clavecin et l’orgue, la viole de gambe et le luth : c’étaient par excellence les instruments du XVIIe français. À l’origine, Astrée portait en sous-titre cette profession de foi : « Deffense & Illvstration de la Mvsiqve Française », calquée sur le manifeste de Du Bellay et conservée sur les trente-neuf premiers disques publiés. Ces choix instrumentaux étaient défendus par des artistes de tout premier plan qui ont pris place face à l’histoire par la nouveauté des conceptions qu’ils ont su développer. Le clavecin, il est vrai, avait déjà depuis un certain temps ses lettres de noblesse. Redécouvert au temps de l’Encyclopédie Lavignac par la pianiste polonaise installée en France Wanda Landowska, personne ne contestait plus, en 1975, qu’il soit l’instrument approprié pour traduire Bach, Couperin, Rameau et même Scarlatti. J’eus la chance de rencontrer Blandine Verlet au moment où elle se vouait aux compositeurs sensibles et subjectifs et, si elle fut un temps en butte à l’hostilité du petit monde des jeunes loups de la musique ancienne, dont les longues dents se gaussaient de ses inégalités d’humeur, de son langage verbal pas toujours très chatié (plus mousquetaire qu’abbé de Cour) et qui prenaient leur pied à la déstabiliser en concert, elle a su depuis trouver la reconnaissance des amateurs, même si sa nature farouche la prive des relations humaines qu’un artiste ne peut éviter de cultiver.

L’orgue était une autre affaire

On se souvient encore que, jusqu’à l’immédiat après guerre, l’orgue dit «symphonique» régnait en maître dans les églises et les conservatoires. C’était un mastodonte tour à tour onctueux ou terrifiant, faisant trembler les voûtes des vastes églises mais parfaitement impropre à restituer le répertoire polyphonique. On sait que j’ai réalisé près de quarante disques analogiques avec Michel Chapuis, le grand recréateur de l’orgue français des XVIIe et XVIIIe siècles. Finn Viderø au Danemark, Helmut Walcha en Allemagne avaient suivi des voies parallèles pour ce qui concernait les répertoires germaniques nordiques. Mon insistance permit de mener à bien les intégrales de Bach, puis de Buxtehude, pour ne pas parler de Grigny, Roberday, Bruhns, Du Mage, Clérembault, alors même que les plus fidèles admirateurs de Chapuis m’avaient averti qu’il ne mènerait rien à sa fin. Mais Michel Chapuis et Blandine Verlet étaient actifs avant la création d’Astrée. L’élément déterminant sera la rencontre de Jordi Savall et son projet de musique française pour la viole, une découverte d’un répertoire de premier plan pratiquement inconnu, par un artiste virtuose – finies les fausses notes de la viole lorsque ceux qui la maniaient n’étaient souvent que des laissés pour compte du violoncelle – passionné, capable de la plus extrême tension jusqu’au plus infime murmure, et possédant au suprême degré l’art de communiquer avec son public. Combien de nuits d’enregistrement avons-nous terminées à l’aube, devant un solide petit déjeuner, après que Savall eut joué ces musiques qui, disait-il, «ne doivent être écoutées qu’après minuit, lorsque l’on est seul avec soi-même dans le silence». J’eus également l’occasion, à la faveur des enregistrements de Jordi Savall, de connaître Hopkinson Smith, à qui je proposai – chose qui ne s’était jamais conçue auparavant – de consacrer un disque à trois Suites de la Réthorique des Dieux de Denis Gaultier, une musique que personne n’avait entendue depuis le siècle de Louis XIV. Mais si j’avais beaucoup de travail avec les quatre musiciens dont j’ai fait mention, il m’apparut bien vite qu’il faudrait trouver un violoniste qui se situe techniquement et artistiquement au niveau des artistes dont je disposais déjà. Certes, je connaissais Sigiswald Kuijken, de renom et personnellement, mais ses activités l’avaient déjà engagé auprès d’autres firmes et je ne pouvais à cette époque penser qu’il signerait un jour de magnifiques enregistrements pour Arcana.

En quête d'un violoniste italien

Par ailleurs, les années 1975 étaient, mis à part le travail qu’Astrée vouait à la France, placées sous le signe des musiciens anglo-saxons et néerlandais qui pratiquaient une sorte de terrorisme musical nordique. L’Italie ne présentait personne alors qu’elle avait dans le passé joué un si grand rôle par son répertoire, son sens de la beauté et son influence. Si l’on y regarde d’assez près, on pourra même s’étonner que ce pays, qui a participé si activement à la création du langage instrumental du XVIe au XVIIIe siècle, qui a dominé toute l’Europe, notamment la musique française et la musique autrichienne, qui a si profondément marqué Bach, mais aussi Buxtehude, et même annoncé Mozart, on peut s’étonner, dis-je, que l’Italie ait renoncé à toute musique instrumentale au seul bénéfice de l’opéra de la fin du XVIIIe au milieu du XXe siècle, laissant alors sa place à la musique germanique puis, plus tard, à la France colorée par l’œuvre des Russes et particulièrement Moussorgsky. Or, avant d’être le pays de l’opéra, l’Italie fut celui du violon. De la musique de violon, des violonistes virtuoses, et des facteurs universellement renommés. Et voilà qu’en 1975 il me semblait impossible de faire jouer cette sublime musique italienne – et son héritière, la musique française – par un violoniste habile et inspiré doté de la connaissance des techniques et des pratiques d’époque, capable de convaincre et d’émouvoir nos contemporains. En ce temps là, le violon était résolument moderne et les musiciens de qualité que je rencontrais parlaient avec dédain des «baroqueux» (quel adjectif meurtrier et vulgaire !) sans se rendre compte qu’ils aspiraient justement à posséder un instrument de valeur, remontant à l’époque de la suprématie de la facture italienne. S’ils tentaient de jouer à la manière baroque, c’était pour dire que décidément ça ne pouvait pas se comparer, sous-entendant que c’était primitif. Dans les meilleurs cas, ceux des violonistes modernes qui jouaient parfois un peu de musique baroque se justifiaient en disant suivre ainsi la mode. C’est dire leur peu de conviction.

La découverte Enrico Gatti

Cependant, la lumière vint d’Italie, mais seulement dans les années 1980, quand une nouvelle génération assuma la découverte de son patrimoine. J’ai dit plus haut que Fabio Biondi avait été une tentative qui n’était pas sans séduction. C’était surtout acte de volonté d’un musicien qui était instinctivement porté vers le romantisme tardif et la musique plus proche de notre temps. Mais la demande de baroque étant beaucoup plus forte, Biondi se voulut baroque. Il m’intéressait cependant de trouver le violoniste italien qui serait pour son patrimoine l’équivalent de Jordi Savall pour la viole française. C’est-à-dire un musicien qui cherche, qui pense, qui s’identifie au climat de la composition et qui ne considère pas le baroque comme un pis-aller à la mode mais bien comme un art hautement élaboré, d’une qualité supérieure, comme la manière la plus belle et la plus efficace de rendre justice aux chefs-d’œuvre du passé. Plusieurs violonistes italiens apparurent à partir des années 1980, tous préoccupés à interpréter avec brio le répertoire du XVIIIe siècle. Mais celui qui me sembla le plus important, dès que j’eus l’occasion de l’entendre, ce fut Enrico Gatti. D’abord parce que, signe d’une forte personnalité, il me dit dès le départ qu’il n’était pas comme les autres italiens. Ensuite parce que Klaus Neumann qui le connaissait bien loua son honnêteté intellectuelle. Mais surtout parce qu’il se vouait corps et âme à la musique de son patrimoine non comme moyen de faire carrière mais comme une finalité artistique. Pour ce faire, Enrico Gatti a, dès le départ, cultivé une technique appropriée et une sonorité reconnaissable entre mille et qui n’est comparable à nulle autre. En somme Gatti s’est défini des objectifs et toute sa quête est de tenter de s’en rapprocher par ses propres moyens. Il n’est le produit ni des écoles russes ni des américaines. Tout juste a-t-il travaillé un peu avec Sigiswald Kuijken et Chiara Banchini qui lui a longuement parlé de son propre maître, Sandor Végh. Toutes les autres caractéristiques de Gatti sont le résultat de la confrontation entre son tempérament et ses propres recherches. On l’aura compris, le violoniste est d’abord un penseur, qui se pose des questions et cherche à y répondre. Aussi le lecteur aura compris qu’Enrico Gatti ne s’inscrit pas dans le schéma d’une carrière traditionnelle. D’ailleurs peu lui chaut la carrière. Ce qui l’intéresse, c’est la musique qui lui parle au cœur et à l’esprit. Rien n’est plus étranger à Gatti que la violence, au point que, s’il adore Mozart, il éprouve quelque peine à suivre Beethoven dans ses accents abrupts. Dix-septièmiste par excellence, Gatti excelle à restituer dans toute sa splendeur la «cantabilita» italienne et ses prolongements dans les répertoires transalpins. À peu près tous les violonistes italiens du baroque sont venus chercher chez lui les recettes pour bâtir en vitesse une carrière «authentique». Mais ils ne lui sont guère reconnaissants et transforment en travers les traits de caractère par quoi son art est devenu essentiel. Tous croient clore le chapitre en affirmant qu’il est davantage penseur que violoniste, comme si la pensée était incompatible avec le jeu. C’est oublier un peu vite que certaines musiques ont trouvé en Gatti un interprète incomparable et inégalé. C’est aussi faire peu de cas de son activité pédagogique. C’est enfin ignorer le fait que d’aucuns le tiennent pour le meilleur chef d’orchestre baroque, le seul à posséder l’élégance de la gestique même s’il ne dispose pas d’un ensemble permanent qui lui soit attaché. Mais pour l’avoir entendu à l’issue d’un stage rassembler des musiciens d’origines et de talents divers monter une pièce d’orchestre de Jean-Ferry Rebel avec la maîtrise d’un dirigeant de la Philharmonie de Vienne, je peux témoigner de la perte pour la musique de le voir si rarement diriger. Est-ce à dire que tout est parfait ? La lumière suscite évidemment sa part d’ombre. Enrico Gatti est un musicien solaire et lumineux, adepte de la lenteur comme moyen de prendre le temps de vivre et d’apprécier. Par certains côtés il est ombrageux, susceptible et quelque peu écorché. Lui qui sait être la séduction même peut aussi se replier sur lui-même, souffrir en silence et même pratiquer la plainte. S’il aime à déguster la saveur de l’existence, à pratiquer une cuisine – italienne bien sûr – d’un raffinement exquis, à traiter noblement ses amis dont certains lui sont d’une absolue fidélité, il est parfois difficile de tisser avec lui des relations humaines constantes dans le travail et je l’ai entendu parfois détruire verbalement tout ce qui avait trait à son art, lui-même compris. C’est dire ainsi qu’Enrico Gatti n’est pas un musicien de tout repos.

Enrico Gatti sur Arcana

La collaboration entre Enrico Gatti et Arcana a débuté par un enregistrement Veracini qui culmine par l’étonnante Sonate XII du Deuxième Livre. Quelques années plus tard, Enrico signait un album de Sonates de Tartini, autre compositeur cher au cœur de l’artiste. Entre les deux, Enrico avait enregistré les Six Sonates opus 1 de Mozart que la critique a placé – symbole particulièrement laudateur – dans le sillage des enregistrements mythiques d’Arthur Grumiaux et Clara Haskil. Mais peut-être est-ce par son approche, à deux reprises, d’Arcangelo Corelli, qu’Enrico Gatti a marqué de son empreinte l’histoire de l’interprétation. Auparavant Corelli passait pour un compositeur d’une haute tenue sans doute, mais plutôt placide et académique. Il ne comptait nullement auprès du public parmi les favoris de l’école italienne même si, en son temps, il avait été le maître le plus admiré et révéré. Soudain Gatti vint et signa d’abord une intégrale des Sonates d’église, opus III, qui rencontra un accueil triomphal, lequel tend à se reproduire pour l’opus V, ce corpus fondamental pour tout violoniste. Aujourd’hui Enrico Gatti devra concrétiser les projets élaborés de longue date avec Arcana autour de Couperin et Leclair, deux compositeurs français qui s’inscrivent dans la filiation des Italiens. Mais j’espère aussi qu’il tiendra à réaliser l’album que tous les musiciens et les amateurs attendent de lui : les sonates opus IV de Corelli, les sonates de chambre. Mais dès à présent, le bilan est plus que positif et je me sens rempli d’une légitime fierté depuis le jour où le musicien m’a écrit : « c’est chez Arcana que j’ai réalisé mes plus beaux disques ».

Marin Marais par Jordi Savall

[En 1975, où Jordi Savall privilégie Marin Marais à Bach et Couperin... c'est la naissance d'Astrée] En ce début de 1975, j’éprouvais le sentiment étrange d’être à un tournant de mon activité. J’avais passé les années précédentes à réaliser de très grands projets, portant sur des chefs-d’œuvre parmi les plus sublimes de l’histoire et défendus par des artistes de génie comme il n’en existe que très peu à chaque génération. Avec les trente et un disques enregistrés par Michel Chapuis – dont 107 nuits pour la seule intégrale de l’Œuvre d’Orgue de Bach – et les 17 disques réalisés par Sandor Végh, seul ou à la tête de son Quatuor, j’avais vécu dans les sphères de la créativité la plus haute avec le sentiment que celle-ci ne prendrait jamais fin. En comparaison, les autres disques que j’avais édités à la même époque paraissaient relégués au second plan et quelque peu écrasés par ces voisinages, quelles que fussent leurs incontestables qualités. L’achèvement presque simultané de ces grands projets eut tôt fait de me ramener à des réflexions salutaires : trouver des domaines nouveaux à explorer en tenant compte de l’évolution des critères d’interprétation. La musique plus ancienne me sembla un terrain d’autant plus intéressant qu’à ce moment-là se développait une génération de musiciens qui apportaient un éclairage intellectuel et artistique dont on n’avait pas d’exemple antérieur mais qu’avaient pressenti plusieurs décennies auparavant des musicologues passionnés comme ceux qui avaient participé à l’Encyclopédie Lavignac. À cette époque, ma résidence et mes activités se situaient à Chambray-lès-Tours, un bourg au sud-est de Tours, qui n’était pas encore cet emporium zonard de la société de consommation qu’il est devenu aujourd’hui. Or Jacques Merlet, grand voyageur et prophète de la nouvelle musique baroque, déjeunait chez moi à chacun de ses passages qui le conduisaient de Paris à Bordeaux dont il était originaire et où résidait une grande partie de sa famille. Les conversations avec Merlet était souvent passionnées et instructives. C’est ainsi qu’il me parla avec une insistance particulière des Frères Kuijken qui se produisaient avec le claveciniste Robert Kohnen et avec le chanteur René Jacobs, lequel n’était pas encore devenu chef d’orchestre. Ces frères Kuijken, je ne les connaissais que par un coffret fort intéressant consacré à François Couperin. Vint un jour où la curiosité me prit d’entendre moi-même des musiciens qui suscitaient un tel enthousiasme, surtout si l’on songe que Jacques Merlet n’était pas toujours très indulgent. Tant et si bien qu’un soir de 1974, je me rendis aux Sables-d’Olonne où les Kuijken donnaient pour Jacques Merlet justement un concert retransmis par France Musique. Je garde de cette soirée un souvenir fondateur. Nul doute que mon esthétique éditoriale en fut transformée. J’entendais pour la première fois des instruments anciens joués par des artistes qui possédaient la technique requise pour les faire parler, la science pour soutenir leur vision musicale et la passion communicative pour capter l’attention du public et l’hypnotiser. Le repas d’après-concert avec les frères fut captivant tant était grande leur simplicité, et ardente leur ferveur de communication. Il me fut néanmoins impossible d’envisager des projets avec eux car ils étaient déjà liés par des engagements auprès d’autres firmes. Peu de temps après, je parlais à Blandine Verlet de la forte impression que m’avaient produite les Kuijken et du regret que j’avais de ne pouvoir les enregistrer. C’est alors qu’elle me suggéra d’écouter un violiste catalan qui se nommait Jordi Savall, avec lequel elle avait joué peu auparavant : « il est farouche, autoritaire, n’est pas disposé à écouter les avis des autres, me dit-elle, et il a mauvais caractère, mais jouer avec lui est une expérience inoubliable ». Un peu le miroir de Blandine Verlet en quelque sorte. Jordi Savall enseignait à Bâle où il avait travaillé auprès d’August Wenzinger. J’entendis à la Radio des pièces de viole de Diego Ortiz dans une émission de Bernard Bonaldi. Effectuant peu après un enregistrement en Suisse, j’en profitai pour contacter le violiste farouche qui fut avec moi d’une extrême courtoisie et me proposa de l’écouter avec son ensemble Hespèrion XX dans le cadre d’un concert organisé à Paris, à l’Ecole Militaire, par la musicologue Geneviève Thibault, alias la Comtesse de Chambure, qui attirait par ses connaissances, ses instruments rares, ses partitions et sa générosité envers les jeunes musiciens, tout ce qui présentait quelque talent pour «la musique d’Autrefois». J’allai à ce concert (un demi-concert en fait) de musique espagnole, après avoir quitté l’église St-Séverin au milieu d’un concert de Michel Chapuis qui donnait en plusieurs soirées l’intégrale de l’Œuvre d’Orgue de Buxtehude que je venais de publier peu auparavant. Il existait à cette époque à quelques pas de l’Église St Séverin un lieu accueillant qui s’était fait une spécialité de présenter un plateau de fromages très richement garni. Il se nommait «La Bucherie» et devait devenir plus tard un restaurant apprécié en prenant quelque distance avec le plateau de fromages. Mais à cette époque, c’était le lieu apprécié de tous les artistes qui se produisaient à proximité. Je rejoignis donc Michel Chapuis à la fin de son concert et l’entraînai à «La Bucherie». Or, pendant que je lui expliquais que je venais d’entendre un gambiste dont on entendrait bientôt parler, ledit gambiste fit son entrée à «La Bucherie» entouré d’une bonne compagnie d’admirateurs. Je présentai les deux musiciens puis laissai Savall à ses amis mais il eut le temps néanmoins de me donner rendez-vous pour le lendemain matin chez Madame de Chambure. Avec le recul du temps, je réalise combien ce rendez-vous fut primordial. Je n’en avais jamais douté, il est vrai, mais je ne pouvais sur quelques minutes de concert savoir à quel point ce jeune musicien, que d’aucuns trouvaient farouche, allait révolutionner la perception de la musique ancienne d’une part, ma carrière éditoriale de l’autre. Je proposai à Jordi de faire un disque Bach puis un disque Couperin. « Je serais très heureux d’interpréter des pièces de Couperin et les Sonates de Bach qui sont des compositeurs de premier plan, me dit-il avec une grande aménité, mais il est un musicien d’une importance capitale dans l’histoire de la musique de viole, c’est Marin Marais. Or il n’existe aucun disque valable qui lui soit consacré en totalité. Permettez-moi de commencer par lui et, plus précisément par des Pièces du Second Livre, celui par lequel il parvient au sommet de son art. Je donne dans quelques jours un concert à Nantes. Je vous invite à y assister et vous verrez de quelle musique il est question…» C’est ainsi que je me retrouvai à Nantes pour un concert de musique de chambre donné par Jordi Savall en compagnie de Stephen Preston et Trevor Pinock. Après le concert, Savall et ses partenaires étaient invités à un souper d’artistes chez un musicien de Nantes que je ne connaissais pas, Patrick Laloé. À ma grande confusion, Savall insista pour m’y entraîner, ainsi d’ailleurs qu’un jeune musicien qui venait de Normandie pour passer une audition par le maître. Dans le petit appartement de Patrick Laloé – il habite maintenant dans une vaste maison qui lui eût bien convenu pour une si grande réception – s’entassait une bonne trentaine de personnes. C’est alors que Jordi Savall demanda à son hôte s’il pouvait mettre à sa disposition une pièce isolée pour auditionner son élève. Patrick confus ne put que proposer sa chambre dont le lit était déjà recouvert d’une généreuse collection de manteaux. L’audition dura un quart d’heure. L’élève agréé ressortit de la chambre. Il se nommait Christophe Coin et a parcouru depuis la carrière que l’on sait. Après quoi Jordi me demanda, tout en connaissant d’avance ma réponse, ce que je pensais de son désir – très communicatif – de commencer sa série de disques pour moi par des Pièces de Marais. En deux secondes nous fixâmes des dates et nous nous quittâmes fort tard dans la nuit. Cependant cette nouvelle collaboration, basée sur une approche tout à fait nouvelle de la musique ancienne, me donna à réfléchir, pendant les semaines qui précédèrent l’enregistrement, sur la manière de présenter ces disques. Il me semblait nécessaire d’attirer l’attention en ne mélangeant pas cette approche avec les exécutions en usage chez les musiciens français que Sigiswald Kuijken m’avait désignés comme «d’excellents instrumentistes dont la trop bonne santé interdisait qu’ils se posent des questions». Je disposais déjà, avec Michel Chapuis et Blandine Verlet, de remarquables interprètes de musique française dont les conceptions étaient en totale rupture avec l’enseignement des générations précédentes. Et voici que Jordi Savall me proposait une suite de disques consacrés à la viole française qui fut longtemps tenue, aux XVIIe et XVIIIe siècles, pour l’instrument de la distinction, de la noblesse, de la tendresse, de la nostalgie et du rêve, celui qui savait si bien, aux dires du Père Mersenne, imiter les agréments de la voix. Je résolus de créer une collection nouvelle autour de ces nouveaux interprètes voués à la musique française. Je la nommai «Astrée», en référence au roman d’Honoré d’Urfé, avec ce sous-titre imité de Joachim du Bellay : « Deffense & Illvstration de la Mvsiqve Françoise ». Et c’est ainsi qu’Astrée fit son entrée remarquée et que Jordi Savall fit de Marin Marais l’une des dix meilleures ventes pendant plusieurs mois de musique classique en France. Jolie revanche pour un répertoire que l’on tenait pour élitiste et pour un interprète qui s’était vu refuser l’entrée chez Polygram et chez Erato, au prétexte que la viole de gambe était tenue pour invendable.

Michel Bernstein

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