Un nouveau chapitre, et pas le moindre, des souvenirs de Michel Bernstein, qui évoque ici avec une plume admirable la belle figure du baryton hollandais Bernard Kruysen, avec lequel il réalisa tant de disques inoubliables...

Bernard Kruysen

Un nouveau chapitre, et pas le moindre, des souvenirs de Michel Bernstein, qui évoque ici avec une plume admirable la belle figure du baryton hollandais Bernard Kruysen, avec lequel il réalisa tant de disques inoubliables.

427 disquaires à Paris...

Heureux temps où je comptais à Paris 427 disquaires qui accordaient tous leurs soins à la vente de la musique dite « classique ». On trouvait toutes les formes de points de vente, depuis les magasins à haut débit et stocks très importants jusqu’aux petits clubs où l’on discutait des mérites comparés des diverses interprétations d’une œuvre avec une passion et une compétence qui existent sans doute encore aujourd’hui mais qui ne trouvent plus le lieu de rencontre où s’exercer. En ma qualité d’éditeur ne pouvant s’imposer par la puissance de la structure ni par la force de la publicité, j’accordais une grande importance à garder de bonnes relations avec ceux de mes clients qui appréciaient mes productions. C’est ainsi que je fus amené à fréquenter régulièrement un disquaire de la rue Cambon. En réalité, nos relations avaient plutôt commencé sous le régime de la froideur. La jeune personne qui tenait le magasin affichait à l’endroit du jeune éditeur « pauvre mais honnête » qui comptait sur ses enregistrements de haute valeur artistique pour vivre fort modestement, l’attitude condescendante d’une teneuse de salon du XVIe (arrondissement, pas siècle) : elle me faisait attendre par principe comme on faisait avec « ses gens » dans son monde, puis prenait un air méprisant pour me parler des « grandes marques » et me passer des commandes dérisoires. À dire vrai, je commençais à me demander si je n’allais pas la biffer de mes tournées et si je ne le fis pas, c’est qu’à cent mètres de là se trouvait le Restaurant Lescure (fondé en 1919) qui servait une délicieuse cuisine limousine. C’était encore l’époque de Monsieur Lascaux père qui devait quelques années plus tard laisser la place à son fils Denis qui officie toujours. J’y retourne parfois, y amenant amis et relations qui sont persuadés que c’est là ma « cantine » parce qu’en vieil habitué le patron et les bons clients se tutoient. Toujours est-il que le Restaurant Lescure sauva mes relations avec la disquaire « Marie Chantaaal ». Mais comme je ne pouvais continuer sur ce ton, je lui fis aimablement remarquer d’un ton courtoisement acide que les artistes que j’éditais, par exemple Ralph Kirkpatrick, pouvaient être ensuite engagés par les « grandes marques », telle la Deutsche Grammophon. Lorsque je fis l’acquisition de ma première voiture, je l’invitai à déjeuner un « dimanche à la campagne » et je découvris entre les lignes le secret de son comportement. Fille d’officier, née à Decize, ayant fait de brillantes études et motivée par une ambition certaine, elle vivait assez mal la condition de vendeuse, même vendeuse de luxe, qu’elle n’exerçait que parce qu’il lui fallait gagner sa vie et qu’elle nourrissait pour la musique une véritable passion. Nous devînmes bons amis et je restai en relations professionnelles et amicales avec elle pendant quelques années. Toutes ces considérations sur mon relationnel avec tel ou tel disquaire seraient superflues si elles ne débouchaient sur un secteur important de mon activité éditoriale de l’époque. Une fois admis dans le cénacle, j’eus l’occasion d’y rencontrer certaines personnes qui s’y rendaient pour échanger des idées et se maintenir au courant.

Un grand gailard assez mince...

C’est ainsi que je fis la connaissance de Nicole Ciano, une jeune avocate proche parente du célèbre Comte Ciano, qui avait avec son frère quitté l’Italie après la guerre pour s’installer à Paris. Nicole me parla avec ferveur d’un jeune baryton hollandais qu’elle connaissait et dont elle avait chez elle un témoignage gravé sur un disque souple : le Don Quichotte à Dulcinée de Maurice Ravel. Toujours sceptique à l’égard des merveilles inconnues, je ne voulais pas cependant laisser passer l’oiseau rare et je me rendis chez Nicole Ciano car il ne pouvait être question qu’elle se sépare de ce témoignage unique et fragile. Ce que j’entendis alors me transporta d’aise : le style, les couleurs de la voix, la diction et l’articulation étaient exactement ce que je cherchais pour l’interprétation des mélodies de Claude Debussy si chères à mon cœur. J’appris en même temps que le baryton hollandais serait à Paris une quinzaine plus tard et qu’il serait possible de l’entendre et de le rencontrer. Il vint. Imaginez un grand gaillard assez mince, d’une allure souveraine sur la scène, semblant dominer de son air serein et le pianiste qui l’accompagnait et l’audience qui l’écoutait avec une attention soutenue. Le contact fut aisé. Il m’expliqua qu’il n’avait jamais fait de disques, qu’il était un peu craintif devant cette perspective et qu’il souhaitait enregistrer avec un pianiste dont je n’avais entendu parler mais avec lequel il travaillait et avec qui il se sentait en confiance. Par ailleurs, le choix de recueils de mélodies de Debussy lui convenait à merveille. Le pianiste se nommait Jean-Charles Richard et habitait Chartres où il enseignait. Nous nous y rendîmes. Richard était d’un abord agréable et avenant mais un peu aigri, assez nerveux et replié sur son univers. Résultat sans doute des souffrances endurées à la suite d’un grave accident qui lui était survenu à l’adolescence : courant avec des camarades pour prendre hors de l’arrêt son tramway quotidien, il avait glissé et une roue du tramway lui avait sectionné la jambe. Il avait été l’élève de Lazare Lévy et de Walter Gieseking et il tenait de ce dernier son sens du timbre, son toucher vaporeux et son style très acéré. Nous prîmes date en vue d’un enregistrement à Copenhague où je me rendis en voiture, prenant Bernard Kruysen – car c’était lui le baryton hollandais – au passage à La Haye… Bernard Kruysen était le fils du peintre hollandais Ton Kruysen qui vivait le plus souvent à Chartres. Ses parents étaient divorcés et sa mère s’était remariée avec un chanteur de La Monnaie à Bruxelles, ce qui ne sera pas sans importance pour la formation du jeune Bernard. Mais toute sa jeunesse s’était passée en Provence et lorsque j’annonçai que je venais d’enregistrer des mélodies de Debussy par un baryton hollandais inconnu, tous mes amis se gaussèrent jusqu’au moment où, ayant écouté les premières épreuves, ils réalisèrent que le supposé accent batave du baryton fleurait bon les parfums de Bormes-les-Mimosas et du Lavandou.

... champion de plongée...

Bernard Kruysen était mince mais de haute taille et dès sa jeunesse son visage était marqué comme celui d’un loup de mer. Loup de mer il l’était, lui qui, ne sachant pas nager, était devenu champion de Hollande de plongée sous-marine. Chaque année il passait ses vacances en Corse ou à Ibiza pour tourner des films dans les profondeurs. C’est une passion que toute sa vie il partagea avec celle de la musique et avec les subtiles relations qu’il nouait avec les dames. Son rapport à la musique lui était venu à l’écoute de son beau-père. Il donna son premier concert à onze ans devant de jeunes provençaux totalement ignorants des choses de l’art : le triomphe qu’ils lui réservèrent lui fit prendre conscience de sa force de rayonnement sur son auditoire, une impression qui ne le quitta jamais. Bernard Kruysen fut exclusivement passionné par la musique vocale. Sa culture se forgea à l’expérience et nullement dans les cercles académiques ou intellectuels. D’ailleurs il ne lisait que très approximativement la musique et se faisait jouer les œuvres qu’il retenait aussitôt, même les compositions contemporaines complexes. L’enseignement qui l’a marqué le plus reste celui de Pierre Bernac mais il ne travailla avec lui que lorsqu’il était déjà un soliste renommé. En Bernac il cherchait le guide spirituel et le conseiller bien plus que le professeur. Il eut ainsi l’occasion de donner quelques concerts avec Francis Poulenc qui l’adorait. La musique instrumentale lui semblait une construction abstraite et lui était hermétique. J’avais bien tenté de lui faire écouter certains de mes enregistrements nouveaux, mais sans grand résultat. Aussi, lorsque je lui fis entendre le second mouvement du Second Quatuor de Bartók que le Quatuor Végh venait d’enregistrer pour moi, et qu’il s’écria : « Mais c’est formidable, ils jouent cela comme un opéra » ce compliment, le plus grand que je l’aie jamais entendu proférer, me révéla ce qu’il cherchait avant tout dans la musique : la vie. Donc nous nous rendons à Copenhague pour enregistrer en 1961 le premier disque de Bernard Kruysen. Cela se passa à merveille et ce Debussy fut terminé en très peu de temps. J’en profitai pour enregistrer également deux disques Ravel avec Jean-Charles Richard, le pianiste que Kruysen m’avait présenté et qui m’avait fortement impressionné par son toucher – oublier que le piano est un instrument à marteaux disait déjà Debussy – et son aptitude à recréer la poétique des pièces françaises du début du XXe siècle. Au début, tout alla très bien : le premier jour se passa sans heurt et Finn Viderø, qui était venu en voisin, me dit, lui qui pourtant avait la dent dure : « vous avez trouvé un très remarquable pianiste ». Dirai-je que Jean-Charles Richard jouait le Prélude du Tombeau de Couperin de Ravel, comme Viderø Wie schön leuchtet der Morgenstern de Buxtehude. Etrange rapprochement ? Pas si sûr. Le lendement par contre, Richard fit sa première fausse note et, la panique prenant le dessus, fut incapable de jouer correctement. Il se reprit évidemment, mais le miracle du début s’en trouva quelque peu amoindri. Je devais cependant faire un peu plus tard un remarquable disque Franck avec Richard, ainsi qu’un Falla qui incluait aussi le Concerto pour clavecin.

Un accueil triomphal

Le disque Debussy reçut un accueil triomphal.

Outre un Grand Prix du Disque immédiat, la critique vit un concurrent à Gérard Souzay qui avait été la décennie précédente le grand interprète de mélodies françaises et de lieder. Je formai des plans pour Kruysen qui souhaitait volontiers enregistrer, mais seulement des programmes préparés et mûris. Aussi me parla-t-il bientôt de son désir de graver des mélodies de Francis Poulenc qui venait de mourir et que Kruysen chantait depuis toujours. Je dus être en la circonstance quelque peu psycho-rigide : je ne prisais guère ce genre d’œuvres que je tenais pour de la musique de salon quelque peu désuète. Aussi comme Michel Garcin, le directeur artistique d’Erato, avait souhaité que je lui laisse utiliser Kruysen pour le Requiem de Fauré, comprenant que je ne m’enthousiasmais pas pour ces mélodies de Poulenc, il s’empressa de les fixer. J’ai commis là une erreur que, l’expérience aidant, je ne ferais plus aujourd’hui. C’est pourquoi le travail avec Kruysen et Richard se poursuivit avec Schumann : la Dichterliebe d’abord, puis le Liederkreis, opus 39 et les Lieder de l’Opus 90 ensuite. Enfin nous réalisâmes un enregistrement Ravel. Les rapports de Kruysen avec Richard étaient devenus assez névrotiques. Or dès le début j’avais pensé faire travailler Kruysen avec Noël Lee. Ce n’est qu’à la demande du baryton que j’avais accepté d’écouter Richard puis, convaincu de son talent, de l’engager. Lorsque le malaise commença à s’installer dans le duo, je repensai à mon idée initiale, je proposai à Kruysen de faire un essai avec Noël Lee. Ce serait le prochain disque projeté, consacré à Gabriel Fauré. Kruysen accepta. A partir de ce moment-là – nous sommes en 1965 – Noël Lee fut le partenaire de prédilection de Bernard Kruysen, même s’il n’était pas exclusif. C’est pourquoi le duo se perpétua aussi longtemps que Kruysen fit des disques et se produisit en concert. Le disque Fauré fut très remarqué. Son succès me valut des scènes avec Jean-Charles Richard qui s’estimait trahi. Sans être fachés à proprement parler, nos relations se distendirent et nous cessâmes de nous rencontrer sans volonté expresse. Comme par ailleurs les disques de Richard ne se vendaient absolument pas, je ne pouvais à mon grand regret poursuivre à vide une collaboration pour les disques de piano seul. J’ai pris la responsabilité d’établir en 1965 le contact entre Kruysen et Lee que je n’avais pu réaliser quatre ans auparavant. Il appartenait à Bernard Kruysen de savoir si ce nouveau duo correspondait à ses affinités artistiques et humaines. S’il put fonctionner plus de vingt ans, c’est selon toute apparence qu’il fut réussi.

Kruysen vs. Fischer Dieskau

C’est à ce moment que je souhaitai que Bernard pénètre un peu l’espace que l’on ne nommait pas encore le baroque. Il y a tant de liens entre la mélodie française autour de 1900 et le chant des XVII et XVIIIe siècles que je commençai à rêver à Kruysen dans le répertoire ancien. Nous avons commencé avec les deux Cantates de Bach pour baryton solo, Ich will den Kreuzstab gerne tragen, BWV 56 et Ich habe genug, BWV 82. Enregistrement réalisé avec l’Orchestre de Barmen sous la direction de Helmuth Kahlhöfer. Ce n’était pas encore la révolution du baroque mais seulement un bon ensemble comme il en existait en Allemagne en ce temps là. Or le couplage des deux Cantates était devenu classique et la discographie était dominée par le disque de Fischer-Dieskau réalisé au début des années cinquante avec l’Orchestre de Chambre de la Sarre sous la direction de Karl Ristenpart. Il y eut toujours dans la vie de Kruysen une sorte de confrontation avec Fischer-Dieskau dont la carrière, supportée par les firmes multinationales, était devenue celle d’une star. Indépendamment de tout jugement de valeur, la carrière de Kruysen – celle de Gérard Souzay aussi d’ailleurs – eût fort à souffrir du monopole de fait exercé par le grand Dietrich. Si dans la musique française, Kruysen dominait de haut, et si même dans Schumann il pouvait soutenir la comparaison et représenter une autre conception, tout aussi valable, du lied romantique allemand, les choses étaient plus problématiques dans Bach où Fischer Dieskau avait signé l’un de ses meilleurs disques, un des jalons de l’histoire. La Cantate BWV 82 de Kruysen est tout à fait remarquable, je ne suis pas certain que BWV 56 soit inoubliable. En fait ce disque très beau, très honorable et parfois très émouvant ne pouvait s’imposer face à son prédécesseur. Question de culture aussi. Une autre tentative me semble aujourd’hui plus pertinente. La Lettera amorosa de Monteverdi avec les Scherzi Musicali a voce sola. Réécoutée aujourd’hui, la Lettre amoureuse me semble un des moments les plus brûlants, par son intériorité et sa ferveur contenue de l’interprétation musicale. Intuitivement Kruysen trouve tout ce qui conduira à la redécouverte du baroque, auquel il ajoute la puissance murmurée de l’émotion. Venu trop tôt, et d’une culture trop à fleur de peau, Kruysen ne fut pas adopté par le mouvement baroque qui le rejeta, même si certains de ses acteurs, tel Max von Egmond, vinrent travailler avec lui pour capter ses secrets. Mais il est regrettable qu’il n’ait pu être intégré dans la renaissance de l’italianité qui s’est développée dans les années quatre-vingt-dix. Il en est le précurseur direct. À l’époque, un théoricien aussi engagé et péremptoire que Jean Saint Arromand, à qui je faisais écouter le disque, m’avoua en être bouleversé même s’il regrettait le continuo vieux jeu et académique qui le soutenait. C’est aussi pour ce disque que Harry Halbreich, qui fut tant d’années l’auteur des présentations pour les disques que j’éditais, écrivit ce que je tiens pour le plus beau commentaire jamais rédigé pour un disque. Qu’on me permette d’en citer ici des extraits :

«Qu’est-ce qu’un Romantique ? C’est un artiste qui accorde à l’expression la primauté sur la construction et la recherche, c’est un artiste qui s’attache à traduire ses sentiments ou les pensées de ses personnages à travers le prisme de sa propre personnalité : c’est Monteverdi.

Qu’est-ce qu’un classique ? C’est un artiste qui refuse de sacrifier la beauté pure, l’harmonie des proportions, l’équilibre, c’est un artiste qui crée des formes, des moyens d’expression nouveaux appelés à servir de modèles aux générations suivantes : c’est Monteverdi.

Qu’est-ce qu’un impressionniste ? C’est un artiste qui accorde à la matière, à la couleur, à l’harmonie, une valeur propre et autonome, c’est un artiste qui estime que les sens doivent être comblés au même titre que l’esprit et le cœur, c’est un artiste qui veut embrasser toute la beauté du monde : c’est Monteverdi.

Qu’est-ce qu’un Moderne ? C’est un artiste qui, vivant passionnément avec son siècle, le devance sans cesse, qui lui fraie le chemin à la conquête de sa sensibilité et de son expression propres, c’est un artiste intrépide qui sans cesse progresse, pour lequel tout ce qui est achevé est irréversiblement mort, c’est un artiste éternellement jeune : c’est Monteverdi.

Mais il est davantage encore : parmi les musiciens de tous les temps, il est, entre tous, le chantre de l’Amour, il est l’Amant ». Dois-je parler du disque Moussorgski ? Il le faut car c’est un beau témoignage de l’art et du travail de Kruysen. Les deux cycles : Chants et Danses de la Mort en tessiture originale (c’est-à-dire Le chef d’armée en ténor) et Sans Soleil. On s’était installé dans le cliché selon lequel il fallait pour cette musique des voix puissantes et profondes, sans réaliser que Sans Soleil est du récitatif debussyste à la limite de l’ennui, de la désespérance. Kruysen, qui ne parlait pas le russe, trouva près de chez lui une vielle répétitrice de la grande époque qui lui enseigna la langue, l’articulation, la prosodie. Et cette voix d’une puissance moyenne mais d’une gamme dynamique énorme passe du cri au chuchotement avec un lyrisme d’une prégnance insoutenable. Pour la petite histoire, après chaque concert où il chantait cette musique, les russes de l’auditoire venaient lui parler en russe, ne voulant pas croire qu’il ne maîtrisait de la langue que ce qu’il fallait pour la chanter.

Remakes

Longtemps les progrès de la technique me faisaient remettre sur le chantier les enregistrements anciens parce que je pensais ainsi mieux mettre en lumière les qualités de l’interprétation. L’apparition du système Dolby, qui réduisait considérablement le souffle des bandes analogiques, me conduisit à refaire dix ans plus tard ce qui avait été si réussi auparavant. Le répertoire de Bernard Kruysen n’échappa pas à cet avatar. Au début des années soixante-dix, je travaillais davantage à Paris puisque Georges Kisselhoff avait pour une grande part pris la relève de Peter Willemoës, monopolisé par les Japonais. Nous refîmes d’abord le disque Debussy dans un programme légèrement varié qui comprenait les dernières mélodies, c’est-à-dire toutes celles écrites après Pelléas. Puis, nous réenregistrâmes le disque Ravel également dans un programme un peu différent. Enfin le grand projet des Lieder de Schumann réintégra les anciens programmes dans le grand œuvre. Techniquement, cette nouvelle série était sans doute plus élaborée. Réécoutés aujourd’hui il me semble que, à l’exception du disque Ravel qui est exceptionnel, les premiers enregistrements, s’ils sont moins mûris, ont une spontanéité et une fraîcheur vocale plus exceptionnelle encore. C’est que la voix de Kruysen a perdu assez tôt ce qui donnait cette saveur provençale à ses aigus. Il perdit sa voix de Pelléas (qu’il ne fut jamais à la scène) pour acquérir la voix de Golaud (qu’il ne fut pas non plus). Pour le projet Schumann, dont huit disques ont été réalisés, Rémy Stricker, que j’avais associé au projet en sa qualité d’éminent schumannien, me fit connaître une jeune soprano à la voix claire nommée Danielle Galland. Outre le fait que certains cycles de Schumann sont destinés à une voix de femme, je m’étais imposé de ne pas faire chanter par un homme des poèmes demandant de toute évidence une interprétation féminine. Or, certains opus de Schumann alternent des poèmes pour interprètes masculins et des poèmes pour interprètes féminins. Entendue en concert, Danielle Galland m’avait fait impression. Elle possédait une très jolie voix et avait une réelle présence scénique. À l’enregistrement ces qualités ne m’apparurent pas suffisantes. L’artiste était en trop bonne santé pour transmettre le message de souffrance inclus dans les Lieder de Schumann. Ce n’était ni une question de technique ni un manque de musicalité. C’était seulement une approche trop peu existentielle et trop bourgeoise. Aussi, dans les opus concernés, l’alternance entre Bernard Kruysen et Danielle Galland me semble frustrante. En tout état de cause, ces disques ne se vendirent guère. Comble de malchance, Fischer-Dieskau fit peu après son Intégrale, coupant ainsi tout espoir aux interprétations de Kruysen, même à ceux de ses disques où il figure seul avec Noël Lee. L’insuccès du projet Schumann et mon engagement polarisé tout entier sur la musique ancienne à partir de 1975 distendirent nos rapports. Je le revis dans les années 1980 à l’occasion des concerts qu’il donnait à Paris. C’était chaque fois un moment d’émotion, comme l’est le souvenir des instants partis. Aujourd’hui encore, évoquer les meilleurs d’entre les moments passés ensemble et les plus réussis de ses disques : le premier Debussy, le second Ravel, Moussorgsky, Monteverdi et les deux premiers Schumann, possède la tristesse du souvenir, des moments qui ne reviendront jamais. Et s’il est un poème pour définir la trajectoire enivrante et inachevée que nous avons vécue ensemble, ce sera le Colloque Sentimental de Verlaine, qui clôt chez Debussy le second cahier des Fêtes Galantes. Pourtant je pense que la réussite absolue et incomparable de Kruysen dans Debussy tient aux deux derniers poèmes du Promenoir des deux Amants de Tristan L’Hermitte : "Crois mon conseil, chère Climène et Je tremble en voyant ton visage." Tout le raffinement et toute la mélancolie du monde… !

Bernard Kruysen nous a quitté le 30 octobre 2000. Il avait soixante sept ans.

Michel Bernstein

Lire la suite sur Qobuz.com le 27 août 2009 !

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