Nous poursuivons la publication des souvenirs inédits du producteur discographique Michel Bernstein, disparu en 2006. Ce texte a été publié originellement par le site www.abeillemusique.com. Les épisodes peuvent en apparaître désordonnés car ils ont été publiés au fur et à mesure de leur rédaction, semaine après semaine. Nous avons choisi de ne pas en changer l’ordre initial de publication...

Vers «Tous les matins du monde»

«Les éléments étaient donc réunis pour entreprendre une collaboration avec Jordi Savall dont tout me permettait de penser qu’elle serait durable et destinée à un brillant avenir. À cette époque mon attention avait été attirée par la petite église de Saint-Lambert-des-Bois, dans la vallée de Chevreuse, proche de l’Abbaye de Port-Royal et attenante à un monastère. Les moines, cherchant des activités de subsistance, avaient fait construire une sorte de complexe hôtelier et culturel pouvant servir de séminaire pour des entreprises de haut niveau ou de centre d’actions artistiques. C’est ainsi que des concerts de qualité y étaient donnés et que j’avais été contacté dans la perspective de réaliser des enregistrements.

Peu avant d’entreprendre le disque Marais, j’avais fait une tentative avec un programme Froberger que Blandine Verlet avait joué sur un sublime clavecin italien de la fin du XVIIe siècle, qu’un collectionneur éclairé, Yannick Guillou, avait mis gracieusement à notre disposition. Ce Froberger était aussi le premier enregistrement que j’avais confié à Thomas Gallia, un technicien dont j’avais de longue date admiré les réalisations et dont j’avais longtemps cherché la trace dans toute l’Europe. À cette occasion, j’avais pu tester l’acoustique et le calme – malgré les vols aériens à certaines heures – de cette petite église au milieu des bois, une acoustique un peu rebelle, qui ne se livrait pas aisément au premier abord mais qui, si on avait la patience de l’apprivoiser, se révélait d’une poétique et d’un charme absolument uniques. Nous eûmes souvent l’occasion de le vérifier car l’expérience était difficilement transmissible d’un disque à l’autre et cette apparente difficulté était aussi un des charmes de cette église à l’acoustique si prenante.

J’avais bien volontiers suivi Jordi dans son choix de Marais pour inaugurer notre collaboration. Non cependant sans une petite réserve instinctive : bien que premier enregistré, ce Marais ne porta pas le numéro de catalogue AS 1 que je conservai en attente, dans la perspective du futur Couperin dont j’entendais faire le chef de file de la collection Astrée. Comme ce dernier disque fut enregistré à peine cinq mois après Marais, il ne me fut pas difficile d’écrire une sorte d’avant-propos pour définir le mouvement de pensée que je souhaitais inaugurer avec lui.

Pour l’enregistrement Marais, Jordi me présenta Hopkinson Smith qui devait aussi devenir un membre essentiel d’Astrée. Quant au clavecin, il était tenu par l’excellente claveciniste suisse Anne Gallet. De mon côté j’avais réservé Georges Kisselhoff qui avait assuré antérieurement tous les disques de Sandor Végh et bon nombre de Chapuis. Mais il serait dit que la naissance d’Astrée serait aussi une rupture sur le plan de la technique puisque ce Marais fut en réalité le dernier enregistrement que je confiai à Georges Kisselhoff. Désormais, et pour les six années à venir, ce fut Thomas Gallia qui fut en charge d’Astrée. Il apporta sa grande connaissance de la musique ancienne et baroque et j’appréciai tout particulièrement la qualité de son qu’il produisait ainsi que son désir de se tenir au courant de l’évolution des performances de tous les nouveaux matériels.

Tout était donc prêt pour commencer : Jordi était venu avec Montserrat et la petite Arianna qui devait avoir quelque chose comme quatre ans. Lorsque je la vois signer disque après disque et poursuivre une carrière heureuse, je ne peux m’empêcher de repenser à la petite fille d’esprit vif et d’une grande curiosité intellectuelle qu’elle fut pour moi dans les premières années de la collaboration que je tissai avec son père. Plus tard, Jordi devait venir seul à ses enregistrements, mais sans doute avait-il, pour ce premier, la sensation, comme moi, qu’il s’agissait d’une date dans l’histoire du disque et de l’interprétation et voulait-il d’une certaine manière associer Montserrat à l’événement festif. Pourtant nous n’étions pas au bout des problèmes. Avant d’enregistrer la moindre note, Jordi fut pris de douleurs vertébrales dont, me disait-il, les violoncellistes et les gambistes étaient coutumiers. Il connaissait le remède qu’on lui appliquait en Suisse en cas de nécessité : une infiltration. Nous nous rendîmes à l’hôpital de Versailles dont une grande partie des médecins étaient absents – nous étions le 1er août. Et là, personne ne voulait prendre la responsabilité de faire cette injection. Je voyais le temps passer et craignais déjà que l’enregistrement soit compromis, rongeant mon frein de façon de plus en plus irritée. Jordi fut beaucoup plus diplomate : ce que l’on ne pouvait espérer avoir par la raison, il finit par l’obtenir par la séduction. Après quelques heures de refus, il obtint son infiltration. On pouvait enfin commencer l’enregistrement.

Dès les premières notes – le Tombeau de Monsieur de Lully – j’eus d’emblée le sentiment d’entrer dans un univers impressionnant qui m’était totalement inconnu. Mais outre la beauté de la musique, c’est l’interprétation qui créait un monde nouveau dont j’avais bien conscience qu’il atteignait au sublime. En ce temps-là – l’analogique était roi – il n’y avait que peu de montages et il était facile de faire paraître un disque dans les semaines qui suivaient l’enregistrement. Certes Jordi Savall avait déjà participé à divers enregistrements mais dans aucun il n’avait été autant et aussi bien mis en lumière. La réception par la presse fut enthousiaste au-delà de ce que l’on pouvait espérer. En quelques semaines, au XXe siècle, Jordi Savall avait donné à la gambe ses lettres de noblesse et pulvérisé les records de vente d’un instrument auquel s’attachait obstinément le qualificatif d’invendable.

Cependant l’idée s’était développée entre nous de réaliser une sorte de tribut à la viole française. J’ai dit plus haut l’intérêt que je portais à Couperin. Nous décidâmes de l’enregistrer au plus vite. Pour ce faire, Jordi me présenta un claveciniste hollandais dont il venait de faire la connaissance. Avec lui, pas besoin de parler aux répétitions : ils se comprenaient par le regard. C’était Ton Koopman.

À l’heure convenue pour débuter les séances du disque Couperin, pas de Gallia. Nous avions tout organisé la veille. Je commençais à paniquer, sachant que le temps dont disposait Koopman était limité et que nous n’avions pas de réserve. Je téléphonai à Madame Gallia mère qui avait un appartement à Levallois chez qui logeait son fils lorsqu’il était à Paris. Elle m’apprit qu’il était bien parti le matin même avec son assistant et la voiture. Gallia disparu, que faire sinon attendre ? Vers midi enfin il arriva : il s’était effectivement perdu dans une toute autre banlieue de la région parisienne. Mais il s’était fait un tel mauvais sang qu’il en était devenu malade. Il ne pouvait plus décharger et installer le matériel et je dus aider son assistant. Or, à cette époque, je n’avais jamais manipulé de matériel professionnel. Au temps de l’analogique les branchements étaient moins simples et les appareils considérablement plus lourds et volumineux que ceux que nous utilisons de nos jours. J’appris donc en moins d’une heure comment réaliser une installation.

Toujours est-il que Gallia, revenu de ses émotions, put entreprendre l’enregistrement qui se poursuivit à partir de ce moment dans d’excellentes conditions. Dans la même période, nous eûmes également la possibilité de fixer cinq des Concerts à deux Violes Esgales du Sieur de Sainte-Colombe, dont j’avais trouvé une édition musicologique publiée à partir de manuscrits parvenus par le biais de la Bibliothèque d’Alfred Cortot à Lausanne. Et bien entendu l’autre gambiste fut tout naturellement Wieland Kuijken. Qui eût pu penser, tandis que je véhiculais très soigneusement nos deux compères dans ma petite voiture, que nous jetions les sources de ce qui, quinze ans plus tard, allait devenir l’un des plus incroyables succès musicaux au cinéma : le film «Tous les matins du monde» ?

Sur Noël Lee

Je viens de parler de mon attachement à Copenhague dans les premiers temps de Valois. Celui-ci va se poursuivre une bonne décennie par la grâce du Quatuor Danois d’une part, de Peter Willemoës de l’autre. Mais avant d’évoquer la collaboration avec le Quatuor, je voudrais citer les artistes français ou vivant en France qui firent le voyage de Copenhague pour que Peter Willemoës réalise leurs enregistrements. À commencer par le premier d’entre eux, le pianiste et compositeur Noël Lee.

Des cinq productions publiées par Vendôme, le disque Debussy semblait, à mon goût, le plus significatif avec l’Orgelbüchlein de Finn Viderø. Or la fin plutôt piteuse de Vendôme condamnait ces enregistrements à une disparition inéluctable. Je résolus donc de refaire avec Flore Wend sinon exactement le même programme Debussy, du moins un ensemble voisin qui conserve au moins du premier les Trois Chansons de Bilitis et les Trois Ballades de François Villon. Dans l’intervalle entre les deux sessions, Flore Wend avait rencontré un jeune compositeur américain avec lequel elle avait donné plusieurs concerts et dont elle me vantait l’intelligence et l’extrême flexibilité. J’eus le désir de le connaître, elle me le présenta et ma conviction fut bientôt faite : il serait un partenaire idéal pour des programmes de mélodie française.

Les choses ne furent cependant pas simples. Flore Wend et Noël Lee vivant à Paris, il me semblait tout naturel de les enregistrer sur place. Je fis donc à nouveau appel à Charlin mais il m’apparut bien vite, au cours des séances, qu’il ne renouvellerait pas le miracle du disque Vendôme. Aussi je ne publiai jamais ce nouvel enregistrement qui, si je me souviens bien, ne fut même pas monté, et dépêchai mes deux artistes à Copenhague, dans le studio de Peter Willemoës, dont j’étais certain qu’il saurait les bien traiter. Ce qui fut en effet le cas.

Mais un autre élément intervint en l'occurrence. Je n’ai jamais supporté le son du piano Steinway – le seul dominant à l’époque – d’une manière générale, mais tout particulièrement pour exécution de la musique de Claude Debussy. Ce piano, conçu pour faire triompher les concertos néo-romantiques par dessus un orchestre symphonique fourni, et pour jouer dans des salles de 3000 places, me semble un mastodonte grognant dans le grave où la sonorité est épaisse alors que celle de l’aigu est percussive. La richesse du piano debussyste se fonde sur une gamme infinie de nuances et de subtilités et sur un aigu agile et cristallin qui, selon le désir du compositeur, fasse oublier que le piano est un instrument à marteaux. Or il existait à Copenhague une firme danoise fondée à l’origine par un facteur russe ayant quitté l’URSS à la suite de l’instauration du régime communiste. Cette firme, Hornung & Møller, avait produit dans son existence, outre des instruments de salon, 32 grands pianos de concert et, pour l’enregistrement des mélodies, Noël Lee avait pu disposer, autant que je m’en souvienne, de l’opus 29 dont il avait été enchanté.

Noël Lee est un artiste extrêmement attachant et une personnalité hors du commun. Américain né en Chine, il vint à Paris pour suivre l’enseignement de Nadia Boulanger et décida d’y rester. C’est un compositeur qui a fait aussi une carrière de pianiste et cette dualité – ainsi peut-être que l’influence du maître qu’il s’était choisi – joue sans doute dans sa manière logique et structurelle d’aborder toute la musique. Ajoutons un toucher d’une grande sensibilité, un sens très développé des gradations dynamiques et l’on comprendra qu’après l’enregistrement des mélodies de Debussy et la rencontre avec le piano Hornung & Møller, je commençai à m’interroger sur le bien-fondé d’un enregistrement soliste de Noël Lee, comportant quelques recueils de l’auteur de Pelléas (Pour le Piano, Estampes, Images). Noël Lee s’entendit très bien avec Peter Willemoës avec lequel il devait par la suite effectuer un grand nombre d’enregistrements. Ce premier disque soliste fut réalisé dans une atmosphère de complicité artistique par tous les protagonistes. À cette époque, la grande ombre de Walter Gieseking régnait sur l’interprétation debussyste (de mauvaises langues disaient même qu’il était le fils naturel de Debussy) et nul ne savait comme lui faire ressortir les éléments cosmiques de cette musique (l’Orient, l’Espagne, l’eau, les profondeurs glauques, l’air… ). Et si je reste aujourd’hui encore sensible à cette approche, qui n’a plus de nos jours de traducteur héritier, j’avoue avoir été à l’époque agacé par son caractère univoque qui semblait masquer l’horizon à toute possibilité d’émancipation. Dans mon esprit, Noël Lee était plus clair, plus moderne et plus structuré, sans pour autant éliminer le rêve, la poétique et le jeu des timbres.

Cet enregistrement fut très bien reçu. Aussi justifia-t-il que l’on entreprenne assez rapidement les deux Livres de Préludes, puis les Études ainsi qu’un récital des Pièces de jeunesse composées avant la suite Pour le Piano. Avec un disque pour deux pianos ou à quatre mains réalisé avec Jean-Charles Richard, cela constitue la première intégrale Debussy qu’ait signé Noël Lee.

Durant toutes les années soixante, Noël Lee enregistra beaucoup chez Valois. En soliste d’abord – Copland, Musique Américaine, Ravel, Chopin, Brahms – mais aussi le Quintette de Brahms avec le Quatuor Danois. À partir de 1965, il fut le partenaire attitré du baryton Bernard Kruysen dont je reparlerai dans un chapitre ultérieur. Il participa même à un des deux enregistrements que je consacrai à la musique de Jean Barraqué.

À cette époque, j’étais extrêmement attaché à la qualité technique de la fixation du son sur la bande. Aussi dès que le procédé Dolby permit une forte réduction du souffle de bande qui était la marque des enregistrements analogiques, je demandai à Noël Lee de refaire son intégrale Debussy ainsi que celle des Sonates de Schubert.

La nouvelle version de l’Œuvre de piano de Claude Debussy n’était plus, comme la première, l’addition d’enregistrements réalisés avant tout pour se faire plaisir, sans souci d’exhaustivité, mais un travail préparé pour constituer une sorte d’enregistrement de référence de toute la musique de piano de l’auteur. Elle comprenait donc des pièces qui ne figuraient pas dans la précédente, en particulier les Images inédites et La Boîte à joujoux. Et la vision de Noël Lee traduisait une maturité résultant d’une fréquentation désormais longue de cet univers. C’est aussi la dernière série de disques pour laquelle il a pu disposer d’un Hornung & Möller (l’opus 30 si je ne m’abuse). La firme en effet fermait ses portes et les derniers grands pianos furent vendus. Je devais moi-même acquérir l’opus 31, ce qui, de ma part, fut plus un élan d’enthousiasme qu’une nécessité : ses possibilités d’utilisation étaient trop restreintes pour en justifier l’acquisition. C’était un piano dont les merveilleuses qualités ne convenaient pas forcément à un grand nombre de pianistes et il était beaucoup plus adapté aux doigts d’un poète qui se sente en affinité avec lui. Et ce poète, mon opus 31 l’a trouvé : c’est Michel Chapuis chez qui il se trouve beaucoup plus approprié que chez moi.

La seconde version Debussy a été reportée en CD, malheureusement trop tôt, c’est-à-dire à une période où l’on ne savait pas garder lors de la numérisation les informations fines des bandes analogiques, ces informations qui font toute la beauté et la vie du son. Reste qu’aujourd’hui, où les questions d’actualité technique ont perdu pour moi une grande part de leur signification, les disques de la première version sont désormais dans ma mémoire parés de la nostalgie de la fuite de ma jeunesse. Et je les ai vraiment aimés.

Les Sonates de Schubert constituent le plus vaste projet auquel s’est attaché Noël Lee. C’est que cet univers inachevé parfois permet au compositeur qu’il est d’adopter des solutions que n’aurait pas reniées l’auteur. Noël Lee avait enregistré quatre Sonates lorsque nous décidâmes de tout faire (ou refaire). La question posée est, une fois encore, celle du piano. En 1970, le Steinway était tout puissant et je n’étais pas encore converti aux instruments d’époque. Ce fut donc un Steinway qui fut utilisé et Noël Lee en tira une version à nouveau très structurée. Moins remarquée que l’intégrale Debussy, cette édition n’eut guère de chance : elle se heurta à une concurrence devenue très forte de la part de stars et n’eut pas l’heur d’être reportée en CD.

Finn Viderø et le Danemark...

J’aimais beaucoup à cette époque – cela reste vrai aujourd’hui – le Danemark et la ville de Copenhague. La vie musicale était très intense : la radio possédait un très bon orchestre symphonique dirigé par des chefs tels que Fritz Busch, Mogens Woldike, Nikolaï Malko ou Paul Kletzki. J’ai dit plus haut que les orgues étaient nombreuses et d’une remarquable qualité esthétique, il existait plusieurs chœurs de haut niveau et des formations de musique de chambre. Un peu plus tôt s’était imposé un des meilleurs chanteurs de lieder de son temps, le ténor Aksel Schiøtz, dont les récitals, notamment pendant la guerre, étaient devenus des marques d’affirmation de l’identité danoise face à l’occupant allemand et avaient fait de lui une gloire nationale passionnément aimée. Une opération du nerf optique le laissa paralysé d’un côté et, s’il chanta de temps à autre grâce à une volonté inflexible, sa carrière fut néanmoins interrompue et il se tourna vers l’enseignement aux États-Unis et au Canada. À la fin des années cinquante, je fus amené à me rendre souvent à Copenhague et même dans l’intérieur du pays. Par exemple à Vejle dans le Jutland. C’est là que Finn Viderø enregistra sur le nouvel orgue construit par le facteur Frobenius les deux volumes suivants de notre projet Buxtehude. Ce fut aussi la première fois que Peter Willemoës enregistrait en stéréo avec le nouveau matériel qu’il venait d’acquérir. Nous étions tous très fiers de ces deux disques, y compris Finn Viderø qui, contrairement à son habitude, était euphorique. Pourtant ma collaboration avec cet artiste n’alla pas plus loin. Je pus acquérir sous licence le disque Buxtehude qu’il avait réalisé pour HMV afin de compléter mon anthologie, ainsi que le délicieux programme qu’il avait enregistré sur l’orgue Compenius (1617) du château de Frederiksborg. Ces cinq disques représentent tout ce que Valois publia de la discographie de Viderø. En réalité, l’artiste glissait lentement dans la dépression et la persécution. Pourtant je l’avais fait venir à Paris pour un concert et il avait été ravi. Mais il pensait que tout le monde lui en voulait et qu’il avait des ennemis partout. En 1962, j’avais épousé Maria Vötterle, la fille de Karl Vötterle, le fondateur des éditions musicales Bärenreiter. Notre voyage de noces se déroula au Danemark et j’étais porteur d’une invitation verbale tendant à créer des liens éditoriaux entre Bärenreiter et Finn Viderø. Celui-ci nous invita au Søpavillon, un restaurant remarquable situé sur le grand lac qui baigne la ville en son centre, avec ce sens seigneurial du faste élégant que je lui avais toujours connu. Mais dès mes premiers mots, il refusa net : à quoi bon, disait-il, tous les critiques lui en voulaient. J’eus beau jeu de lui montrer les articles enthousiastes que nos disques Buxtehude avaient reçus en Allemagne, il refusait l’évidence et n’accepta aucun nouveau projet. Je le revis une fois ou deux lors de mes passages à Copenhague puis la vie sans projet, donc sans avenir, nous sépara. Par la suite j’appris qu’il avait été blessé lorsque je commençai une collaboration avec Michel Chapuis qui venait précisément au Danemark pour en utiliser les orgues. Non qu’il fut en désaccord avec les idées de Chapuis – qu’il ne connaissait pas semble-t-il – mais parce qu’une page de notre passé était tournée et qu’il se sentait trahi. Il est mort en 1987. Je pense aujourd’hui que nous aurions pu faire un beaucoup plus grand nombre d’enregistrements et que sa contribution à l’évolution du jeu de l’orgue et de la divulgation du répertoire a été fondamentale. Cependant il était écrit que le Danemark jouerait un rôle important dans ma politique éditoriale des années cinquante et soixante. Certains projets restèrent sur le papier, d’autres eurent un commencement d’exécution. Enfin je collaborai une dizaine d’années avec le Nouveau Quatuor Danois, bientôt devenu Quatuor Danois. Par ailleurs le technicien danois Peter Willemoës assura l’enregistrement de tous les disques Valois pendant plus de dix ans, au Danemark mais aussi en France, en Belgique et aux Pays-Bas, en Suède, en Allemagne, en Autriche et même à Prague. On le retrouvera souvent au fil de ces lignes. Parmi les projets sans suite, celui né de ma rencontre avec le chef d’orchestre ukrainien Nicolaï Malko. J’ai dit plus haut ma fascination pour l’orchestre. Peut-être devrais-je préciser : pour les chefs d’orchestre. Car à cette époque la qualité sonore d’un orchestre variait considérablement selon le chef. Pour avoir suivi régulièrement pendant plusieurs années les concerts de l’Orchestre de la Société des Concerts du Conservatoire, je peux témoigner que d’un chef à autre, tout était différent : la qualité de son, la justesse, la précision des ensembles et surtout la ferveur dans le déroulement du tissu musical. J’assiste donc à Copenhague à un concert dirigé par Nicolaï Malko qui avait quitté la Russie lorsqu’il avait senti la disparition de la liberté artistique et pour qui, comme pour bien d’autres artistes, Copenhague avait été la porte de l’Occident et dans certain cas le havre. Nous nous rencontrons et formons un projet (Stravinski : Les Noces & Symphonie de psaumes, rien moins que cela). J’avais espéré que les musiciens parisiens s’enflammeraient et que nous trouverions des concours financiers. Nenni : ni enthousiasme, ni finances. Le type même de rêve condamné aux oubliettes. La collaboration avec Mogens Woldike alla sensiblement plus loin. Dans une capitale aux dimensions provinciales (comme Copenhague mais aussi comme Vienne), les langues sont généralement bien pendues et acérées. Finn Viderø, par exemple, tenait Woldike pour un chef de chœur mondain parce que celui-ci accumulait postes et honneurs. Viderø reproduisait en fait le type de comportement dont il se prétendait victime. Car Woldike ne tenait pas ses fonctions seulement d’un bon usage du relationnel, c’était aussi une sommité. Son domaine d’élection était le XVIIIe siècle et tout particulièrement Haydn – il était le beau père du musicologue haydnien Jens Peter Larsen – dont il fut souvent l’interprète inspiré, surtout à une époque où le compositeur était plutôt en défaveur. Je connaissais ses disques de symphonies de Mozart et de Haydn parus à la Haydn Society et chez Decca. Plus tard il enregistra les six dernières Symphonies londoniennes chez Vanguard et cette version fut longtemps tenue pour la référence. Woldike dirigeait l’Orchestre de la Radio Danoise dans sa formation de chambre. Je me mis dans l’idée d’enregistrer les Suites pour orchestre de Bach. Et je ne sais comment mais je trouvai de quoi financer l’enregistrement du premier disque, celui comportant les deux premières Suites. Mais je n’eus jamais la possibilité de réaliser les deux autres. Dommage car le disque des deux premières fut assez bien reçu – quelquefois même très bien – en dépit d’une concurrence importante. Ces Suites doivent déclencher en moi un complexe freudien. D’abord parce que je les aime beaucoup moins que les Brandebourgeois. Ensuite parce qu’elles doivent, dans mon inconscient, être aussi liées à l’échec Kurt Redel pour Vendôme. Car l’histoire va se recommencer vers 1970. On forme le projet autour des quatre Suites avec l’Orchestre de chambre de la Radio de Sarrebrück dirigé par Antonio Janigro, on enregistre en effet les deux premières et on ne trouve jamais le financement des deux autres. Mais cette fois les deux premières ne furent pas publiées. Il faudra attendre 1990 pour je mène à bien la réalisation des quatre Suites dans la version du Concert des Nations sous la direction de Jordi Savall. Mais cette fois, pour conjurer le sort, j’avais insisté sans en donner les raisons pour commencer avec la Quatrième. Cela m’a réussi puisque cette version des Suites domine très nettement celle des Brandebourgois – œuvres que pourtant je préfère – gravée l’année suivante par le même Savall. Mes liens avec le Danemark vont s’intensifier grâce au Quatuor Danois et ensuite avec Michel Chapuis. Mais ce sera l’objet de prochains chapitres. Disons seulement qu’un beau jour l’organiste française Marie-Claire Alain est arrivée chez Erato, dans le bureau de Michel Garcin, avec mes Buxtehude sous le bras. «Voilà», lui dit-elle en substance, «le genre d’orgue sur lequel je veux désormais faire des disques et le technicien avec lequel je souhaiterais travailler». Et c’est ainsi qu’Erato m’a contacté pour connaître l’adresse de Peter Willemoës, et entreprendre avec lui une collaboration dans la durée.

Michel Bernstein

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