Dans le soulful « My Back Was a Bridge for You to Cross », la chanteuse Anohni livre sa vision politique et intime à travers des chansons écrites au cours des dix dernières années. L’Anglaise, partie très tôt aux Etats-Unis, les signe à nouveau sous son nom complet, en forme d’hommage à la militante trans Marsha P. Johnson. Discussion sans tabou sur ce cinquième disque et ses ressorts, la musique, les femmes, la société et la nature humaine.

Qu’est-ce qui guide, au plus profond, votre création ?

Anohni : La couleur. J’aime la couleur. Et les formes. Les sentiments et l’intuition aussi.

De quelle couleur est votre dernier album ?

Oh, comme un oiseau ! Un bleu enfantin, comme l’œuf d’un merle.

Diriez-vous que nous aimons la musique comme nous aimons les couleurs, instantanément et sans aucun contrôle ?

C’est drôle parce que certaines musiques vous plaisent de plus en plus à chaque fois que vous les écoutez. D’autres ont un effet narcotique immédiat. Mais il y a des chansons qu’il faut apprendre à aimer. Ne vous est-il jamais arrivé d’aimer un morceau que vous aviez rejeté au début ? Vous ne pouviez pas vraiment le comprendre. Mais après l’avoir écouté cinq fois, voilà : vous l’aimez enfin.

Comment apprendre, selon vous ?

Avant le streaming, c’était très différent, car lorsque vous achetiez un album, vous preniez une sorte d’engagement, financier en quelque sorte, vis-à-vis de lui. Donc, même si vous ne l’aimiez pas d’emblée, vous alliez l’écouter encore. Vous vouliez aussi comprendre, puis décider. Vous exploriez aussi d’autres musiques. Aujourd’hui, les gens se contentent de ce que leurs oreilles apprécient déjà. Comme du sucre. Dès qu’ils n’entendent plus ce sucre, ils coupent et passent à autre chose. Or, il est impossible de comprendre une chanson, la plupart du moins, d’un seul coup. Surtout si elle contient un poème. Ou si sa structure est un peu sophistiquée. C’est comme une œuvre d’art ou une peinture. Aujourd’hui, les gens écoutent un morceau comme ils regardent une image sur Instagram. Alors que les deux ne peuvent pas être abordés de la même façon.

Aujourd’hui, les gens se contentent de ce que leurs oreilles apprécient déjà. Comme du sucre.

Préserver l’intégrité du disque, le présenter avec son livret et sa pochette, paraît essentiel alors que le streaming est devenu incontournable.

C’était très beau et très enrichissant pour un enfant qui achetait un disque, parce que l’artwork sur la pochette était grand. Il y avait donc beaucoup de détails, beaucoup de choses subtiles que l’on apprenait sur la peinture et l’écriture. Souvent, la pochette était aussi importante que le contexte. Plutôt que de regarder un écran avec une tonne de publicités, vous regardiez une œuvre d’art qu’un artiste a créée pour vous, presque comme un talisman. C’était vraiment comme une boîte secrète, qui laissait découvrir ses détails en s’ouvrant. Bien plus de détails que ce qu’une plateforme numérique peut offrir. Tout le romantisme et le plaisir de cette expérience ont été dévalorisés pour que certains puissent gagner de l’argent dessus. Pour ça, il fallait réussir à persuader les gens que le confort de l’instantanéité était plus important que la profondeur de l’expérience elle-même. Qu’il fallait alors l’abandonner. Et ils semblent avoir réussi.

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Anohni & the Johnsons © Nomi Ruiz/Rebis Music 2023

Exister sur les réseaux sociaux est également devenu un exercice complexe pour les artistes.

Être sur les réseaux sociaux, c’est vivre à l’intérieur de McDonald’s. Qui en a envie ? Pourtant, tous les artistes, moi y compris, sont forcés d’y entrer, comme des moutons. C’est dégradant, honnêtement. Jeune, les artistes que j’admirais n’avaient pas à endurer ce genre de numéros de claquettes. Les voilà maintenant payés avec l’argent de la publicité, quand, à la fin du XXe siècle, ils l’étaient directement par le consommateur. C’était un échange beaucoup plus pur. Vous décidiez de la conversation que vous alliez avoir avec l’auditeur. Cette conversation est désormais corrompue par l’annonceur.

Sur cet album, par exemple, certaines de mes chansons parlent d’écologie. Si vous allez sur YouTube pour les voir, vous aurez dessus une publicité pour une voiture ou une compagnie pétrolière. Parce que les marques veulent que ce message écologiste soit associé à leur produit ! Or, si je veux la désactiver, je renonce à tout revenu, même minime, alors que je mets ce morceau en ligne gratuitement. Ils ne vous laissent pas le choix de la marque. C’est là qu’on peut parler de « fake news ». Une entreprise recherche un artiste, puis un intermédiaire met en relation l’entreprise et l’artiste, et empêche ce dernier d’être payé directement… Il est devenu compliqué pour l’artiste et son public d’avoir un écosystème indépendant, à eux. En live, c’est encore possible, mais à travers l’objet musical, c’est devenu très difficile.

Six ans après Hopelessness, voici My Back Was a Bridge for You to Cross, un disque arrivé de manière impromptue alors que vous ne pensiez pas enregistrer. Quand et comment est-il devenu une réalité ?

Au départ, je voulais écrire des morceaux pour d’autres chanteurs dont j’aimais la voix. Je me disais que j’allais peut-être faire un album avec eux. Puis, comme une impulsion, j’ai eu envie de travailler avec un producteur, ce que je n’avais jamais fait auparavant. J’ai demandé à mon label s’il connaissait quelqu’un de compétent au Royaume-Uni et ils m’ont orienté vers Jimmy Hogarth. Notre collaboration a été très productive. On a passé un excellent moment en studio et l’album est arrivé tout seul. Avant même de m’engager sur un disque, j’avais cette envie puissante de voir ce qui se passerait en studio. Une fois terminé, il était clair que c’était un album et que nous allions le sortir.

Est-il apparu comme par nécessité ?

Je ne sais pas, je n’y ai jamais pensé ainsi. C’était plutôt un privilège. À mes débuts, lorsque j’avais la vingtaine, j’aurais certainement décrit cela comme une nécessité, une contrainte. Les chansons de l’album ont toutes été écrites avec Jimmy, ce que je n’avais jamais fait. Dans le passé, lorsque je devais écrire, je devais le faire seule et entièrement. Du moins, c’est ce que je pensais. Entrer dans un beau studio et m’asseoir avec un auteur-compositeur professionnel comme Jimmy pour lui apporter mon univers, mes paroles et les idées que j’ai développées tout au long de ma vie, ainsi que mon approche de la mélodie, c’est une expérience profondément privilégiée. J’oublie toujours que c’est devenu une possibilité, que je peux demander, et que les portes du studio s’ouvriront. Ça a été le processus de création le plus joyeux que j’aie jamais connu. Comme un miracle. Vraiment.

Comment cela s’est passé en studio avec lui ?

J’adore Jimmy. Il a des manières merveilleuses au chevet de ses patients. C’est une très bonne sage-femme. Il est très patient, ne porte pas de jugement et est doté d’une grande sensibilité. La seule chose qui m’inquiétait lors de l’enregistrement, c’était de devoir sortir cet album. Cela me rendait nerveuse. Mais finalement, je me suis faite à l’idée. Tout s’est alors mis en place. C’était une belle alchimie.

What’s Going On de Marvin Gaye a eu une grosse influence dessus.

Notamment parce qu’avec ce disque, Marvin Gaye a créé le premier album politique cohérent. Il a abordé chaque sujet, chanson par chanson, et a créé une constellation de problèmes représentés dans dix morceaux qui incarnent une vision du monde. C’était, je pense, une manière révolutionnaire d’envisager la création d’un album. C’est une grande source d’inspiration pour moi. En 1971, il était déjà clairvoyant sur l’avenir de l’environnement, mais aussi sur tant d’autres aspects de la justice sociale aux États-Unis. Et un demi-siècle plus tard, ces chansons résonnent toujours. Je voulais honorer cet héritage particulier qui est le sien. Mon disque est un mélange de réflexions et d’explorations créatives en studio. Il contient dix ans de mes écrits. C’est en cela une sorte de vision du monde, mais qui n’est pas aussi purement organisée que What’s Going On. Le mien parle de choses personnelles et politiques, les deux à la fois parfois, mais va plus loin dans l’introspection. Et puis, musicalement, je voulais faire un disque autour de la guitare plutôt que du piano.

Vous vous donnez entièrement pour guérir les autres.

C’est un privilège que cela soit accueilli avec respect. Le prix à payer dans cette transaction, en tant qu’artiste, c’est d’être traité de manière indigne. Mais lorsque les gens sont bienveillants, patients et respectent ma dignité, je me sens honorée de pouvoir m’exprimer. Vraiment. J’ai l’impression de faire partie de la conversation, du débat. C’est un rêve d’être considérée. Les gens pourraient décider que je devrais arrêter de participer aux débats du monde, alors je fais de mon mieux, j’essaie d’être le plus utile possible. Et je veux l’être, utile. Certes, j’ai des compétences en chant et tout le reste. Mais le monde me préoccupe. Ma musique est donc imprégnée d’une grande partie de mes réflexions sur lui, la nature et l’existence, de mes intuitions. Alors, si elle a un sens pour les gens, si elle les inspire d’une manière ou d’une autre ou si elle les aide, me voilà satisfaite.

Les artistes ont-ils forcément un rôle à jouer ?

Comme tout le monde. Chacun espère être utile à la communauté. Que vous fabriquiez des chaussures, cultiviez des pommes ou que vous vendiez des vêtements… Nous voulons tous être utiles à notre communauté. Nous sommes des créatures sociales. Les artistes sont pareils. Nous avons tous la même intention de base lorsque nous entrons dans la société. Nous ne voulons pas être séparés. Au contraire, nous voulons que chacun trouve sa place et soit choyé pour ce qu’il ou elle a à offrir : perspicacité, compétences, bienveillance… Il y a tellement de valeurs différentes. Ma valeur, en tant qu’enfant trans, a toujours été d’avoir un esprit fait de couleurs, de lumières et de son. Je suis un enfant dansant et c’est dans ma nature profonde de vouloir le monde plus créatif, plus expressif et plus coloré. C’est à cela que j’ai consacré ma vie.

Si les artistes sont comme tout le monde, pourquoi est-ce qu’on met leurs voix au-dessus de celles des autres ?

Cela fait partie de la culture, je dirais. Les chansons proviennent toutes d’époques anciennes. C’est un fantasme de penser que ce sont des œuvres originales du XIXe ou du XXe siècles. Toutes ces chansons sont dans nos corps depuis le début des sons. Toutes les pensées… C’est comme un arrangement. Les gens arrangent les rêves pour le collectif, pour la communauté. Mais je ne pense pas que cela soit plus important qu’un autre travail.

Un dernier mot ?

J’aimerais que l’on imagine un monde entièrement féminin… Ce serait mon seul rêve. Un monde où tous les gouvernements deviendraient féminins pour sauver ce qui reste de la nature… C’est ce que j’espère chaque soir avant de m’endormir. Je prie pour que les femmes prennent enfin le contrôle de leurs familles et de leurs communautés et qu’elles insistent sur les valeurs féminines. Et en tant que femme transgenre, je me sens redevable de cette vision et mon travail consiste à la soutenir.

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