« Chroma », le nouvel album de la saxophoniste Emma Rawicz, est un projet unique qui repose sur une forme de synesthésie : la chromesthésie. Dans un entretien exclusif pour Qobuz, la jeune étoile montante de la scène jazz londonienne revient sur ce phénomène fusionnant couleurs et sons qu’elle ressent de façon si singulière, ainsi que sur ses idées musicales et sur sa vision du jazz.

La carrière d’Emma Rawicz est tout sauf conventionnelle. Contrairement à la plupart des musiciennes et musiciens qui travaillent leur instrument depuis l’enfance, la Londonienne était déjà adolescente quand elle a touché un saxophone pour la première fois. Mais très vite, l’instrument est devenu sa seconde voix, et elle a rattrapé son retard. Arrivée aujourd’hui au début de la vingtaine, celle qui achèvera bientôt ses études de jazz à la Royal Academy a déjà derrière elle deux albums studio et de nombreux groupes et projets différents.

Son premier disque autoproduit, Incantations, avait déjà remporté un succès d’estime sur la scène jazz britannique. Peu après, elle s’est lancée dans la composition de Chroma, qui place la barre encore plus haut. Avec un casting de première classe – Ivo Neame au piano, Conor Chaplin à la basse et à la contrebasse, Asaf Sirkis à la batterie, Ant Law à la guitare et la jeune Immy Churchill au chant –, Emma Rawicz a plongé pour ce projet dans sa propre chromesthésie, forme de synesthésie qui fusionne la perception des couleurs et des sons. Avec Chroma (« couleur » en grec ancien), elle signe ses débuts chez ACT Music, célèbre label allemand indépendant de jazz, et a largement mérité notre Qobuzissime !

Emma Rawicz
Emma Rawicz © Gregor Hohenberg

À quel âge s’est déclenchée votre passion pour la musique ?

Je me suis toujours intéressée à la musique, aussi loin que je me souvienne. Mais par rapport à d’autres, j’ai découvert le jazz et le saxophone assez tard. Petite, j’ai essayé le violon, la guitare et le piano et j’ai joué de la musique classique, du folk et du rock. Je passais un peu en revue les différents styles… Dès 12 ans par contre, j’ai su que je voulais à tout prix jouer du saxophone. Finalement, je n’ai pu le faire qu’à 16 ans, et la première fois que j’en ai tiré un son, ça a vraiment été un grand moment. J’ai eu la sensation d’avoir trouvé ce qu’il me fallait, quelque chose pour moi, quelque chose qui faisait « tilt ».

Qu’est-ce qui a conduit à ce grand moment ?

Un jour, je suis allée écouter un big band en concert. J’ai vu les saxophones, j’ai trouvé que c’était un instrument extraordinaire, un son incroyable, et j’ai voulu être au milieu de ce son, moi aussi. J’ai tanné mes parents pendant longtemps et ils ont fini par céder : « OK, on va t’acheter un saxophone… » Et j’ai eu ma première heure de cours. Je n’avais encore jamais joué de saxophone et je ne savais pas trop où mettre les doigts, mais je me rappelle très bien ce que j’ai pensé en jouant la première note : « Ouah, c’est complètement autre chose ! » Je me sentais beaucoup plus à l’aise qu’avec tout le reste, c’était plus naturel, et ça l’est encore aujourd’hui. Je joue de la flûte, de la clarinette basse et un peu de piano, et ça me plaît, mais je trouve que c’est moins naturel. J’ai moins cette impression de véritable lien que je ressens avec le saxophone.

À une époque, je voulais devenir compositrice de musique de film. J’ai commencé à regarder tout ce qui existait comme formations universitaires. Et puis, pendant un stage d’été, un excellent prof de composition m’a dit : « Je crois que tu devrais te mettre sérieusement au jazz, essayer de t’inscrire dans un conservatoire. » Ça m’a ouvert les yeux, je me suis dit : oui, il faudrait que je me mette sérieusement à quelque chose, parce que jusqu’ici, j’ai fait un peu n’importe quoi. Depuis le début, c’était « Oui alors, j’aime bien ci, j’aime bien ça, et si je jouais dans un groupe de rock, et si je jouais dans un orchestre à cordes »… À partir de ce moment, j’ai décidé de rester concentrée sur le jazz et rien d’autre.

Y a-t-il des traditions, des genres ou des artistes qui vous ont particulièrement influencée dans vos études de jazz ?

À partir du moment où je me suis mise au saxophone et où j’ai décidé que mon truc, ça allait être le jazz, j’ai senti une assez grosse pression, parce que j’avais beaucoup à rattraper. Je me suis retrouvée entourée de gens dont certains avaient déjà plus de dix ans d’instrument et de théorie musicale, et je me suis dit : « Oh là là, qu’est-ce que j’ai comme retard, je ne vais jamais arriver à leur niveau ! » De 16 à 19 ans, j’ai eu une période d’apprentissage assez intensive, entre huit et dix heures de pratique par jour. Mais je suis très contente d’être passée par là parce que, maintenant, je prends beaucoup plus de plaisir à jouer. Maintenant, ce que je fais repose sur une base, même si, bien sûr, il me reste encore beaucoup à apprendre.

Dans les différents conservatoires où j’ai étudié, j’ai eu plusieurs très bons et très bonnes profs et j’ai découvert beaucoup de choses. J’aime beaucoup les saxophonistes des années 50 et 60. Je me suis beaucoup concentrée sur Sonny Rollins, Joe Henderson et Coltrane, et je tenais vraiment à acquérir les bases. Beaucoup de musiciens de jazz considèrent la musique comme une évidence, comme une seconde langue. Pour eux, il y a plein de choses qui vont de soi : que tel morceau vient de tel disque, que c’est untel qui a joué ça… Alors que moi, j’ignorais quasiment tout. Donc j’ai dû me former en accéléré. Pour commencer, il a fallu que j’assimile tout ça. Au début, j’ai énormément travaillé le swing, j’ai appris un peu de musique brésilienne, mais je suis surtout restée dans une bulle de jazz des années 50 et 60, avec un peu de musique avant-gardiste. Je ne me sentais pas capable d’aller plus loin avant d’avoir fait de véritables progrès. Bien sûr, ce style de jazz reste très important pour moi, mais une grosse part de ma culture musicale vient aussi de la chanson ou encore du folk et du rock, puisque j’en écoute depuis toute petite.

Comment avez-vous trouvé votre place sur la scène jazz britannique ?

L’une des particularités du Royaume-Uni, et encore plus à Londres, c’est qu’en jazz, il y a de la place pour à peu près tout le monde. Londres, c’est une très grande ville, avec beaucoup d’habitants et donc plein de musiciennes et musiciens et tous les styles de musique. Si tu t’intéresses par exemple au hip-hop et à l’afrobeat et si tu cherches à les combiner avec du jazz, tu peux le faire, tu as même toutes les chances de trouver une salle qui programme ce genre de musique et un public qui se déplace pour l’écouter. Et bien sûr, si tu joues du hard bop, du jazz-fusion ou du free-jazz, c’est pareil. Londres est très étonnante pour ça. C’est une ville parfois un peu épuisante, mais ce qui est bien, c’est que presque tout le monde peut s’y faire une place et trouver un public. À Londres, il y a des musiciens de jazz qui ne se connaissent pas alors qu’ils jouent dans la même ville depuis plusieurs dizaines d’années, juste parce qu’ils ne sont pas sur les mêmes créneaux, et ça m’impressionne toujours.

Emma Rawicz
Emma Rawicz © Gregor Hohenberg

Votre nouvel album, Chroma, est consacré aux couleurs. Vous êtes vous-même sujette à la synesthésie, c’est-à-dire que deux de vos sens sont liés d’une façon particulière – dans votre cas, la musique évoque des couleurs. Quand avez-vous remarqué ce phénomène ?

Je n’ai pas clairement de première fois en tête, mais je me souviens que ça a toujours été un phénomène très frappant, et c’est sûrement ce qui explique pourquoi j’ai développé un rapport aussi fort avec la musique. La musique a toujours éveillé mon attention, y compris dans les publicités, les films, etc.. Je crois que cette association entre musique et couleurs a toujours été là, et pendant longtemps, j’ai cru que c’était pareil pour tout le monde ! (Rire.) J’ai rencontré quelques personnes, en général musiciennes, qui sont « synesthètes » comme moi, mais ça se traduit différemment chez chacune d’elles. Ça m’étonne à chaque fois. Par exemple, je discute avec quelqu’un et je dis « Pour moi, ce son, il est de telle couleur » et l’autre répond : « Pas du tout, il est de telle couleur ! » C’est vraiment cool d’avoir ce ressenti un peu bizarre, plutôt unique, un peu comme toutes les musiques en fait : chacun les perçoit à sa façon, aucune musique n’est la même pour tout le monde.

Quand avez-vous eu l’idée de composer à partir de ce phénomène, et d’y consacrer un album entier ?

Cet album, c’est l’initiative la plus consciente que j’aie prise pour relier musique et couleurs, mais je crois qu’en fait, tout est lié en permanence. Pour mon premier disque, j’ai pris beaucoup de plaisir à composer, mais j’avais aussi un peu peur de sortir des structures musicales que je connaissais. Donc je me suis efforcée de donner un sens, une logique à tout l’album. Pour Chroma, j’ai commencé par sélectionner des couleurs rares, puis je me suis mise à composer, ce qui m’a forcée à écrire des choses que je n’avais encore jamais écrites. Ça a été une super expérience ! En regardant la couleur, je laissais venir la première ligne de basse, ou un riff, le tout dans une mesure bizarre, et il fallait que j’en tire une idée, sans trop réfléchir. Il se passait des choses et je devais décider d’ajouter ou non des notes à tel ou tel endroit. Et quand j’ai joué le résultat pour la première fois, ça m’a surprise, ça paraissait nouveau, même pour moi ! Dans ces morceaux, je m’affirme beaucoup plus, c’est un disque beaucoup plus personnel que le premier.

Chroma est le premier projet qui m’a donné l’occasion de tout simplement composer, sans vraiment comprendre pourquoi j’écrivais telle ou telle chose ou si ça avait un sens.

Toutes les pistes ou presque portent le nom d’une couleur rare, nettement moins connue que les couleurs « classiques ». Aviez-vous déjà ce concept en tête quand vous avez commencé à composer ?

J’ai décidé d’utiliser volontairement la couleur comme point de départ. Donc avant de me mettre à écrire, j’ai choisi une couleur, je l’ai observée et j’ai attendu de voir ce qui se passait. C’était très agréable, parce que ça m’enlevait de la pression. Quand on cherche à écrire un morceau, on a parfois l’impression qu’il faut à tout prix y mettre certains trucs « cool ». C’est encore plus vrai aujourd’hui : il y a de plus en plus de formations en jazz et du coup, tout est défini, codifié. Bien sûr, c’est parfait pour comprendre les choses, mais ça veut aussi dire qu’on peut se sentir un peu coincé, canalisé, par tout ce qu’on a appris. Chroma est le premier projet qui m’a donné l’occasion de sortir de tout ça et de simplement composer, sans vraiment comprendre pourquoi j’écrivais telle ou telle chose ou si ça avait un sens. (Rire.)

Vous avez enregistré ce disque avec des artistes de premier plan. Comment s’est formé le groupe ?

Je venais d’enregistrer mon premier album et après avoir tant travaillé sur ces morceaux-là, j’avais envie de m’accorder une pause, donc le moment était bien choisi pour commencer quelque chose de nouveau. Six mois plus tard, j’ai eu la chance d’avoir une date au London Jazz Festival et je me suis dit que ce serait une bonne occasion de mettre sur pied un nouveau projet, avec un nouveau groupe. Je me suis demandé qui je prendrais si je pouvais fonder le groupe de mes rêves avec des musiciens britanniques. Puis j’ai envoyé un message à ces gens-là, du style « Salut, moi c’est Emma, on ne se connaît pas encore, mais je suis en train d’écrire de nouveaux morceaux, ça vous dit de jouer avec moi ? » Et surprise, ils avaient tous le temps et ils ont tous dit oui ! Quand j’y pense, c’est dingue… Je suis tellement contente que ça ait pu se faire. C’était important pour moi de me lancer dans quelque chose de neuf, de ne pas faire la connaissance de tous ces musiciens avec d’anciens morceaux. D’abord, j’ai préparé dans ma tête les morceaux tels qu’ils allaient sonner avec eux. Les six mois suivants, on a eu une trentaine de dates, on en a profité pour tester et peaufiner toutes les pièces, chaque membre du groupe avec ses idées et sa voix – ils sont tous super bons en impro. Le fait qu’on ait autant joué les morceaux avant de les enregistrer en studio a eu une grosse influence sur le son : Chroma, ça a clairement été un processus collectif. J’avais une idée en tête, mais j’ai laissé les autres y apporter ce qu’ils voulaient. C’est très important dans mon travail de composition.

Quand j’invite quelqu’un à jouer ma musique, je ne l’invite pas juste pour sa technique, juste parce que je sais qu’il ou elle maîtrise à fond son instrument. L’intéressant pour moi, c’est d’inviter une personne – avec son tempérament, les choses qu’elle aime, les choses qu’elle déteste – et de la laisser s’emparer du morceau le plus librement possible, être tout à fait elle-même quand elle joue. Je pense que c’est ça qui explique le son de l’album. On y entend six personnalités qui interagissent, parce que le jazz, c’est une musique très sociale, une musique qui dépend de qui on est, et pas seulement de notre technique instrumentale.

En plus de Chroma et de votre groupe, vous avez d’autres projets en cours, par exemple l’Emma Rawicz Jazz Orchestra.

Oui ! J’ai commencé à écrire pour big bands ou pour orchestres de jazz il y a moins d’un an, mais ça a toujours fait partie de mes objectifs, parce que j’adore les big bands. J’ai toujours adoré jouer dans un big band ou aller en écouter en concert. J’ai plein de gens qui sont des modèles pour moi et qui ont écrit pour cette formation, comme Nikki Iles, Maria Schneider, Marius Neset – leur musique est fantastique et j’avais un peu peur de me lancer, donc j’ai beaucoup repoussé à plus tard. Et puis, comme souvent en été, j’ai passé une semaine à la Summer School de Dartington. C’est à la campagne, on joue de la musique partout et j’ai laissé venir l’inspiration. C’est là que j’ai commencé à écrire quelques morceaux. Pour monter un big band, j’ai battu le rappel chez mes camarades de conservatoire, on s’est tous retrouvés entassés dans une petite pièce et le résultat m’a fait super plaisir. Je me suis dit, voilà, il ne faudrait pas que ça retombe… Quelques mois plus tard, on a joué dans deux jazz clubs, le Ronnie Scott’s puis le PizzaExpress, et on a déjà d’autres dates. C’est un projet qui me tient vraiment à cœur, j’adore jouer avec une vingtaine de musiciennes et musiciens et pouvoir écrire pour un groupe aussi incroyable, avec une énorme palette de timbres et de volumes !

Et si vous pouviez travailler avec quelqu’un d’autre, qui choisiriez-vous ?

Dans le monde du jazz, j’admire beaucoup Terri Lyne Carrington, j’aimerais beaucoup jouer avec elle. Je ne sais pas si ça arrivera un jour, mais c’est une si grande artiste ! Et en dehors du jazz, un de mes musiciens préférés est Gabriel Kahane, un auteur-compositeur-interprète qui joue de plein d’instruments et écrit de superbes morceaux, ce serait un rêve de jouer avec lui aussi. Mais pour être franche, mon grand rêve, c’est de jouer mes pièces pour big band avec certains des grands big bands de radio qui existent en Europe. C’est encore un objectif lointain pour moi, mais j’espère avoir cette chance un jour. Pour le moment, je prends plaisir à écrire juste pour moi-même !

Alors que vous n’avez pas encore fini vos études, vous composez, partez en tournée et vous avez plusieurs projets musicaux sur le feu. Comment gérez-vous tout ça ?

J’essaie de très bien m’organiser, ça aide beaucoup (rire), mais le plus important, c’est que je peux toujours compter sur des gens qui m’aident énormément. J’ai des amis très sympas et une famille qui me soutient. Même à la Royal Academy of Music, le directeur du département de jazz – qui est un super musicien – me comprend : il sait que, parfois, quand une carrière décolle, ça peut partir dans tous les sens. Quand il voit qu’il y a des opportunités qui se présentent, il me soutient beaucoup, il m’encourage à les saisir au maximum, et je sais que je peux toujours l’appeler pour lui demander conseil. Il y a un côté « travail d’équipe » : tous les gens concernés m’aident à trouver un moyen pour que tout fonctionne.