Il ne faisait rien comme les autres et c’est sans doute pour ça qu’il est devenu l’un des pianistes les plus respectés du XXe siècle. Avec ses interprétations inédites des grands classiques du classique, sa façon de jouer les coudes sous le clavier et ses excentricités, Glen Gould était un des musiciens les plus appréciés – et les plus critiqués – de son temps. Retour sur la carrière de ce pianiste d’art et d’essai.

C’est à l’âge de 3 ans que Glenn Gould a pris ses premières leçons de piano, poussé par sa mère musicienne, qui chantait les touches qu’elle lui montrait et les lui faisait chanter. Doté de l’oreille absolue, Gould garda cette habitude de fredonner pendant qu’il jouait, ce qui s’entendait sur les disques qu’il publiait. D’autres interprètes ont fait entendre leur voix (de Rudolf Serkin à Valery Gergiev) ou leur souffle (Casals, Vegh) sur disque mais Gould les bat sans doute tous : malgré les solutions inventées par les ingénieurs du son, le chant est pratiquement omniprésent. Berceuse de la mère ou souvenir de la voix perdue de l’enfance, murmure de plaisir ou de douleur ? « Je déteste ce chantonnement mais cette élaboration vocale m’est nécessaire. Je joue plus mal quand je ne chante pas », expliquait le Canadien. Et curieusement, c’est grâce à cette « élaboration vocale » continuelle allant de pair d’autres bruits parasites comme le grincement de sa chaise, que ce pianiste « vivant à longue distance de son public et de ses amis » nous est devenu si proche. (Et, ironiquement, l’interprète qui voulait disparaître anonymement derrière l’œuvre est devenu reconnaissable dès la première mesure !)

Son second professeur, Alberto Guerrero, lui aussi ex-enfant prodige, laisse le virtuose de 11 ans parfaire sa technique en encourageant sa façon de s’asseoir très bas (le père de Gould lui construira une chaise devenue célèbre), les coudes en dessous du clavier, position qui favorise la précision de l’articulation et donc la clarté des plans, le dessin de chaque ligne, l’indépendance des voix, la transparence de la texture harmonique dans les fugues ainsi que le contrôle nuancé des timbres dans la langueur des sarabandes.

Un pianiste extravagant qui brise les codes

Bien qu’imprégné de l’interprétation de Schnabel dans Beethoven, Gould a toujours déclaré que « seule Rosalyn Tureck [l’avait] influencé ». Alors que les modèles bachiens étaient Casals, Landowska ou Fischer, la pianiste américaine lui révéla, à contre-courant, que Bach pouvait être adapté au piano sans recourir à la pédale ni à « l’infâme » rubato. Dans la préface des Inventions, des haïkus qui condensent pratiquement toutes les techniques contrapuntiques, Bach précise que « ces œuvres montrent clairement la façon de jouer à deux et à trois parties, mais également, par-dessus tout, l’art d’obtenir un jeu cantabile ». Le cantabile (une façon de jouer imitant la voix) doit donc s’obtenir sans utiliser la pédale, l’indépendance des voix est poussée à l’extrême et, plus étonnant encore, la virtuosité et l’expressivité de la main droite égalent celles de la main gauche.

Des œuvres parfaites pour Gould qui bouscule tous les codes de la musique classique : il étire les œuvres habituellement jouées lentement et accélère celles qui sont généralement jouées rapidement ; parfois, il invertit les tempos communément admis. Mais rien d’illicite : les partitions ne portent aucune indication de tempo. Et son refus d’inscrire le moindre doigté sur une partition ajoute peut-être à cette sensation de liberté et de créativité.

A fascinating footage about Glenn Gould playing Bach, 1959

Pianoforte

Refusant le fondu de la pédale, le pianiste canadien privilégiait un jeu pointilliste en ayant recours au staccato – « l’articulation fondamentale du jeu du piano » – et à différents aspects de non-legato ; mais sa grande cohérence entre l’intention et la technique lui permettait d’obtenir une continuité prodigieuse en jouant sur la dynamique et la gradation des intensités et en ayant souvent recours à des moyens non pianistiques tels que le phrasé par coups d’archet ou ce presque rien qui ouvre – comme tant de romans de Modiano – certaines toccatas en mode mineur.

Gould, qui ne s’approchait du piano que quelques heures par mois et disait que l’on joue avec “son imagination et non avec ses doigts”, possédait une sûreté époustouflante dans la vitesse, l’une de ses qualités les plus manifestes. « J’ai une bien meilleure technique qu’Horowitz. » Alors que certains pianistes – comme Claudio Arrau – plongent les mains dans le clavier comme les potiers dans la glaise pour créer un extraordinaire legato d’orgue en ne faisant qu’un avec le piano, alors que Richter fait jaillir les sons en mettant en jeu une puissance volcanique, Gould, afin de favoriser la légèreté de la pulsation, n’utilise jamais le poids des épaules, des bras, des poignets ; penché sur son clavier, les lèvres frôlant les touches, il souffle sur les notes qui s’envolent, dégagées de toute gangue, et danse avec elles.

Une perspective déconcertante

Gould a donné moins de 200 concerts dans sa carrière. Il a arrêté de se produire à 31 ans. Il comparait les concerts à des corridas et s’est vite lassé de rejouer les mêmes compositions classiques pour se consacrer à leur apporter une nouvelle perspective en studio. « Le studio d’enregistrement et la sécurité matricielle qu’il offre sont très en accord avec mon mode de vie. »

Gould jouait ainsi le Premier Concerto de Brahms avec une lenteur inouïe (dirigé par Leonard Bernstein), ou L’Empereur de Beethoven (dirigé par Stokowski puis par Karel Ancerl) comme une symphonie avec piano obbligato. Il a toujours évité le répertoire fondamental des pianistes : Chopin, Schubert, Schumann, Liszt… Il fuyait aussi la couleur, ignorait Debussy. Il aimait les compositeurs qui n’écrivaient pas pour le piano (à l’exception de Beethoven qui, comme Schönberg, « ne savait pas composer pour le piano ») ; il aimait les œuvres qui privilégient le contrepoint où aucune voix ne domine, pour lesquelles il inventa une technique unique : œuvres pour le clavecin et le virginal, mélancoliques ou vertigineuses (Gibbons, Scarlatti, Bach), transcriptions de concertos, de symphonies, d’opéras (Alessandro Marcello par Bach, Beethoven par Wagner, Wagner par Gould).

Ma seule raison d’enregistrer une œuvre : offrir une interprétation différente de toutes celles qui existent.

Dans le monde feutré du classique, il surprend et provoque dans ses nombreux écrits et commentaires, quand il dit par exemple que « de toutes les interprétations des Intermezzi de Brahms, la mienne est la plus sexy ». Son interprétation est effectivement passionnée, sensuelle, violente. Et d’une tristesse infinie. Il rehausse les lignes intérieures en les convertissant en voix de contrepoint, en voix venues des lointains. Malgré le lien évident entre le Brahms mature et le jeune Berg (dont la Sonate op. 1 nous transporte elle aussi dans un lieu inconnu, au fond de la mémoire peut-être et au plus profond de nous-mêmes), Gould conçoit l’Opus 11 de Schönberg comme un prolongement des Intermezzi. Il unifie ces trois œuvres en y incorporant, non des tons crépusculaires qui recouvrent peu à peu la lumière, mais les gris et les blancs de l’aube où la lumière est une promesse.

Quant à Mozart, “mort trop vieux” selon sa boutade, c’est son interprétation aimable, sirupeuse, qu’il n’aimait pas. Pour Gould (comme pour Messiaen), Mozart était un immense rythmicien, et un compositeur polyphonique, sévère, pouvant passer de l’extase au plus profond désespoir. Le Mozart décoloré ou ascétique de Gould fait parfois penser aux arbres de Mondrian, réduits à l’essentiel après avoir perdu leurs feuilles sous les bourrasques automnales.

Les Variations Goldberg, l’alpha et l’oméga de Gould

A la fin de sa vie, Gould referme sa carrière discographique en reprenant les œuvres du début : la Sonate en ut majeur K 330 de Mozart, les Opus 108, 109, 110 de Beethoven, et les Variations Goldberg, qui se terminent par l’aria initiale. En 1956, ce sont les Goldberg, son premier disque, qui l’ont propulsé comme nouvelle vedette de la musique classique. Il les réenregistre en 1981, un an avant de mourir. Gould les décrit comme « une œuvre n’ayant ni commencement ni fin, une musique sans point culminant ni vraie résolution, une musique qui rappelle ces amants de Baudelaire mollement balancés sur l’aile du tourbillon intelligent. »

Et il les joue en mettant en évidence, plus que bien d’autres, la structure en triades : aria et deux variations, neuf groupes de trois variations (la 1re en canon, la 2e libre, la 3e de virtuosité) et une dernière triade (variation, quodlibet et reprise de l’aria). Il joue donc les Goldberg comme neuf variations d’un triptyque (nous entendons la 9e variation non seulement comme une variation de l’aria mais encore comme une variation de la 6e qui est une variation de la 3e ; la 10e étant celle de la 7e qui serait celle de la 4e etc.).

Le pianiste crée ainsi un enchevêtrement fugué de variations dans lequel chaque triade renaît à la fin de son cycle ternaire pour déboucher sur l’aria du début, à l’image de l’ouroboros, ce serpent avalant sa queue et dont le symbole est ∞, l’infini. L’aria initiale réapparaît finalement, semblable et différente, transformée par l’écoute de ces 30 variations, comme l’inconnue du Rêve familier de Verlaine, « qui n’est, chaque fois, ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre ».

Quelques différences réelles entre les deux versions : avec le temps, les tempos s’allongent et la joie disparaît dans la dernière version, plus méditative, plus gravée, à la fois plus dure et presque fragile (cassante ?). L’ornement sur la dernière note de l’aria annonce l’attaque de la première variation et, dans la reprise, maintient l’œuvre en suspens, suggérant un “éternel retour” possible. Dans son enregistrement de 1981, Gould omet ce dernier ornement : il n’y aura ni recommencement, ni note de passage vers un ailleurs.

Les citations de Glenn Gould sont issues de The Glenn Gould Reader (Lester & Orpen Dennys Publishers, Toronto), Entretiens avec Jonathan Cott (Pocket), Music Magazine (1981).

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