Imprésario, directeur artistique, producteur… les casquettes de Jacques Canetti étaient nombreuses. Retour sur la carrière prestigieuse de cet homme dans l’ombre des grands noms de la chanson française du XXe siècle, disparu en 1997.

Dans Le Banquet de Platon, Socrate affirme que le rôle du philosophe est de faire naître les âmes dans la Beauté, afin qu’elle délivre de beaux discours et de belles œuvres. Le directeur artistique et producteur musical Jacques Canetti était parfois surnommé Socrate (notamment par Georges Brassens), car c’était un expert dans cet art délicat de la maïeutique appliquée à la chanson. Il savait accoucher des talents et faire exprimer la beauté des auteurs et des interprètes. De plus, à l’image de Philippe Noiret dans Alexandre le Bienheureux d’Yves Robert (lequel fut d’ailleurs un habitué des Trois Baudets en tant que comédien), Canetti « prenait le temps de prendre son temps ». À des années-lumière des quinze minutes de célébrité warholiennes désormais de mise dans le monde contemporain occidental, Canetti mettait parfois des années à faire éclore un artiste. Un peu à l’image de Jacques Brel ou de Georges Brassens qui ont peiné à séduire à la fois le public et les professionnels.

Né en 1909, Jacques Canetti se lance tout d’abord dans des études brillantes en Allemagne, en Suisse et en Autriche. Il est polyglotte et sa culture est gigantesque. Mais en 1930, il abandonne HEC pour s’adonner à sa passion, la musique, chez Polydor. Sa vocation « d’accoucheur musical » prend forme grâce au célèbre publicitaire Marcel Bleustein-Blanchet, qui lui confie la direction artistique de la radio qu’il dirige alors, Radio Cité.

Mais c’est véritablement après la guerre, en 1947, qu’il développe son talent de dénicheur en créant les Trois Baudets, avenue de Clichy à Paris. Les artistes qu’il lance (à la scène, mais aussi à la radio, à la télévision et sur disque) sont nombreux et désormais mythiques. Prenons deux exemples emblématiques. En 1950, il fait venir Félix Leclerc du Québec, persuadé que son talent, sa beauté et sa générosité auraient leur place dans la culture hexagonale. Avec ce jeune Québécois, les Français découvrent non seulement un pays, un parfum exotique (les voyages internationaux n’étaient pas aussi démocratisés qu’aujourd’hui), mais aussi un nouveau type de chanteur : « l’auteur-compositeur-interprète ». Sans Félix Leclerc, point de Serge Gainsbourg, Guy Béart ou Jacques Brel ! C’est aussi Canetti qui s’occupe de ce dernier à ses débuts, le « sortant de son trou », comme aimait à raconter l’interprète de Ne me quitte pas. C’est avec Brel que l’on se rend compte à quel point Canetti/Socrate prenait son temps. Il a fallu cinq ans pour que l’impresario parvienne à imposer le chanteur, à force de programmations dans sa salle. Tel un sculpteur passionné, il est arrivé, minutieusement, patiemment, courageusement, à modeler la statue Brel.

En 1962, Jacques Canetti quitte Philips pour exercer à son compte, se lançant un nouveau défi : créer son propre label, en totale indépendance. Les Disques Jacques Canetti, c’est tout d’abord une charte graphique à la sobriété atypique. Chaque pochette d’album est en général divisée en trois parties : une bande supérieure sur laquelle sont mentionnés le nom du patron et celui du chanteur, et sous laquelle trône un portrait en noir et blanc plein pot de l’artiste. Enfin, tout en bas du disque se trouve une nouvelle bande destinée au titre. C’est ainsi qu’en 1963 et 1966, peu après le succès de Jules et Jim de François Truffaut (1962), la beauté mutine et naturelle de Jeanne Moreau se trouve en bonne place dans les bacs des disquaires, grâce à deux albums produits par Canetti (Jeanne Moreau et Jeanne Moreau chante Bassiak), dans lesquels elle chante, donc, Cyrus Bassiak (alias le peintre et romancier Serge Rezvani). Outre le tube J’ai la mémoire qui flanche, on trouvera des pépites dans lesquelles les thèmes les plus sombres – l’aigreur (Tu m’agaces) et la morosité (Tout morose) – se transforment en des bulles de légèreté et de tendresse, grâce au talent conjugué de ces deux artistes à la fraîcheur incomparable.

Jacques Higelin est une autre grande signature des Disques Canetti. L’album Jacques Higelin chante Higelin et Vian met bien en évidence l’une des caractéristiques essentielles de l’esprit Canetti. Pour ce dernier, la chanson est avant tout un artisanat dans lequel une voix singulière et des arrangements dépouillés servent à mettre en lumière une écriture musicale sophistiquée et des paroles flirtant avec la poésie (voire des poèmes tout court). Comme pour ses contemporains de la Nouvelle Vague, ce sont les notions d’auteur et d’anticonformisme qui priment aux yeux du producteur. C’est encore Canetti qui a encouragé de nombreux comédiens à franchir le mur du chant. Notamment Serge Reggiani et Magali Noël chantant Vian, mais aussi Judith Magre interprétant Esther Prestia.

Des albums incontournables de Brigitte Fontaine, Catherine Sauvage, Monique Morelli ou encore un live de Charles Trenet : la liste des chefs-d’œuvre produits par le label est telle qu’elle oblige à faire des impasses frustrantes. La fraîcheur, la jeunesse, l’audace, la poésie, mais aussi la force d’une personnalité hors du commun : tels pourrait être la marque de fabrique des « artistes Canetti ». Des qualificatifs s’appliquant à Canetti lui-même. Son ouverture d’esprit infinie, ainsi que sa volonté de ne pas se soumettre aux modes et aux lois du show-business ont apporté à la chanson française du XXe siècle une empreinte, un style dont on peut encore sentir les effets aujourd’hui.

Françoise Canetti : interview vidéo Qobuz

Qobuz