Qu'il me soit permis d'évoquer un souvenir personnel remontant au mitan des années 1970 lorsque j'étais le très jeune régisseur de l'Orchestre de chambre de Lausanne, dans cette ville que Radu Lupu a habitée et où il a rendu son dernier soupir. Je me souviens de ce géant tranquille, déjà barbu et hirsute, arrivant tel un gros chat sur la scène du théâtre de Beaulieu pour la répétition générale d'un concert d'abonnement dirigé par Árpád Gérecz. Avant de s'asseoir, il avait nonchalamment suspendu sa veste à la béquille du Steinway avant d'entamer le Concerto N° 2 en si b majeur de Beethoven. Après la joyeuse introduction orchestrale, il avait attaqué le début de l’œuvre avec un mélange inouï d'autorité et de beauté sonore dans un phrasé souple et chantant.
Une sonorité de rêve
Car c'est peut-être avant tout cette sonorité pleine et fluide qui faisait le toucher de Radu Lupu, quitte à apporter parfois une certaine lourdeur à ses interprétations toujours d'une expression soutenue. Il mettait cette « science infinie du toucher » (Philippe Cassard) au service d'un petit nombre de compositeurs qu'il jouait inlassablement : Mozart, Beethoven, Schubert, Schumann, Brahms, Bartók, Franck pour ses favoris, allant parfois jusqu'à Debussy, Janacek et Berg. Affable, l'homme était très discret et avait fait vœu de silence à l’égard du disque depuis le début des années 1990, préférant offrir son art à l'instant fugace du concert, encore que ses apparitions étaient devenues rares et souvent annulées sous le couvert d'une santé précaire. Radu Lupu refusait aussi que ses concerts soient publiés sans son aval, ce qui nous a privés évidemment de pures merveilles – l’exigence d'un interprète ne coïncidant pas toujours avec les oreilles de ses admirateurs. Cette sonorité de miel a cependant été captée par Decca, sa principale maison de disques, grâce à laquelle nous pouvons encore savourer l'art de ce pianiste loin des foules et des rumeurs superficielles du monde.
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