Voilà plus de soixante ans que la pianiste argentine (naturalisée suisse) Martha Argerich enchante le public par son jeu sauvage et impulsif et par une prise de risques de chaque instant. Défiant les difficultés techniques, cette artiste flamboyante a fait de chacune de ses interprétations une aventure dont nous sommes les témoins admiratifs.

C’est en 1957 que le monde musical, stupéfait, découvre Martha Argerich, 16 ans, au Concours d’exécution musicale de Genève. Attendue à l'une des épreuves en début d’après-midi, l’adolescente rebelle arrive en retard, lançant avec désinvolture aux jurés médusés : « Dans mon pays à cette heure-là, on fait la sieste ! » On imagine l’effet produit dans ce pays connu pour sa ponctualité… Son interprétation du premier mouvement du Concerto en la mineur de Schumann lors de la finale, nous touche aujourd’hui encore comme il a touché le jury, qui lui décernera un premier prix conjointement avec le pianiste français Dominique Merlet. Déjà, elle démontre sa fièvre du jeu, alliée à une technique sans faille et un toucher d’une folle imagination, notamment dans la cadence, qu’elle interprète d’une manière tout à fait personnelle et visionnaire.

Trois ans plus tard, Martha Argerich enregistre son premier disque pour Deutsche Grammophon (DG), qui lui vaudra les compliments du pianiste d'origine ukrainienne Vladimir Horowitz (1921-1989), qu’elle souhaitait rencontrer sans jamais y parvenir. Ce premier disque assoira d’un coup sa réputation mondiale. La légende est née. Elle ne quittera plus cette femme farouchement indépendante, passionnée et mystérieuse. Ses amours deviennent publiques. Trois compagnons lui donneront chacun une fille : Lyda Chen-Argerich, née à Genève de sa brève union à New York avec le chef de chœur sino-américain Chen Liang-Sheng, est une violoniste de talent ; Annie Dutoit, elle, a su se frayer son propre chemin entre une mère star internationale et un père chef d’orchestre, Charles Dutoit, courant lui aussi tout autour de la planète. Professeur, journaliste, elle est également comédienne. Quant à Stéphanie Argerich, elle est le fruit de l’union de sa mère avec le pianiste américain Stephen Kovacevich. Réalisatrice, elle tourna en 2012 Bloody Daughter, un documentaire très émouvant sur sa mère, avec laquelle elle entretient un rapport compliqué et fusionnel. On y entend des bribes de conversations intimes et quelques confessions lâchées du bout des lèvres par la pianiste, qui communique difficilement avec les mots. Elle y parle de son amour inconditionnel et inexplicable pour Schumann, de son angoisse de vieillir et de sa crainte de s’imiter soi-même. Totalement instinctive, elle avoue aussi son incapacité de parler de musique, un exercice qui « ne sert à rien ».

Inquiète et traqueuse, mécontente de sa vie et d’elle-même, sujette à la dépression, Martha Argerich joue du piano sans jamais se lasser des œuvres qu’elle travaille depuis son enfance, recommençant sans cesse son interprétation de l’intérieur, avec une liberté de ton et une extraordinaire faculté de renouvellement.

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