Ni Motown ! Ni Stax ! La soul de Philadelphie proposera une troisième voix bien à elle. Concocté par la paire Kenny Gamble et Leon Huff, ce genre précurseur du disco fait danser l’Amérique du début des années 70 en la plongeant dans la soie et le champagne.

Pour beaucoup, le label Motown serait l’entreprise noire ultime des années 60, couvrant tout le territoire américain. Faux. Car à Philadelphie, dès le milieu de cette décennie, et jusqu’en 1976, un binôme de songwriters donnera son interprétation très personnelle de la soul music et du funk. Avec le Philly Sound, Kenny Gamble et Leon Huff projetteront cette soul et ce funk dans l’ère de la consommation de masse. Pour eux, la chanson fait le rythme et non l’inverse. Une théorie apparemment en contradiction avec le funk immaculé, qui va pourtant permettre aux musiciens noirs de toucher pour la première fois un très vaste public blanc. Surtout, Gamble & Huff construisent le pont qui verra le funk basculer vers le disco.

Au milieu des années 70, le funk est LA référence de la musique noire, ses variantes sont légion : James Brown, Sly & The Family Stone, Parliament, Funkadelic, Earth, Wind & Fire, Kool & The Gang, les Ohio Players… Commercialement, le break n’est pas fait. Les sons, les rythmes et parfois même les textes sont encore empreints d’une agressivité à laquelle l’industrie du disque est réticente. Certains ont beau ressortir les vieilles chorégraphies de Tamla Motown avec plus de couleurs et de tissus, le funk, même à grande échelle, reste confiné au camp de la contestation. En clair, toutes ces nouvelles formations doivent atténuer leur agressivité et s'orienter vers plus de mélodie. Earth, Wind & Fire l’a rapidement compris. Mais grâce à Kenny Gamble et Leon Huff, le funk sort son nœud pap pour passer outre ce cordon (soi-disant) sanitaire. La situation n’est pourtant pas si simple au début des 70's. Les stations de radio noires sont de plus en plus militantes. Dans son autobiographie publiée en 1974, Clive Davis, patron de Columbia, raconte que la plupart de leurs programmateurs refusent de rencontrer les attachées de presse blanches ! La tension est telle que les plus grandes majors, CBS/Columbia en tête, sont conscientes que le marché noir ne pourra s’ouvrir à elles qu’en intégrant dans leur staff des membres de la communauté afro-américaine. Gamble & Huff n’ont pas besoin de convaincre Davis bien longtemps pour que leur entreprise, PIR (Philadelphia International Records), ne bénéficie des moyens de distribution et de promotion de Columbia. Le deal restera dans les annales : en neuf mois, Gamble & Huff écoulent 10 millions de disques grâce à Billy Paul, Harold Melvin & The Blue Notes et les O’Jays !

Kenny Gamble & Leon Huff © www.gamble-huffmusic.com

Ancien session man pour Leiber & Stoller et l’allumé Phil Spector, Leon Huff n’est pas un débutant. Il maîtrise tous les paramètres d’une chanson, de son écriture à son enregistrement. Son truc : la chanson d’amour. Baignant dans l’intégrité et la dignité, il applique les valeurs du prêche à sa pop soyeuse. Le médium est alors essentiel et Gamble & Huff s’attacheront toujours à faire chanter des voix cinq étoiles, de véritables rossignols soul : de Jerry Buttler à Dusty Springfield en passant par Billy Paul, Laura Nyro, les O’Jays ou Teddy Pendergrass, le club PIR est on ne peut plus select ! Pour l’emballage de ces organes suprêmes, seul du papier de soie peut faire l’affaire. Ce son est un funk élégant, policé, ligoté par les cordes d’une armée de violons et de cuivres grandiloquents, l’anti-Fred & Maceo de James Brown en quelque sorte. Les arrangements sont très travaillés et l’orchestre prend le dessus sur la section rythmique. Un peu de classique, un peu de jazz, un peu de blues, on déploie l’accord sur un long tapis rouge. La caisse claire joue la mélodie. Stax se promène en string et Motown en costard, alors que le Philly Sound a clairement opté pour le smoking. Un accoutrement qui aurait pu sembler en décalage avec l’époque mais Leon Huff sait insuffler à certaines de ses romances la dose nécessaire d’engagement et de conscience, comme sur Wake Up Everybody d’Harold Melvin ou Don’t Call Me Brother des O’Jays.

Les O’Jays, Harold Melvin & The Blue Notes, les Intruders, Billy Paul, les Three Degrees et les Trammps, alignent les disques d’or et prouvent à l’Amérique qu’une entreprise noire peut couvrir tout le territoire. Derrière ces voix plaquées or, des musiciens maison baptisés MFSB (pour Mothers Fathers Sisters Brothers) assurent une partition sans faille, très riche, au sommet de laquelle les cordes ne lâchent jamais prise. En 1973, l’explosion PIR coïncide avec l’avènement d’un show télévisé mémorable : Soul Train. Des groupes jouent, le public danse, la télé filme. Voyageant de ville en ville, Soul Train, présenté par Don Cornelius, répand le Philly Sound. MFSB en signe le générique, le mythique TSOP (The Sound of Philadelphia), sans conteste l’acte de naissance du disco.

Le succès est tel que les studios Sigma de Gamble & Huff accueillent la Terre entière. Là, en 1976, enfermés pendant plus de deux mois, les frères Jackson, alors en perte de vitesse, concocteront l’album du come-back, The Jacksons. Mais la machine s’emballe. Le film Saturday Night Fever de John Badham fait danser la planète à Noël 1977. Ouvert quelques mois plus tôt, un club new-yorkais, le Studio 54, devient le temple de cette vague disco. Bref, le Philly Sound fait des émules. Et même si McFadden & Whitehead jurent que Ain’t No Stoppin’ Us Now en 1979, la fête touche à sa fin pour l'écurie de Philly…

Malheureusement, ce disco nourri de soul et de funk vire rapidement à la mélasse mécanique, redondante et déshumanisée. Le tiroir-caisse tournant à plein régime, les maisons de disques produisent à tour de bras des clones de sous-Earth, Wind & Fire. Le Philly Sound, le vrai, n’est pas la BO de La Croisière s’amuse comme certains l’ont prétendu. Et Gamble & Huff ne sont pas responsables des B. Devotion de Sheila… Ce son de Philadelphie s’inscrit dans l’évolution logique de la musique populaire noire de l’après-guerre et poussera de par l’ampleur de son succès certains pionniers du funk (Earth, Wind & Fire en tête) à assouplir leur formule. Une vision en nœud papillon qui, à l’opposé, incitera une poignée d’irréductibles (Rick James, Roger Troutman et un certain Prince) à rappeler à qui veut l’entendre que le funk doit rester baaaaaaad ! Une autre histoire en quelque sorte…

Soul Train Ain't No Stopping Us Now McFadden and Whitehead

steve3